Tombée sur l'inconnue - Chapitre 3
Claude regardait Alith, fasciné qu'il était de ce qu'il venait de voir. Il l'observa longuement. La tête légèrement inclinée sur le grimoire, les mèches blondes et délicates de la jeune femme cachaient la surface claire de sa joue. Les jupons de la robe retaillée ne semblaient plus l'incommoder et cette tenue, bien qu'un peu vieillotte – même pour l'époque – lui seyait à merveille.
Au bout de plusieurs minutes, cependant, Claude fut interrompu dans sa rêverie par l'objet même de ses pensées.
— Ah en fait, ton antiquaire, je l'ai vu tout à l'heure et il m'a prise pour une envoyée du diable ou je sais pas trop quoi. Puis il a agité des trucs en parlant une langue morte...
— Heu... Attends, quoi ?
— Quoi, quoi ? Le Vieux, là. Avec les vieux objets dans la vieille boutique... Bah j'ai vu des trucs dont on aurait bien besoin mais j'ai pas pu lui parler, il m'écoutait pas...
— Mais comment il a su ?
— Ah, ça. J'sais pas. Il doit avoir une bonne vue.
— Quoi ?! Tu veux dire qu'il a un genre de pouvoir qui lui permet de voir les démons ?!
— Nan, je veux dire... C'était pas très bien éclairé mais il porte pas de lunettes donc sa vue doit être assez bonne et il a peut-être vu la couleur de mes yeux. Je dis ça parce qu'il en a parlé. J'avais oublié que c'était pas très commun pour les humains d'avoir des yeux rouges. Bref, faudra que tu y ailles par toi-même, s'il veut pas me voir dans son magasin...
— Oh, oui bien sûr mais... J'aurais peut-être quelques soucis avec lui...
— Comment ça ? À cause du grimoire que tu as pris chez lui ?
— En fait il... Il voulait pas vraiment le vendre alors j'ai peut-être un tout petit peu insisté pour qu'il me le cède...
— ... Je t'imagine mal te battre avec un vieillard alors tu veux dire que tu l'as hypnotisé ou un truc dans le genre ?
— ... Oui... Normalement il ne devrait pas se souvenir de ça mais j'étais un peu fatigué... Alors je ne sais pas trop... Et puis il a dû remarquer qu'il n'avait plus le livre... Il sait que je le voulais alors il aura peut-être fait le lien...
— Bon sang Bernard... Claude ! Je vois mal comment je peux cacher mes yeux. Puis même, il risque de me reconnaître maintenant... Ou alors, t'as pas un ami qui pourrait acheter des trucs à ta place ?
— C'est-à-dire que... C'est une petite ville où tout le monde se connaît plus ou moins mais de là à dire que j'ai ne serait-ce qu'un ami... Je suis pas vraiment très populaire, dirons-nous.
Alith tapotait son ongle contre le bois du comptoir, pensive. Admettons qu'ils parviennent à avoir suffisamment d'argent pour ce qu'ils avaient à acheter. Il leur faudrait soit trouver quelqu'un de confiance pour faire leur course, soit trouver une autre boutique. Mais ils étaient dans un coin perdu de campagne profonde. Peu importait dans quel sens elle retournait le problème, Alith ne trouvait pas de solution. Au bout de plusieurs minutes de réflexion, elle soupira.
— Bon... On règle d'abord le problème d'argent, puis on verra ensuite.
— D'accord... J'ai déjà fait quelques petits boulots, je pourrais peut-être te présenter à des gens ?...
— En rentrant, j'ai repensé à un truc. Tu as bien dit qu'ici, c'était un café avant, non ? Pourquoi pas le réhabiliter ? On pourrait faire un peu de ménage, demander une avance genre à la guilde des marchands ou je n'sais quoi qui fonctionne ici puis rouvrir l'établissement. Tu seras au comptoir et je servirai en salle. Ou un truc comme ça.
— Heu... À vrai dire, je pense pas être capable de gérer un truc pareil... Mais peut-être qu'à nous deux, on arrivera à faire quelque chose de cette salle ? Enfin, j'imagine...
— Mais ça va pas la tête ?! Tu crois vraiment que faire venir des gens ici est une bonne idée ?! Tu es complètement inconscient Claude !
La voix du maître sorcier avait si brusquement éclaté que le jeune homme n'avait pu s'empêcher de se tourner dans sa direction. Il avait même failli lui répondre avant de se souvenir qu'Alith ne pouvait ni le voir, ni l'entendre. Enfin, c'était ce qu'il croyait. En réalité, même si la petite blonde ne le voyait pas, elle avait senti sa présence. Et elle l'avait d'autant plus remarqué qu'il s'était soudainement énervé. Son aura, probablement instable à cause de sa rage, avait semblé plus oppressante et Alith avait surpris le mouvement de Claude. Elle se mordit la lèvre en se promettant de trouver ce qui venait de provoquer ça. Elle n'aimait pas ressentir cette sorte de menace qui planait comme une ombre terrifiante sur son pactant.
— Hmm... Bon, on pourrait commencer à faire un peu de ménage et de rangement et voir ce qu'on a à disposition ?
Sans attendre de réponse, Alith sortit de quoi prendre des notes et ouvrit les placards afin de lister tout ce qu'elle y trouvait. Claude monta dans sa chambre après avoir bien vu le regard insistant de son maître. Une fois seuls, Claude s'efforça de ne pas trop élever la voix.
— Je suis désolé mais son idée n'est pas si mauvaise. Nous avons besoin d'argent, d'une façon ou d'une autre, alors utiliser ce que nous avons, c'est-à-dire le café de ma mère, pour ça, je...
— Non. Définitivement, non. C'est une très mauvaise idée. Si un... Si un de ces tueurs de sorciers découvre ce que tu es, je ne donne pas cher de ta peau !
— Ils n'ont aucune raison de traîner par ici ! Et puis jusqu'ici, personne n'a remarqué que j'étais différent, pourquoi en serait-il autrement juste parce que j'ouvre un café ? C'est absurde !
— Écoute-moi bien, petit... Cette fille démon, je ne lui fais pas confiance. Elle se sert de toi ! Alors que ce devrait être l'inverse ! C'est elle qui devrait t'obéir !
— Mais je...
— Il n'y a pas de mais ! Tu n'es qu'une mauviette, incapable de donner des ordres, c'est tout... Tu n'es pas près de devenir un sorcier accompli avec ce genre de comportement !
— Ça suffit ! Laissez-moi tranquille ! Tout ira bien. Je cachera le grimoire à l'étage, personne n'y aura accès. Alith et moi nous occuperons du café en journée et le soir, elle m'aidera à apprendre des sorts et tout ! Et quand nous aurons assez économisé, on achètera de quoi faire des sortilèges plus puissants, et je deviendrai plus fort, comme on l'a prévu !
Claude sortit vivement de la pièce avant que le grand barbu n'ait le temps de répliquer. Il s'arma d'un balai et attaqua les moutons de la salle principale. Le mage invisible ne fit plus acte de présence de tout le reste de la journée.
***
Le lendemain matin, Claude s'étira longuement avant de quitter son lit. Ses articulations le faisaient souffrir comme s'il avait passé des heures à faire le ménage. Et c'était bien le cas. Il descendit péniblement l'escalier grinçant et remarqua aussitôt quelque chose d'anormal. Il prit plusieurs instants à se remémorer les moindres détails de la pièce. Il manquait quelque chose. Pourtant, les meubles étaient bien tous là. Alith. La petite démone était partie. Mais où ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? Claude se laissa tomber sur une chaise. Elle l'avait abandonné.
Au centre de la pièce, le mage en robe longue apparut. Le visage inexpressif du vieil homme annonçait un mauvais présage. Ou peut-être qu'il souriait. Difficile à dire. Claude n'avait jamais réussi à le cerner et pourtant, cela faisait des années qu'ils se côtoyaient. Le sorcier ténébreux s'approcha de son apprenti d'un pas lent puis posa ses deux mains pâles aux doigts noueux sur le comptoir.
— Je vais t'apprendre la magie. Tu deviendras plus fort. Grâce à moi. Il faut que tu récites l'incantation. La première que je t'ai apprise.
— Où est-elle ?
— Ne pense plus à cette petite idiote ! Concentre-toi sur l'incantation ! Répète-la ! Nitaë...
— Nitaë... Kaçanera... Mais ça sert à quoi ? Vous me l'avez jamais expliqué !
— Quand la blonde reviendra, tu devras la regarder droit dans les yeux et utiliser ton pouvoir grâce à cette phrase !
— Elle reviendra ? Vous savez où elle est partie ?
— J'ignore où elle se trouve mais concentre-toi ! Tu dois être prêt à la recevoir avec ça ! Il faut que tu te souviennes de ce que je t'ai appris !
— Je veux savoir ce que ça lui fera !
— Elle t'obéira. C'est tout. Comme ce qui aurait dû se passer dès le début !
— Mais...
— Il le faut ! C'est la seule solution pour qu'elle te cède ses pouvoirs et que tu deviennes plus vite plus puissant ! Ensuite, je finirai de t'instruire.
Claude était ennuyé. Il n'avait pas tellement envie de contraindre Alith. Et qu'est-ce qu'il se passerait vraiment ? Il pouvait vraiment prendre ses pouvoirs, comme ça ? Est-ce que ça ferait mal ? Est-ce que c'était vraiment une bonne idée ? Afin d'essayer de garder la tête froide, le jeune homme s'affaira à continuer à faire un peu de rangement. Malheureusement pour lui, la blondinette avait été efficace alors il revint bien vite à ses préoccupations de départ. Le maître sorcier lui présenta le grimoire. Presque à regret, l'apprenti accepta le cours de magie qui s'offrait à lui. Il finit même par se laisser convaincre qu'utiliser l'incantation était la meilleure chose à faire.
Épuisé par un énième échec de sort de flamboiement, Claude se laissa glisser le long du mur. Auprès de lui se trouvait une horloge très ancienne dont il prenait grand soin depuis toujours. Son bois finement sculpté était couleur acajou et aucune poussière n'osait s'y poser. Les ornements ressemblaient à des enchevêtrements de branches, ou plutôt de ronces, sans fleur ni feuille. Le balancier de cuivre avait l'allure chaotique d'un tambour trop souvent martelé. Et pourtant, si on ouvrait l'armoire pour passer sa main sur l'objet, on le sentirait lisse et aussi glissant que le parquet fraîchement ciré. Il y avait, au sommet de l'horloge, juste au-dessus de son cadre, un étrange symbole ressemblant vaguement à un tourbillon. Celui-ci était barré, à moins qu'il ne s'agisse d'un défaut ou d'un mauvais traitement. Quoi qu'il en soit, il n'avait pas changé depuis l'époque où le petit Claude s'était caché contre la pendule.
C'était une drôle d'histoire qui l'avait poussé à faire une chose aussi absurde que ça. Un enchaînement de circonstances et il en avait conclu que c'était la meilleure cachette qu'il puisse trouver – en vérité, non. Déjà enfant, il arrivait souvent que Sylvestre lui court après pour lui tirer les oreilles, au sens littéral. Et ce jour-là, se cacher derrière une vitre n'avait pas été très efficace pour éviter son bourreau. Enfin, en vérité, il ne s'en souvenait plus trop. Le temps efface les souvenirs, surtout quand les jours se ressemblent autant.
Quelqu'un frappa soudainement à la porte. Alith était enfin revenue. Claude se leva d'un bond – et faillit retomber aussitôt sur pieds – et alla ouvrir. Il se trouva nez à nez – ou plutôt nez à torse – avec son pire cauchemar. Le jeune homme recula d'un pas. Les ennuis étaient de retour.
— Ehheuu... Claude ? Elle est où la fille blonde ?
Qu'est-ce que Sylvestre voulait à Alith ? Ou alors il voulait s'assurer qu'elle soit absente pour s'en prendre au faible apprenti sorcier ? Claude le regardait intensément, prêt à déceler le moindre mouvement suspect de son adversaire.
— ... E-Elle est sortie. Qu'est-ce que tu veux, Sylvestre ?
— Ah, heu, je... Je voulais juste la voir et... Heu... M'excuser, voilà j'suis désolé, nabot... J'veux dire, Claude. Pis j'voulais, enfin j'ai... Heu... Voilà, c'est p-pour elle...
Le géant sortit un bouquet de fleurs des champs de son dos et le tendit à Claude qui le prit, dubitatif. La plupart des fleurs tombait mollement sur leur frêle tige et le tout avait été attaché avec un bête fil de lin usé. Les yeux rivés sur le bouquet à la triste allure, Claude remarqua à peine le départ précipité de Sylvestre.
Le jeune homme resta longuement planté devant la porte ouverte avant de sortir de ses pensées et de la fermer. Il avait du mal à assimiler ce qui venait de lui arriver. Puis il se demanda s'il était nécessaire de mettre les fleurs dans un vase, vu leur état de mort déjà bien avancé. Finalement, il se décida et leur donna de l'eau. Après tout, ce bouquet n'était pas pour lui, alors le maintenir en vie au moins le temps qu'Alith puisse le voir était sûrement la chose à faire.
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