Chapitre 3 - Dean

Je n'ai pas l'habitude de traîner dans le centre étudiant. Il y a trop de monde, trop de bruit, ça a tendance à m'angoisser. Je préfère travailler seul. Mais, aujourd'hui, je n'ai pas vraiment le choix. D'après M. Cornil, c'est ici que je peux trouver Ellen un lundi après-midi. C'est quand même triste d'être à ce point routinière que le directeur de la promo connaît ton emploi du temps hors des heures de cours... 

Je me fais la réflexion en gravissant les marches du bâtiment érigé au cœur de UCL. Sa façade vitrée reflète les rayons orangés du soleil couchant. Mettant ma main en visière, je m'engouffre dans l'air chaud, fuyant la pluie battante qui s'entête à grignoter les quelques éclats lumineux du jour, pourtant déjà trop rares.

Je n'ai jamais vu Ellen Starling et, des recherches que j'ai effectuées ce week-end, elle ne possède pas de compte sur les réseaux — ou alors pas sous son vrai nom. C'est bien ma chance ! Après avoir passé ma carte sur les capteurs des tourniquets, je m'aventure dans les locaux du centre, tentant vainement de développer une stratégie pour la trouver sans avoir à alpaguer toutes les filles du bâtiment. 

Je m'apprête à entrer dans une première salle d'étude quand la sonnerie de mon téléphone retentit, stridente et extrêmement bruyante. Plusieurs têtes se lèvent dans ma direction et j'ai droit à une insulte muette d'un étudiant posé dans les escaliers. Je mime une excuse de la main et rebrousse chemin dans le hall afin de répondre. 

— Oui ? 

— Dean Daniels ?

— C'est moi. 

— Enchanté ! Je suis Jacob Brown, le beau frère de Frank. Il m'a dit que tu cherchais à te produire de manière régulière dans un bar pour gagner un peu d'argent, c'est bien ça ? 

Je me gratte nerveusement la nuque. J'attendais cet appel avec autant d'impatience que d'appréhension. Je n'ai toujours trouvé aucune solution pour me démerder jusqu'à ce que j'obtienne un poste de tuteur, mais je n'ai pas non plus réussi à produire une musique qui en vaille la peine avec mon synthé depuis des mois, donc... 

— C'est ça. 

— J'ai regardé des vidéos des Crazy Diamonds et ce que j'ai vu m'a beaucoup plu. Tu pourrais passer cet après-midi au Court, le pub qui fait le croisement de Maple Street et Tottenham, pour que je puisse t'auditionner ? 

Mon angoisse monte d'un cran. J'étais loin de m'attendre à ce que ça aille si vite !

— Euh, cet après-midi ? Je ne sais pas si... 

— Allez, Dean. Frank a insisté pour que je t'embauche, et c'est un homme que j'apprécie énormément. Va chercher ton Korg et retrouve-moi au Court à dix-sept heures, d'accord ? 

— Très bien, soufflé-je. 

Je raccroche avec l'impression qu'un camion vient de me rouler dessus. Je n'ai dépoussiéré aucune de mes vieilles compositions durant le week-end et me suis contenté de jouer quelques reprises. Une chose est sûre : ça n'était pas fameux. Mon estomac se serre tandis que je jette un œil à ma montre : 15 h 46. Cela ne me laisse même pas le temps d'accomplir la mission que je m'étais fixée aujourd'hui...

Dans un soupir agacé, je m'écarte définitivement des escaliers pour me rediriger vers la sortie, sans avoir pu ne serait-ce que rencontrer Ellen Starling. Il faudra que je m'en occupe demain, sans faute. Je dois à tout prix terminer cette formation au plus vite et la convaincre de m'engager... Je ne sais même pas s'il est déjà arrivé, dans l'histoire de UCL, qu'un étudiant perde la célèbre bourse Prescott. Pas que je sache, mais je redoute de devenir le premier.

— Dean ? 

Je tourne la tête avant d'avoir passé les tourniquets. 

— Oui ? 

— Dean Daniels ? 

Une fille de dix-huit ans, à peine, me fixe avec intensité. Je me mords immédiatement l'intérieur de la joue : je n'aurais jamais dû m'arrêter.

— Je me disais bien que c'était toi. J'adore ton groupe ! Les Crazy Diamonds étaient extraordinaires ! Tu as continué un peu, depuis que vous vous êtes séparés ? 

Non, pas du tout. J'ai abandonné et je me suis mis à déprimer comme un con, dans mon coin. 

— Pas trop, je n'ai pas vraiment eu le temps, hélas.

— Oh non, je meurs ! C'est vraiment Dean Daniels ? 

Une autre fille s'approche, des étoiles dans les yeux. Cette fois, je commence à stresser. Cela ne m'était pas arrivé depuis quelques temps, mais c'est aussi parce que j'évitais les grands axes de rassemblements étudiants... 

— Dean Daniels ? 

Plusieurs voix résonnent encore. Mon nom devient un écho persistant qui se cogne contre les murs pour rebondir dans toutes les oreilles. Bientôt, le hall vide se remplit. Les battements de mon cœur se retrouvent noyés dans le flot de paroles qu'on m'adresse. Des compliments, des critiques, des questions auxquelles je n'ai pas les réponses. Avant, j'adorais cette facette du succès, je me sentais puissant aux côtés des autres. Aujourd'hui, alors que je ne sais pas où va ma vie, que j'ai l'impression d'avoir ruiné ma carrière musicale et que je risque même de me faire retirer ma bourse, capter toute cette attention m'effraie. 

J'ai peur qu'ils découvrent la vérité, qu'ils voient sous le masque, qu'ils comprennent qui je suis, à quel point j'ai échoué. Acculé dans un coin, je tente de répondre à tout le monde tandis que la panique augmente, m'avalant tout entier.

Je suis emporté par la marée d'étudiants. Englouti dans ce courant surpuissant déterminé à m'anéantir. Certains ne savent même pas pourquoi ils sont là mais, attirés par l'excitation ambiante, ils rejoignent la foule pour former un monstre informe auquel je ne peux échapper, un terrible léviathan qui rêve de m'achever. J'ai envie de vomir. Mes mains commencent à trembler. 

— Eh, du calme !

Le réceptionniste tente de remettre de l'ordre dans la cohue. Je le contemple avec désespoir, priant pour que quelqu'un vienne me sauver de cet enfer. 

— Tu sais, tu as toujours été mon préféré, je te trouve hyper sexy dans sa veste en cuir. 

— Moi, je n'aime pas tes chorus, ils sont mauvais par rapport à ceux des autres, c'est mieux que tu aies arrêté. 

— Il a toujours eu la grosse tête de toute façon. 

— Je te trouve vraiment trop beau. 

— C'est vrai que tu viens de Rochdale ? Ma tante y habite !

Une main se désolidarise de la foule pour m'agripper le bras, me secouant violemment. C'en est trop. Beaucoup trop. Ma respiration se coupe, ma poitrine se ferme, mon cœur s'arrête. Mon esprit fait le vide, il n'y a plus que du noir, du néant, partout dans ma tête. La situation est insoutenable. 

— Laissez-moi, murmuré-je. 

J'essaie de reculer, mais je suis collé au mur, je ne peux esquisser le moindre pas. Je suis coincé. 

Je suis coincé. 

Je suis coincé. 

Coincé. 

— Laissez-moi, répété-je. 

Je ne sais pas quoi faire. Je ne sais pas comment arrêter tout ça. Je me sens mal. 

Je me sens mal. 

Je me sens mal. 

— Dean, parfois, tu me fatigues. 

J'ouvre grand les yeux en reconnaissant cette voix. 

— Jake ? 

Alors, la lumière se fait. L'espace d'une seconde, je n'entends plus le bourdonnement incessant de la foule. Je ne suis plus enfermé. Je n'ai plus peur. Le batteur des Crazy Diamonds, et accessoirement un de mes meilleurs amis, est arrivé à se frayer un chemin jusqu'à moi malgré le ras-de-marée humain qui m'entoure.

— Lâchez-le, les amis ! Nous aussi, on vous adore, mais là, c'est du n'importe quoi ! Vous voulez qu'il s'évanouisse ou quoi ? 

Jake a ce don, exceptionnel, quasi-surnaturel de parvenir à se faire entendre jusqu'en Irlande sans avoir besoin d'hausser le ton. S'il avait chanté juste, il serait sûrement devenu la vedette des Crazy Diamonds

Sa phrase explose dans la salle, couvrant le brouahaha ambiant, l'euphorie générale, l'excitation incontrôlable. Elle plane au-dessus de nous et s'engouffre dans les oreilles de chacun.

Alors, seulement, les gens comprennent. Ils commencent à regarder autour d'eux, à découvrir l'attroupement. De son côté, le réceptionniste a appelé des agents de sécurité qui trient progressivement les étudiants, de façon à libérer l'espace. 

L'air revient. 

L'obscurité recule. 

— Comment t'as réussi à te fourrer dans une situation pareille, abruti ? 

Je cligne des yeux, reprenant lentement ma respiration. 

— J'ai rien fait, je t'assure ! Je me suis juste retourné, quand une fille... 

— Voilà, c'est déjà trop. Dean, le briseur de cœurs qui ne peut résister au moindre désir d'une fille. 

— Mais c'est pas ça ! Je... 

— Allez, viens. 

C'est alors que je m'aperçois que le hall s'est enfin vidé, la foule s'est éparpillée, ne restent plus qu'une quarantaine d'étudiants qui ne tardent pas à être redirigés vers la sortie. Je suis mon ami, me sentant soudain très bête de ne pas avoir conservé mon calme. Jake réussit toujours à se sortir de toutes les situations possibles et imaginables. Parfois, j'aimerais juste que nous puissions échanger les rôles et ne plus avoir à être moi. Nous avons presque atteint les tourniquets lorsque je percute quelqu'un de plein fouet.

— Fais attention ! 

Encore sonné de l'instant qui précède, je bredouille bêtement des excuses. 

— Ouais, c'est ça. Je suis sûre que t'en as rien à faire, réplique la fille. 

J'ai juste le temps de lever les yeux sur elle avant de me figer. 

Elle est belle. 

C'est l'unique pensée qui me traverse l'esprit. De magnifiques boucles encadrent son visage. Sa peau, métisse, met en valeur ses iris noisette. Ses yeux, en amande, révèlent un regard rieur, malgré la violence de sa réaction, et surplombent un nez droit et fin, ainsi qu'une bouche aux lèvres roses et pleines.

Ne trouvant pas mes mots, je reste muet tandis qu'elle s'éloigne en maugréant je ne sais quelle critique. Je la suis des yeux, incapable de les détacher d'elle. 

Elle est vraiment très belle. 

— Qu'est-ce qui t'arrive, en ce moment ? Ça fait une semaine que je n'ai pas de nouvelles, me gronde soudain mon ami, me ramenant à la réalité.

— Désolé, j'ai eu pas mal de problèmes, récemment, et je me suis laissé submerger... 

— J'imagine... Avant tout, cassons-nous d'ici. Quelle idée d'aller seul au centre étudiant ? C'était une mission suicide ? 

— Pour être honnête, pas loin de là.  

Nous marchons, loin du bâtiment maudit, loin des autres étudiants, loin de UCL. La pluie s'est arrêtée, mais la nuit est tombée, apportant avec elle une brise glacée qui me chatouille le cou. Je relève le col de ma veste et enfonce mon menton dedans en jurant. 

Toutefois, j'accueille le froid avec un certain plaisir, heureux de ne plus me sentir captif. Heureux de ne plus avoir à contempler les locaux intimidants de la fac. Heureux de pouvoir, l'espace de quelques secondes, repousser l'angoisse qui ne veut pas me quitter depuis plusieurs jours. 

— Maintenant, tu vas tout me raconter et on va arranger ça, Dean. 

— Je ne... 

— Je suis très sérieux. Je sais que c'est dur en ce moment, avec Laney, le boulot, le groupe, mais il est hors de question que je te regarde t'enfoncer sans rien faire. 

— Je risque de perdre ma bourse. 

J'ai lâché la nouvelle comme une bombe. 

Elle tombe entre nous et détruit sur son passage tous les mots qui devaient encore être échangés. 

Le silence nous submerge.

Jake est le seul à être au courant des galères dans lesquelles je rame depuis trois mois. C'est le seul en qui j'ai vraiment confiance. Seulement... Lui avouer combien la situation s'est empirée me fait peur. Car le formuler, c'est aussi le rendre réel. Et je déteste ça. 

Mon ami prend une minute pour digérer. Une minute interminable où je ne parviens pas à lire dans son regard, me noyant dans les veloutes grises qui parcourent ses iris. 

Puis...

— Okay. C'est la merde. Mais on va trouver une solution. T'inquiète pas, mon pote. Ça va aller. Je vais t'aider. 

Et tandis qu'il m'attrape par les épaules, sa façon à lui de me prendre dans ses bras, une drôle de chaleur m'envahit. Parce que je ne suis pas seul. Pendant les quatre derniers jours, j'ai oublié. À présent, je le sais : je ne suis pas seul. Et tant que j'aurais Jake à mes côtés, tout ira bien. 

Je le sais. 

Je l'espère. 

Je le crois. 

Tout ira bien. 

Tout doit bien aller. 

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