Chapitre 2 - Dean
— Je suis désolé, Frank, mais je ne peux pas continuer.
Mon patron me fait les gros yeux. Je décide de le planter alors que je l'ai supplié à genoux de m'engager seulement trois mois plus tôt. Et j'avoue avoir bien du mal à ne pas m'en vouloir moi-même : M. Cornil pense avoir trouvé un accord qui nous convient à tous les deux, mais durant les six prochains mois, je n'ai aucun revenu. Rien. Or, j'ai beau bénéficier d'un logement à petit prix grâce à la bourse Prescott, il n'en demeure pas moins que je vis à Londres, soit l'une des villes les plus chères du monde.
Je redoute les prochaines semaines. Je vais devoir réduire mon nombre de repas par jour et ne plus ingurgiter que des nouilles instantanées, un des seuls plats qui coûte moins d'une livre et que je peux acheter en gros dans les supermarchés chinois. Mon estomac se rétracte rien qu'à l'idée. Nous sommes déjà passés par là, avec Laney et Cathy. J'en garde un terrible souvenir. Un souvenir que j'aurais aimé ne pas avoir à remettre sur la table...
— Tu as trouvé mieux ? me demande Frank.
Je pince les lèvres.
Si seulement...
Mon silence en dit long et Frank fronce les sourcils. C'est bien ma veine : moi qui pensais que postuler pour une grande chaîne m'épargnerait les gérants paternalistes qui s'imaginent pouvoir sauver leurs jeunes employeurs des dangers de la vie, je me suis lourdement trompé ! Pour une raison qui m'échappe, mon patron a décidé de me prendre comme poulain et veut s'assurer de mon bien-être permanent. Ça a le don de m'insupporter.
Je ne suis pas un gosse.
Plus depuis longtemps.
— Je vois. Tu t'es fait choper par ta fac.
Je serre la mâchoire.
— Oui.
Frank ne dit plus rien. Il m'observe, l'air songeur. Moi, je me gratte nerveusement la paume de la main. Je n'aime pas son regard compatissant. Je n'aime pas la manière dont il triture ses papiers, comme s'il cherchait une solution. Je n'aime pas qu'il pense que j'ai besoin qu'on s'occupe de moi.
Je me sens pitoyable.
— Tu joues de la musique, non ?
La question, sortie de nulle part, me prend de court.
— Euh, ouais, pourquoi ?
— Tu en fais dans quel cadre, exactement ?
Là, je suis perdu. Frank ne peut décemment pas me faire jouer au milieu du Costa, le fast-food par excellence où les gens ne prennent même pas le temps de s'asseoir pour manger, et où ceux qui décident tout de même de se poser, le font pour profiter du wifi et bosser.
— J'étais dans un groupe pendant ma licence, on a fait pas mal de concerts dans les bars de UCL, mais le groupe s'est dissout l'an dernier.
Et j'ai perdu les quelques revenus réguliers que j'étais parvenu à cumuler, me forçant à candidater pour la bourse Prescott...
— Vous marchiez ?
Je hausse un sourcil, ne comprenant toujours pas où il veut en venir.
— Oui, plutôt, c'est en partie grâce au succès du groupe que mon dossier s'est démarqué pour la bourse.
Je dirais même que c'est la seule raison : les Crazy Diamonds ont tellement fonctionné qu'Universal a fini par nous contacter, nous faisant miroiter un contrat. La mort dans l'âme, je repense à cet instant. À Jake raccrochant, des étoiles dans les yeux. À l'espoir que cette nouvelle avait suscité. Nous y étions : le tournant de notre vie, ce moment où l'on bascule du côté du succès. On se voyait déjà en studio, pour enregistrer notre premier album. La voie était tracée, plus besoin de stresser pour une quelconque galère de thune...
Sauf que cet appel a été suivi, à quelques jours d'intervalle, d'un autre.
Terrible.
La mort est venue toquer, comme pour nous rappeler que tout ne pouvait pas être si simple. Notre guitariste et notre chanteuse ont appris le décès de leur père et ont préféré retourner auprès de leur famille, plutôt que de se lancer dans une carrière incertaine. Alors, très vite, tout s'est écroulé. Plus de contrat, plus de concert. Plus de groupe. Plus de rêve. Et je me suis retrouvé comme un con, les poches vides et privé d'avenir dans la musique.
— Très bien, mon beau-frère gère un pub sur Tottenham Court, je vais m'arranger avec lui pour qu'il t'engage comme musicien. Tu te sens de jouer plusieurs soirs par semaine pour toucher un peu d'argent ?
Ma bouche s'ouvre si grand qu'une fusée pourrait s'y engouffrer sans faire de dommage.
— Euh, je... je sais pas, j'ai jamais joué sans mon groupe...
Mais j'ai besoin de ce fric.
Vraiment.
Désespérément.
Et Frank le sait.
— Je pense que tu réussiras à t'arranger pour que ça colle, Dean. Tu n'auras pas le choix.
Je hoche lentement la tête, sans comprendre ce qui est en train de m'arriver.
Moi qui avais abandonné tout espoir de rejouer, qui avais fait mes adieux à la musique et étais prêt à revendre mon synthé pour tenir les prochains mois, me voilà contraint de m'engager auprès de mon boss, afin de revenir sur toutes ces résolutions, m'asseoir dessus et me ridiculiser dans un bar à deux rues de la fac parce que je suis trop dans la merde pour refuser un plan foireux.
Il faut croire que le destin prend un plaisir sadique à se foutre de ma gueule.
— On fait comme ça ? insiste Frank.
— Oui, je grommelle.
— Parfait, je vais lui donner ton numéro, il devrait te contacter cette semaine. Ça te permettra de ne pas louper ton année.
Je sais. J'ai compris. Pas besoin de me le rappeler.
— Merci, Frank.
Je feins un sourire reconnaissant, l'anxiété explosant dans mon ventre et y déversant un liquide brûlant et acide qui corrode tout mon système veineux, transformant mon sang en lave en fusion.
Je n'ai pas touché à mon clavier depuis des mois. Je n'ai pas un seul morceau dans mon répertoire et je vais devoir me remettre au chant, ce qui est très loin de m'enchanter. Je n'ai jamais fait autre chose que les chœurs pour les Crazy Diamonds. Chanter, ça m'angoisse. Je préfère me cacher derrière mon piano et laisser le devant de la scène à d'autres. Au moins, si je me plante, personne ne s'en rend compte !
En rentrant sous la pluie torrentielle de janvier, je pousse une floppée de jurons. J'arrive bientôt devant mon immeuble et monte les marches quatre à quatre pour me réfugier dans mon studio. Il a beau y faire froid — je n'avais déjà pas les moyens de payer le chauffage en bossant au Costa, ça ne va pas s'arranger de sitôt —, je m'y sens plus au calme. En sécurité.
Après m'être débarrassé de ma veste en cuir et de mon jean trempés, je m'effondre sur mon clic-clac, ressassant les derniers événements de la journée. J'ai perdu mon job, bousillé la confiance que M. Cornil avait placée en moi, démonté ma réputation auprès de l'administration de UCL, accepté une mission quasi-impossible et consenti à ruiner les derniers vestiges de ma carrière musicale. Il ne manquerait plus qu'un des mecs de ma sœur vienne saccager mon appart pour bien m'achever.
Pris de superstition subite, je tourne la tête vers la porte d'entrée, craignant de voir l'hypothèse se confirmer. Heureusement, elle reste résolument clause et je reste résolument seul.
Seul.
Je regarde mon vieux Motorola, dont l'écran en toile d'araignée reflète mon visage déprimé une trentaine de fois.
Est-ce que j'appelle Cathy ?
C'est la question que je me suis posée toute la journée. J'aimerais bien l'appeler. Entendre sa voix chaude et réconfortante. Tout lui avouer et la laisser gérer à ma place. Cathy trouve toujours des solutions. Sauf que c'est toujours à son détriment. Elle serait capable d'accepter de cumuler un troisième job, en plus de celui de femme de ménage et de nounou, pour me permettre de vivre sans pâtir des frasques de Laney.
Et ce serait elle, alors, la victime de ma sœur.
Et, par extension, de ma mère.
La colère m'envahit. Si vive qu'elle en fait trembler mes mains.
Non, je ne peux pas lui faire ça. Pas encore.
Je jette mon téléphone sur le matelas gondolé et mon regard se perd dans le vide. Je n'ai pas le choix. Je dois accepter l'offre de Frank. Et, surtout, je dois à tout prix contacter cette Ellen Starling pour la convaincre de m'engager. Sans ça, je suis foutu.
Ravalant ma fierté, je me penche afin d'attraper mon clavier, qui moisit entre mon lit et le mur du fond. C'est un rideau de poussière qui m'accueille, emprisonnant mes doigts comme pour les décourager d'esquisser un geste de plus. Je soupire.
— Moi non plus, ça me plaît pas, cette histoire.
Serrant les dents, je tire l'instrument hors de sa cachette et le pose sur ma couverture, dans un nuage cendré.
— Korgy, à nous deux.
J'ouvre la housse et dévoile le clavier. Il n'a pas changé. Toujours aussi blanc. Toujours aussi brillant. Une boule se forme dans ma gorge. Ce sont mes amis de Rochdale qui se sont cotisés pour me l'offrir à mes quinze ans. Reuben, Dylan, Ali, Finlay et Idris. Je me souviens de leur sourire. Je me souviens de la fierté dans leurs yeux. Je me souviens de leurs joues, rougies par l'excitation. Je me souviens de mon premier concert : celui que j'ai tenu dans le garage du père d'Idris, pour eux cinq, leurs parents, Laney et Cathy.
Ça remonte à si loin, maintenant...
Je ferme les yeux et me laisse guider par mes doigts. Ceux-ci caressent les touches, contournent les bords et appuient bientôt sur le bouton d'allumage. Les battements de mon cœur s'accélèrent. Mon souffle se coupe. Mes paupières s'ouvrent en grand pour me révéler l'écran LCD qui vient de s'illuminer. De nouveau mes mains prennent le relai, elles se posent sur les notes et commencent leur chorégraphie. La musique s'élève dans la froideur des lieux, perçant le silence bourdonnant du studio. Tout s'entremêle et se démêle dans un désordre d'accords qui, unis, construisent la mélodie.
Je vois la scène.
Je vois le public.
Je vois les projecteurs.
Je vois mon synthé.
Je vois le noir.
Mes doigts se crispent, les notes ripent, les accords dissonent.
Je m'arrête.
— Non...
La boule enfle encore dans ma gorge. Je me sens nul. Un bon à rien. Un échec perpétuel qui gâche toutes les opportunités qui se présentent à lui.
J'éteins Korgy.
Je referme la housse.
Je le cache derrière le lit.
Je ne veux plus l'entendre.
Je ne veux plus le voir.
Ma respiration est saccadée, elle gonfle ma poitrine, creuse mes poumons. Je ne me sens pas très bien. Pour me détourner de ce sentiment de vide, je cherche mon portable et me concentre sur ce qui compte : trouver Ellen Starling.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top