Chapitre 10 - Dean
Je sais qu'elle m'ignore.
Je le vois à la raideur de ses épaules.
À l'angle de son cou.
Au pincement de ses lèvres.
Elle ne m'a pas offert la moindre attention depuis le début du TD et pourtant, je ne perds pas une miette de ce qu'elle raconte. Je pensais que ce cours me servirait simplement à parvenir à mes fins, mais il est passionnant. Ellen est investie par son sujet et elle nous partage son entrain, nous l'offre au point que nous nous retrouvons nous même épris du propos comme s'il nous appartenait. J'ai beau être en études de musicologie, chaque mot qu'elle prononce m'envoûte. Je veux en savoir plus. Chaque phrase en appelle une autre et, bientôt, je me penche sérieusement sur le corpus, prêt à découvrir ces livres qui jusqu'ici ne m'ont jamais intéressé plus que ça.
Ça la met mal à l'aise. Elle n'est pas très douée pour le cacher. Je ne dois pas être le seul à l'avoir remarqué. J'ai beau me trouver juste en face d'elle, elle ne s'adresse jamais à moi et néglige volontairement mes remarques. Bizarrement, cela m'amuse. Je la trouve mignonne, avec ses jolis yeux qui furètent tout près de ma table sans jamais franchement se poser sur ma personne. Elle s'exprime avec ferveur, les bras suivant une chorégraphie improvisée qui déplacent l'air et se balancent chacun pour illustrer un peu mieux ses diverses analyses et explications.
Lorsque le module prend fin, la classe entière la dévisage avidement, comme si nous venions de terminer le pilote d'une série haletante et ne pouvions physiquement pas résister à lancer le prochain épisode. Néanmoins, Ellen nous salue poliment puis se met à ranger ses affaires en nous invitant à sortir. Je prends mon temps, faisant mine de chercher un objet inexistent dans ma sacoche pour prétexter mon retard.
Quand, enfin, la salle est vide, je me décide à la rejoindre à son bureau, un sourire charmeur plaqué sur les lèvres et une détermination inébranlable logée dans le cœur.
- Tu as aimé le cours ? demande-t-elle sans lever les yeux de ses papiers tandis que je m'approche.
- Il était exceptionnel.
Mon ton est honnête, ce qui a le mérite d'éveiller sa curiosité. Elle se redresse pour m'observer, intriguée.
- C'est gentil, merci.
Elle sait que je veux autre chose. Je sais qu'elle le sait. Et pourtant, c'est le silence qui résonne entre nous. Un silence incommensurable qui prend tout l'espace, pèse sur l'oxygène de la pièce au point de rendre sa saveur amère lorsqu'elle s'engouffre dans ma gorge.
J'attends.
J'attends le bon moment.
Pour une raison qui m'est inconnue, je sais que je ne dois surtout pas la presser, pas insister, pas tout de suite. Je sais qu'elle a besoin d'une pause, que cette bulle mutique lui fait du bien. Alors je respecte mon instinct et patiente tranquillement.
Étrangement, je n'éprouve pas de gêne.
Je n'ai pas l'impression d'être de trop. Je me sens à ma place.
Enfin, après une ou deux minutes, elle ferme son sac et quitte sa chaise afin de pleinement me faire face.
- Qu'est-ce que tu veux ?
- Une formation et un poste de tuteur.
- Je t'ai déjà répondu à ce sujet, c'est impossible.
Toujours ce ton fermé, sans appel. Et pourtant, je ne vais pas abandonner. Je ne peux pas abandonner. Je ne peux pas me le permettre. Je dois trouver un moyen de la convaincre, une entente commune, un service à double sens qui lui donnera l'opportunité de gagner quelque chose en échange de son accord. Je dois trouver ses motivations. Et pour ce faire, je dois mieux la connaître, la cerner. Je dois passer du temps avec elle.
- Ça te dit de prendre un café, juste en bas ?
Une drôle de grimace traverse le visage d'Ellen. Vive, brève, j'ai tout de même le temps de la remarquer avant qu'elle ne s'estompe.
Pas le café de la fac, apparemment.
- Non. Il faut que je travaille. De toute façon, je t'ai déjà donné ta réponse, lâche-moi maintenant.
Ignorant sa dernière pique, j'enfile ma sacoche par-dessus mon épaule et fais mine de la suivre dans les couloirs après qu'elle a verrouillé la porte de notre classe.
- Très bien. Tu vas à la bibliothèque ? On peut y aller ensemble, moi aussi j'ai du travail.
En m'entendant, elle pile.
- Hors de question.
- Pourquoi donc ?
Elle ose un regard à sa gauche puis à sa droite avant de me répondre d'une petite voix :
- Pour rien. Je veux être seule, c'est tout.
Je me penche un peu plus vers elle et chuchote :
- De qui essaie-t-on de se cacher, au juste ?
Elle sursaute et impose un pas de distance entre nous.
- De personne. Je te l'ai dit : je vais être seule.
- Très bien, soyons seuls ensemble, alors !
Elle louche sur moi, une moue dédaigneuse s'inscrivant sur son visage.
- Sais-tu ce que signifie le mot « seul » ? ou bien tes études de musique t'ont fait oublier les premières bases de notre langue ?
Je suis amplement conscient qu'elle veut m'énerver, me repousser pour que je la laisse tranquille. Sauf que je vois clair dans son jeu et pouffe en l'entendant user d'une technique aussi basse.
- Déjà, je te ferai remarquer que ce sont des études de musicologie. Ensuite, je t'assure que je suis d'une précieuse compagnie et que je peux travailler à côté de quelqu'un sans lui faire peser ma présence sur les épaules. On peut donc tout à fait être seuls ensemble. Et comme ça, je pourrai t'inviter à prendre un café à la fin de la session...
- ... et tenter une énième fois de me convaincre de te former à devenir tuteur.
- Tu as tout compris ! lancé-je avec un sourire.
Je vois dans ses yeux une lueur d'amusement frémir à la surface, hélas, elle est vite engloutie sous une vague d'agacement.
- Fais ce que tu veux, je vais me poser au centre étudiant.
Le centre étudiant.
Une nausée remonte dans mon œsophage.
- Allons-y, me forcé-je tout de même à articuler.
Je n'ai pas le choix : il me faut ce poste et si j'ai une chance de passer un peu de temps avec Ellen, je dois la saisir. Elle fronce les sourcils, l'air ennuyé, mais ne moufte pas et entame sa traversée de l'université sans mot dire. Je la suis sagement, réfléchissant aux différentes stratégies que je pourrais mettre en place pour bénéficier de son aide.
Quelles informations ai-je déjà en ma possession ?
Je sais qu'Ellen est un bourreau de travail. Je sais qu'elle a quelques petits différends avec une fille de sa promo. Je sais qu'elle a un caractère légèrement sanguin sur les bords et... C'est tout. C'est malheureusement trop peu pour m'apporter une solution à mon problème. Aussi, j'avance à son rythme, résigné à l'idée d'entrer dans ce centre de la mort. J'enfonce ma capuche sur mon crâne, espérant que cela suffira à m'éviter de répéter l'événement précédent, pour le moins désagréable.
Lorsque nous arrivons sur le parvis qui surplombe le bâtiment, je ralentis le pas. Elle, bien au contraire, accélère la cadence, le cou enfoncé dans son écharpe, signe que le froid londonien a eu raison de son manteau en laine. Je l'observe gravir les quelques marches et me fais violence pour la suivre, malgré ma réticence.
Tout va bien se passer, il te suffit de cacher ton visage dans le hall puis plus personne n'en aura rien à faire de toi.
Ma conscience ne m'aide pas. Son ton incertain encore moins.
Jiminy Cricket de pacotilles !
- Quel escargot, je vois ce que tu veux dire par être seuls ensemble, me rabroue Ellen.
Je lève la tête et comprends, étonné, qu'elle m'attend devant les tourniquets. Un immense sourire se dessine alors de façon incontrôlable sur mes lèvres et je m'élance vers elle, sans plus penser à mes mauvais souvenirs récents.
Ellen m'attend.
Aurais-je réussi à dompter la bête ? La question semble toutefois bien prématurée... Je la suis dans les escaliers et nous arrivons bientôt au deuxième étage, où elle s'active à nous trouver une table. Je vois à la façon qu'elle a de se mouvoir dans l'espace qu'elle connaît cet endroit par cœur. Elle sait où s'orienter, où chercher des places, quels coins éviter. Elle doit vraiment y passer sa vie pour être à ce point connaisseuse !
Nous trouvons donc bien vite deux sièges vides et nous y posons, elle brandissant son MacBook Pro dernier cri, et moi mon vieux PC d'une marque inconnue au bataillon et rafistolé par du gaffeur. On se croirait dans La Belle et le Clochard à ce niveau. Elle ne m'accorde cependant pas la moindre attention et ne semble rien penser de l'état de mon ordinateur. Elle se contente d'ouvrir le sien et de se perdre dans une lecture qui a l'air passionnante, tandis que j'essaie de me concentrer sur les accords perdus d'une chanson que j'avais commencé à écrire juste avant la fin du groupe.
Le temps s'écoule calmement alors que nous étudions chacun de notre côté. Je tente à quelques reprises de parler, mais Ellen me fait comprendre que cela ne sert à rien en sortant un casque de son sac pour l'enfiler, me laissant seul et bête. Aussi, je prends mon mal en patience et continue péniblement de compléter ma mélodie. Je suis en train de griffonner des paroles sans queue ni tête quand nous sommes interrompus.
- Ellen, je savais bien que j'allais te trouver là !
Je jette un œil au nouvel arrivant et découvre, surpris, que ma camarade présente une mine cadavérique. Voûtée, elle apparaît toute petite à côté de lui et son fort caractère s'est apparemment fait la malle.
- Wes... Qu'est-ce que tu fais ici ?
Un mauvais pressentiment enfle dans mes veines mais je n'ose pas m'exprimer, de peur de la mettre en rogne.
- Je voulais juste savoir si tu avais bien prévenu que je quittais le programme de tutorat.
Cette fois, je me redresse et ne cache plus mon intérêt pour cette conversation. Serait-ce là mon ticket d'entrée ?
Ellen se mordille la lèvre tout en triturant une ficelle qui pend sur la manche de son pull.
- Non, je n'ai pas encore eu le temps. Tu me l'as annoncé pas plus tard qu'il y a trois heures, ça fait court !
- Sauf que je te connais, je sais que tu crois que tu peux encore profiter de moi.
Ces mots ont autant d'effet que s'il l'avait frappée : Ellen se recroqueville, ses dents entamant maintenant avec assurance les bords de sa bouche.
- C'est faux... Je n'ai juste pas eu le temps.
Wes ricane. J'en ai des frissons de dégoût. Je ne connais pas ce mec, mais il dégage une énergie particulièrement abjecte. Ou peut-être ressens-je cela simplement parce qu'il s'adresse à Ellen avec un mépris flagrant ? Je ne sais pas.
- Mais oui, mais oui. Je suis surtout sûr que tu ne sais pas qui chercher pour me remplacer. Après tout, maintenant que tu ne m'as plus moi, personne ne se force à t'apprécier. Tu vas devoir accepter la première demande venue et tu vas perdre des points auprès des précieux universitaires que tu cherches tant à impressionner.
- Non, pas du tout, j'ai déjà plusieurs candidatures intéressantes à étudier, je...
- Menteuse.
Cette fois, c'en est trop. Le ton mielleux, le dédain dans son regard et la vulnérabilité d'Ellen ont raison de ma réserve. Je ferme bruyamment mon vieux PC et me racle la gorge pour signifier ma présence à cet abruti.
- Elle ne ment pas, je fais partie des candidats.
Wes glisse un regard dans ma direction. Ses sourcils se froncent et il fait l'aller-retour entre Ellen et moi.
- C'est vrai ça ? Et c'est qui lui ? Un pauvre mec prêt à tomber dans tes filets ? Je te préviens, mon pote, cette fille est une control freak invétérée qui aime écraser tous ses proches.
Woah, il la déteste vraiment.
- Lui, c'est Dean Daniels et il est tout à fait capable de se faire un avis tout seul, mon pote, je réponds en imitant son ton faussement amical.
Il ouvre grand les yeux et m'observe avec plus d'attention.
- Dean Daniels... des Crazy Diamonds ?
- En personne, oui.
Un silence nous rend visite l'espace de quelques secondes avant qu'il reprenne contenance.
- Et tu veux travailler avec elle ? Ellen Starling ?
Il y a tant d'aversion lorsqu'il prononce son nom que c'en est presque admirable.
- Oui, quel est le problème ?
- Tu n'as qu'à demander à tous les étudiants du master de lettres modernes, ils se feront un plaisir de t'expliquer.
Je me retiens de répliquer car un plan commence à germer dans mon esprit. Alors comme ça, Ellen s'est frottée aux mauvaises personnes et a réussi à souiller sa réputation dans UCL ? Cette information est inestimable.
- Pas besoin, passer du temps avec elle me suffit à me faire un avis. Et je pense que tout le monde devrait en faire autant, les rumeurs sont souvent créées par des petits frustrés qui n'ont rien d'autre à faire que de pourrir l'existence de ceux qu'ils envient.
Wes cligne des yeux. Ellen cligne des yeux. Puis il explose :
- Très bien, si tu veux te faire du mal, fais comme tu veux, mais je t'aurais prévenu. Pauvre type.
Puis il s'en va sans demander son reste, nous laissant Ellen et moi. Elle me contemple d'un drôle d'air avant de, doucement mais sûrement, m'offrir un sourire.
- Merci.
Comme j'aimerais pouvoir lui dire que ce n'est rien. Que ça m'est égal. Que c'est normal d'aider quelqu'un quand il se fait malmener par un idiot. Malheureusement, cela m'empêcherait de saisir l'opportunité dont j'ai tant besoin... Aussi, je repousse tout sens moral au fond de mon cœur et lui réponds par un sourire malicieux.
- Alors comme ça, il te manque quelqu'un pour un poste de tuteur et tu as besoin de redorer ton blason ?
Son visage se ferme illico presto.
- Oui, et ?
- Et je pense qu'on va aller prendre un verre, parce que j'ai accord à te proposer qui va t'intéresser.
Je ne lui laisse pas le temps de refuser, déjà, je ferme son ordinateur pour le ranger dans la pochette qu'elle a soigneusement disposée entre nous. Elle pousse un lourd soupir puis, certainement parce qu'elle se sent redevable et qu'elle veut que nous soyons quittes, abdique.
- Très bien, je te suis.
Le jeu peut enfin commencer.
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