XXIII


Il serrait de toutes ses forces. Mais lorsqu'il jeta un regard vers son bras gauche, il ne vit plus rien. Seuls quelques enchevêtrements de fils et quelques bouts de métal pendaient encore de son épaule. Il ne réalisa pas tout de suite ce qu'il venait de se passer.

Mais lorsqu'il vit à côté de lui un petit objet cylindrique, les évènements se reconstituèrent dans son esprit.

- Marshall ! Tu l'as fait !

Anvil venait d'apparaître au-dessus de lui, avant de sentir une pression contre son torse. Il venait de le prendre dans ses bras.

Là, il vit le cadrant qui affichait 00 : 00 : 00. Mais rien ne s'était passé.

Non loin de lui, son frère se tenait debout, un sourire soulagé aux lèvres.

- Si j'avais su qu'on allait se retrouver ici, dans ces conditions...

Marshall lui rendit son sourire et de sa main valide, il tapota le dos d'Anvil.

Une fois redescendus de la plateforme, Marshall remercia son exoarmure de le maintenir debout ; la douleur l'aveuglait par moment, mais il tentait de ne pas y prêter attention. Anvil et Bishop encaissèrent le choc de l'atterrissage tant bien que mal.

Une fois remis, Bishop arborait un sourire dont il n'arrivait pas à se défaire et son visage était détendu. Parmi la foule, il vit des visages désemparés, d'autres totalement hagards. Cependant, il n'y avait qu'un seul visage qui l'intéressait à cet instant. Il cherchait les Auxilium restés au sol pour célébrer leur victoire, et surtout, pour voir le visage heureux d'Uriel. Mais lorsqu'il reconnut enfin Aniel dans la foule, son visage se crispa à nouveau. Quelque chose n'allait pas.

Pris d'une soudaine panique, il s'approcha d'eux et devina plus aisément leur mine inquiète. Daniel et Aniel le regardaient, désemparés. Il n'y avait pas de trace d'Uriel.

- Où est Uriel ? parvint-il à prononcer.

Il vit Aniel ouvrir et refermer la bouche aussitôt. Puis, elle prit une grande inspiration et indiqua dans un mouvement de tête un endroit reculé, à l'ombre d'une statue représentant Vollk Ommen. Là, Bishop reconnut Pristine, la Parangon médecin, penchée au-dessus d'Uriel, inconscient.

Sa panique ne fit que s'accroitre et au pas de course, il rejoignit la femme dont la mine préoccupée ne calma pas ses angoisses.

- Que lui est-il arrivé ? cria-t-il presque.

La dénommée Pristine releva la tête et plongea son regard sombre dans celui de Bishop.

- C'est son cœur. Il doit absolument être conduit dans un centre médical.

Le sang de Bishop se glaça, et à cet instant, d'anciennes paroles d'Uriel lui revinrent en mémoire : « Mes yeux ne sont pas ma seule dégénérescence. Je suis né avec une malformation au cœur, j'ai survécu à ma naissance et aux premiers mois de ma vie par miracle. »

Bellona et ses hommes avançaient avec prudence dans le dédale de couloirs du Sénat. Arme au poing, l'ancienne Black Steam savait qu'ils touchaient enfin à leur but : trouver le bunker dans lequel Vollk Ommen s'était enfermée. Silencieusement, elle indiquait à ses hommes que la voie était libre. Ils avaient rencontré peu de résistance jusqu'à présent, sûrement à cause du chaos qui régnait tout autour et dans la ville de Muster.

Par une fenêtre, elle avait vu le cadran de la bombe arrêter sa dangereuse dégression et c'est à ce moment-là qu'elle soupira de soulagement et lança l'assaut avec ses hommes. Il n'était pas dans ses habitudes de compter sur les autres, mais elle dut bien s'avouer vaincue cette fois-ci.

Et alors que l'étau se resserrait, un souterrain retint leur attention. Il n'était indiqué sur aucune des cartes qu'ils avaient réussi à se procurer. Il faisait plusieurs mètres de longueur et au bout, une trappe les assura qu'ils étaient près du but.

Bellona savait que les explosifs ne leur seraient d'aucune utilité contre le blindage du bunker. Aussi, elle avait pris soin de couper le courant et les systèmes de communication avant de se lancer à la poursuite de Vollk Ommen. Ses hommes, d'anciens mécaniciens, n'eurent aucun mal à ouvrir la lourde trappe pourtant sécurisée.

A l'intérieure, Vollk Ommen devait s'y trouver, aveugle et paniquée. Bellona serra son arme et s'avança en tête de file pour en finir au plus vite.

Lorsqu'il ouvrit les yeux, c'est d'abord la lumière vive et blanche qui le fit cligner des paupières. Puis, il se souvint de la douleur et se rendit compte qu'elle avait presque disparu. Il aurait voulu bouger, mais son corps était las et rechignait à répondre. Une lourde fatigue l'engourdissait et paralysait sa bouche. Il parvint tout de même à murmurer « où suis-je ? ». Et contre toute attente, une voix lui répondit « chez nous. » Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour se souvenir qu'il n'avait pas de « chez lui », qu'il n'en avait jamais vraiment eu. Ce genre d'endroit était un luxe dont il n'avait jamais eu droit.

Quand il tenta de bouger pour se redresser, il entendit une autre voix le mettre en garde : « tu es encore faible, tu devrais éviter de bouger. » L'envie de se rendormir était grande, mais il avait peur de ne plus jamais se réveiller. C'est ce qu'il avait cru lorsque la douleur au cœur l'avait terrassé.

Bishop avait veillé sur Uriel toute la nuit. Et lorsqu'enfin ses yeux s'étaient ouverts, il avait senti ses jambes défaillir. Après quelques heures, il avait l'air d'aller beaucoup mieux. Ses constantes étaient stables et il ne peinait plus à garder ses yeux ouverts.

- Tu nous as tous sauvé Bishop, murmura Uriel avec une voix enrouée.

- Je n'étais pas seul.

- Oui, il y avait ton frère... Il est ici ? Tu as pu lui parler à nouveau ?

- Oui, il est ici, assura Bishop. Nous n'avons pas encore eu l'occasion de beaucoup parler, je suis resté à ton chevet pendant tout ce temps.

- Combien de temps ?

- Trois jours.

Uriel soupira. Sa mine s'était assombrie.

- Ce cœur que j'ai... Il finira par me tuer.

- Comme à nous tous, répondit Bishop avec un léger sourire. Ne te soucie pas de ça, Pristine nous a assuré que tu allais beaucoup mieux. Ce que tu as est irréversible à moins de subir une transplantation, mais... Les systèmes médicaux de Muster ont subi quelques chamboulements avec les récents évènements.

- Que s'est-il passé ensuite ? demanda Uriel.

- La ville de Muster est devenue comme folle. Les Parangons ne semblaient pas savoir comment réagir. Et pour ce qui est de Vollk Ommen, Bellona finit par la trouver et l'a tuée de ses mains. Elle a ensuite montré les images du cadavre pour prouver qu'elle n'était pas immortelle, selon des croyances qui régnaient chez les Parangons. Mais je ne sais pas ce que la ville est devenue. Je ne sais pas ce que le monde est devenu. Marshall est parti en mission de reconnaissance, et il est revenu depuis, mais je n'ai pas encore pu lui parler. Je sais seulement que nous sommes en sécurité ici.

- Et où sommes-nous ? demanda à nouveau Uriel.

- Je te l'ai déjà dit. Nous sommes chez nous, au Quartier Général des Auxilium.

Uriel haussa d'abord les sourcils, surpris, puis les fronça.

- Un tel endroit n'existe pas. Les Auxilium sont nomades.

- Alors peut-être qu'il serait temps de le créer ?

Bishop lui sourit avec tendresse. Uriel ne répondit rien, il semblait réfléchir, ou peut-être était-il trop surpris. Lentement pour ne pas le blesser, Bishop se pencha et déposa un baiser sur le front d'Uriel.

Quelques heures plus tard, alors qu'Uriel venait de s'endormir, Bishop sortit de la chambre. Ils étaient dans un ancien village abandonné, reconverti en base par les Rebelles. Bellona leur avait assuré qu'ils pouvaient occuper les lieux sans crainte.

Bishop trouva Marshall accoudé à la balustrade d'une terrasse. Le vent de la nuit était frais, presque respirable.

- Alors quelles nouvelles de Zeaur ? demanda Bishop.

Marshall se tourna vers lui et se raidit légèrement. Il n'était sûrement pas encore à l'aise à l'idée de se retrouver seul avec son frère.

- La junte militaire est toujours au pouvoir, mais les milices n'ont pas cessé de s'en prendre aux caporales. Deux ont même été tués durant des assauts rebelles. Je pense que les Black Steam veulent que les choses changent, à leur manière. L'armée a été affaiblie par cette bombe, tout le monde a dû voir qu'elle n'était pas invincible.

Bishop acquiesça. Se retrouver aux portes de la mort a certainement bouleversé beaucoup d'esprits, y compris le sien.

- Et toi, qu'est-ce que tu comptes faire à présent ? questionna Bishop.

Marshall ne répondit pas tout de suite. Son malaise était de plus en plus apparent.

- Je... je ne sais pas. A vrai dire, j'ai essayé de me rendre utile ces derniers jours pour ne pas avoir à y penser.

- Je comprends, être tout à coup maître de ses propres volontés doit être assez déstabilisant.

Marshall baissa les yeux. Il ne semblait pas trouver de réponse à cela.

- Tu sais, dit Bishop après de longues secondes, tu peux rester ici si tu en as envie. Ton mécanicien aussi.

L'ancien soldat releva la tête presque immédiatement, surpris par de telles paroles.

- Les terres sont arables, poursuivit Bishop, et l'endroit est stratégiquement bien placé, c'est pourquoi les Rebelles s'y sont implantés. Ils ont également restauré assez de maisons pour laisser une place suffisante à tout le monde. Qu'est-ce que tu en dis ?

- Mais au nom de quoi et de qui ? demanda Marshall. Nous deviendrons des Rebelles ? Des Auxilium ?

- Au nom de ce qui te chante, répondit Bishop en riant légèrement. Nous n'avons pas besoin de ces clans ou de ces factions pour nous définir. Contentons-nous de construire un endroit dans lequel nous pourrons nous sentir bien et en sécurité.

Une fois de plus, Marshall se retrouva sans voix. Il se contentait de fixer son frère comme pour être sûr qu'il disait vrai.

- Marshall... reprit Bishop pour briser le silence. Tu sais, je ne peux pas vraiment dire que tu m'as manqué. A vrai dire, j'ai l'impression de ne même pas te connaître. Je ne sais pas qui tu es. Je ne l'ai jamais su. Je n'ai pas souvenir d'avoir un jour eu une discussion aussi longue avec toi. Tout ce que je sais, c'est que je suis heureux d'avoir pu te retrouver. J'ai l'impression de pouvoir enfin rattraper ce qui m'a été volé.

Les yeux de Marshall s'écarquillèrent un peu plus, puis, d'un geste lent et peu assuré, il accepta la poignée de main que lui tendait Bishop. A ce moment-là, un sourire apparut sur ses lèvres et il ne chercha pas à le dissimuler.

Plus tard dans la nuit, Marshall retrouva enfin le logis qui lui avait été confié. Il avait été surpris par le confort des lieux, lui qui avait été habitué à vivre dans une unique pièce. Là, au centre de la pièce principale, il retrouva Anvil qui s'occupait déjà de son exoarmure. Il s'avança vers lui et le contempla longuement s'affairer à améliorer sa cuirasse.

- Ces quelques modifications devraient te plaire, dit-il sans même se tourner vers Marshall. Les Rebelles ont laissé derrière eux pas mal d'armes très intéressantes. Et j'ai trouvé de quoi réparer ton bras.

- Et qui allons-nous combattre ? demanda Marshall.

Cette fois-ci, ces paroles eurent pour effet de stopper net les gestes du mécanicien qui se tourna enfin vers lui.

- Marshall... Je suis mécanicien. C'est tout ce que je sais faire, alors je continue de le faire.

- J'ai l'impression de m'entendre.

Marshall sourit faiblement et réduit un peu plus la distance qui le séparait d'Anvil.

- A quoi est-ce que tu as pensé lorsque nous étions là-haut avec la bombe ? demanda soudainement Marshall.

Surpris par la question, Anvil plongea son regard dans le sien avant de sourire à son tour.

- « Je n'aurais peut-être plus jamais l'occasion de revoir le joli petit cul de Marshall », voilà ce que j'ai pensé.

Le sourire de Marshall s'étira un peu plus et gêné, il détourna le regard.

- 9152 jours, dit Marshall à voix basse.

- Quoi ?

- C'est ce que je me suis dit lorsque nous étions là-haut. J'ai passé 9152 jours à ne pas avoir l'impression de vivre. Pourtant, quelques heures ont suffi à me faire sentir en vie.

Marshall n'osa pas relever son regard vers Anvil. Exprimer ses pensées à voix haute n'était pas dans ses habitudes et il trouvait l'exercice plus difficile que prévu. Et c'est ainsi que tête baissée, il ne vit pas Anvil se lever pour venir l'embrasser. Lorsque ses lèvres frôlèrent les siennes, il répondit au baiser sans même s'en rendre compte.

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