XXII
La foule aux portes de la ville continuait de s'éparpiller dans une vague de chaos. Il y avait ceux qui voulaient fuir, ceux qui les poursuivaient, ceux qui tentaient désespérément de faire entendre leurs ordres, et enfin ceux qui, comme Marshall, étaient totalement désorientés.
En observant les visages fugaces des gens qui couraient dans une confusion totale, Marshall se rendit compte qu'ils n'étaient pas tous des Black Steam. Certains Parangons, reconnaissables à la pureté de leur grain de peau et à leur tunique composée de drapés d'une blancheur immaculée, tentaient eux aussi de fuir leur capitale.
Marshall venait de voir la projection sur les écrans de la muraille. Elle passait à présent en boucle. Une femme qui semblait irréelle, Vollk Ommen, s'adressait à eux dans une voix claire et ferme. Puis, il avait vu la bombe transportée par une haute tour de verre dont les pieds étaient des colonnes en forme de spirales. La structure mobile s'était avancée jusqu'à ce qu'elle soit visible de tous, en dehors ou dans l'enceinte de la muraille.
Soudain, Agro et Vidar, les deux soldats dans l'escadron de Marshall surgirent à ses côtés. Marshall se tourna vers eux et chercha quelques instants Anvil du regard sans le trouver.
- Il faut absolument stopper cette bombe ! cria Vidar.
- Regardez ! Des assauts ont été lancés !
Marshall regarda alors dans la direction pointée par Agro. Quelques escadrons de soldats en exoarmures tentaient de se hisser jusqu'au sommet de la structure, mais c'était peine perdue. Aucune de leur exoarmure ne pouvait sauter aussi haut et leurs échelles n'étaient pas aussi longues.
Soudain, un vrombissement de moteur se fit entendre très proche d'eux. Puis, un véhicule transporteur freina sèchement dans un grincement juste devant Marshall.
Là, assis sur le siège du conducteur, se tenait Anvil.
- Marshall ! Dépêche-toi de monter ! Ton exoarmure est dans la remorque.
- Les exoarmures ne nous sont d'aucun secours, répondit Marshall. Vollk Ommen avait tout prévu.
Là, un sourire carnassier apparut sur les lèvres d'Anvil et Marshall eut l'impression de revoir le mécanicien des premiers jours de leur rencontre.
- Elle n'avait pas prévu que j'en concevrai une comme celle-là. Vollk Ommen ne connait que nos modèles communs. Je te l'ai déjà dit, Marshall, mais il s'agit là d'un vrai bijou de technologie. Ton exoarmure est capable de sauter à plus de vingt mètres avec de l'élan.
Marshall réalisa alors. Il était sans doute le seul capable d'atteindre le haut de la plateforme.
Il rendit le sourire à Anvil et sans plus attendre, grimpa dans le véhicule. Au sol, Agro et Vidar les couvraient toujours.
Anvil fit accélérer brusquement le camion transporteur qui dévala la pente qui menait au pied de la muraille, manquant d'écraser ceux qui fuyaient au passage.
- Anvil, il y a tout de même un problème, souleva Marshall. Je n'ai aucune foutue idée de comment désamorcer une bombe.
Une grimace apparut sur les lèvres d'Anvil. Il semblait contrarié, mais il avait pensé à cela.
- Tu pourras me hisser avec toi au sommet. Je n'ai pas de grandes connaissances en bombes, mais... avons-nous vraiment le choix ? Si seulement nous avions un ingénieur, il saurait, lui...
Soudain, l'image de son frère apparut devant les yeux de Marshall. Il était sûr de l'avoir vu se diriger vers les murailles. Il devait sans doute toujours y être.
- Bishop...
- Quoi ?
- Bishop, mon frère, répondit brusquement Marshall, c'est un ingénieur.
- Tu es sûr qu'il nous aidera ? demanda Anvil, sceptique.
Marshall repensa au visage de son frère. Il le vit tout d'abord plus jeune, lorsqu'il s'apprêtait à partir pour l'école d'ingénierie. Ce jour-là, il n'y eut pas de promesses, pas d'encouragements, pas d'au revoir. Il n'y en avait jamais eu. Puis, il le revit la veille du carnage de Lautern. Là, encore, Marshall aurait sans doute dût le mettre en garde, le conseiller peut-être.
Bishop était son ainé de deux ans seulement. Et Marshall avait toujours eu un silencieux et discret respect pour lui. Quelque part, il regrettait sans doute ne pas avoir pu parler davantage avec lui.
- J'en suis sûr, répondit Marshall.
Le camion roulait toujours à toute allure vers la muraille. Anvil roulait sans trop savoir où aller. Et lorsqu'ils s'approchèrent des grandes portes de la cité, un amas de gravats retint l'attention du mécanicien. Anvil tira un coup sec sur le volant et se dirigea vers les débris au sol. Une fois que le camion fut assez près, ils remarquèrent une brèche dans le mur.
- Ton frère est sans doute entré par là.
Marshall regardait tout autour d'eux. D'autres véhicules de l'armée se trouvaient également sur les lieux.
- Et il n'est pas le seul.
Sans plus attendre, il sortit du camion, très vite imité par Anvil. Là, il se dirigea vers la remorque et le bras mécanique vint déposer son exoarmure juste devant lui avec précision. Elle était réparée, et à nouveau propre, comme si elle n'avait connu aucune guerre.
Marshall se mit de dos à la cuirasse et sentit très vite le métal épouser son corps au centimètre près. Dans un crissement de machinerie, l'exoarmure se referma sur lui et vint couvrir ses yeux d'un masque teinté.
Ainsi armé, il pénétra dans la ville de Muster sur une avenue qui semblait déserte. Là, il repéra très vite des hommes armés de rets qui tentaient de les prendre au piège. Mais eux-mêmes se doutaient qu'arrêter une exoarmure était peine perdue, et lorsque la première détonation retentit, les survivants prirent immédiatement la fuite.
- Comment se repérer dans cette ville ? demanda Marshall.
- Il suffit de suivre les cris...
Marshall n'y avait pas fait attention tout de suite, mais des cris s'élevaient plus profondément dans la ville. Certains ressemblaient à des chants, d'autres à de la panique. Il accéléra immédiatement le pas, suivi par Anvil qui avait du mal à suite le rythme de l'exoarmure.
Puis, ils virent la foule. Certains semblaient fous, d'autres étonnamment paisibles. Les chants étaient désormais plus clairs et Marshall comprit qu'il s'agissait de louanges adressées à Vollk Ommen. Mais il y avait également des gens qui pleuraient, d'autres qui semblaient paralysés et qui fixaient la bombe avec des yeux hagards.
Et au milieu de toute cette cohue, Marshall reconnut une voix au loin.
- Je vous dis que c'est de la pure folie ! Si vous tirez sur le socle et qu'il s'effondre, qui sait ce qui adviendra de cette bombe ! Elle semble très instable !
- Et qu'en savez-vous ? répliqua une voix sèche.
- Je suis ingénieur ! J'ai déjà fabriqué des bombes de plus petite ampleur !
Marshall se figea une nouvelle fois. Lorsque la foule se dissipa devant lui, il vit un groupement de Black Steam et au milieu d'eux, Bishop semblait fou de rage.
Lorsqu'il reprit enfin ses esprits, Marshall avança de quelques pas. Les bruits du mécanisme de son exoarmure attirèrent l'attention de Bishop, mais au travers de son masque, il ne le reconnut pas.
Puis, lorsqu'il fut assez près de lui, Marshall retira la visière qui recouvrait son visage.
- Bishop...
Là, leurs regards se croisèrent enfin. Bishop se tourna vers lui et immédiatement, toute colère disparut de son visage. A la place, une expression de stupeur écarquillait ses yeux.
Il fit un pas en avant vers Marshall sans perdre son air surpris. Bishop avait toujours été un peu plus petit que lui, mais l'exoarmure accentuait la différence de taille.
- Je suppose que tu es là pour me dire de me tenir à l'écart et laisser faire l'armée, finit enfin par dire Bishop.
Il s'était un peu repris, il se tenait à présent droit et regardait fermement Marshall dans les yeux.
- Je n'agis plus pour le compte de l'armée.
A côté de Bishop, l'un des capitaines Black Steam avec qui il s'entretenait avec véhémence avant que Marshall n'arrive leva un sourcil d'un air acerbe, mais ne dit rien avant de s'éloigner avec ses hommes.
Bishop quant à lui, paraissait beaucoup plus étonné par ce qu'il venait d'entendre. Il fit un pas de plus vers Marshall. Il se tenait à présent à quelques centimètres de lui.
- Vraiment ? demanda Bishop.
- Bishop, je... je crois que nous avons des choses à nous dire. Je...
Mais Marshall s'interrompit. A sa droite, un raclement de gorge bruyant venait d'attirer son attention.
- Je ne voudrais pas venir troubler cet émouvant instant de retrouvailles, prévint Anvil, mais nous avons une bombe à désamorcer.
Tous se tournèrent vers lui, puis à nouveau vers les deux frères. Bishop plongea son regard dans celui de Marshall puis, d'un léger, mais franc signe de tête, ils acquiescèrent.
- Mais comment ? s'inquiéta Aniel. Nous avons vu vos armures tenter d'accéder à la plateforme, en vain.
Marshall jeta un bref regard vers le mécanicien.
- Celle-ci est un peu particulière.
- Très bien, il faut que tu m'amènes là-haut Marshall, affirma Bishop. Je sais comment désactiver cette bombe.
Marshall acquiesça et s'approcha pour que Bishop s'accroche à lui. L'exoarmure était épaisse et large, le plus vieux n'eut aucun mal à se tenir fermement à son frère.
Marshall commença alors à reculer pour prendre l'élan nécessaire pour réaliser un tel saut. Et quelques mètres après, lorsqu'il était sur le point de commencer sa course, il entendit quelqu'un crier.
- Attends ! Marshall, attends ! Amène-moi aussi avec toi.
Il vit Anvil s'avancer vers lui, l'air grave.
- C'est dangereux un tel saut avec deux...
- Une bombe sur le point d'exploser l'est bien plus encore ! argua Anvil. Marshall... Je peux vous être utile là-haut, j'ai moi-même déjà fabriqué plusieurs bombes. Et puis...
Il s'interrompit et baissa les yeux pour contempler le sol poussiéreux sous leurs pieds.
- ... si jamais cette bombe venait à exploser, je voulais... te voir...
Surpris, Marshall ne répondit rien. Il remercia l'opacité de sa visière qu'il avait remise entre temps et qui cachait son visage.
- Cette bombe n'explosera pas, assura Bishop. Mais tu es mécanicien, n'est-ce pas ? Une telle aide sera la bienvenue.
Toujours abasourdi, Marshall ne broncha pas lorsqu'il sentit le poids d'Anvil dans son dos. Il venait lui aussi de s'agripper à l'exoarmure. Mais le temps n'était plus à la réflexion. Le cadran bien visible de la bombe continuait dangereusement de diminuer. 00 : 14 : 01.
Marshall activa les moteurs de sa cuirasse pour être certain de sauter à pleine puissance. Un vrombissement sourd se fit entendre et très vite, il entama une course à une vitesse inhumaine.
Il n'était pas sûr d'avoir un jour atteint une telle vélocité. Il tentait d'ignorer le danger qu'encouraient les deux passagers accrochés aux sangles sur les épaules de l'armure.
Puis, lorsqu'il fut à bonne distance, il sauta. Il sentit alors le vent s'infiltrer au travers de son exoarmure. Dans son dos, il avait senti du mouvement, mais ils étaient toujours là.
Il voyait le sommet de la plateforme. Elle n'était plus qu'à quelques centimètres de lui. Il avait y arriver.
Mais au dernier moment, il sentit que le saut était trop court. Dans un rapide réflexe, il s'accrocha à la plateforme de sa main droite. Dans le choc causé par l'impact, il sentit ses deux passagers glisser dangereusement.
- Est-ce que tout va bien ? demanda-t-il.
- Marshall... si tu pouvais juste... te dépêcher de nous hisser là-haut ! La vue n'est pas particulièrement agréable... siffla la voix d'Anvil derrière lui.
Il fut soulagé de constater que son bras gauche était en fonction malgré l'adrénaline du moment, et d'un geste ferme, il se propulsa au sommet de la plateforme. Ils y étaient arrivés.
- Très bien, commença alors Bishop sans perdre de temps, évidemment, il fallait s'y attendre, il s'agit d'un modèle dont nous n'avons pas les plans. Mais elle ne doit pas être bien différente des autres bombes...
Devant eux se dressait une machinerie qui ne devait pas faire plus de deux mètres de long et un de largueur. Tout n'était qu'enchevêtrement de fils et une chaleur lourde émanait de la bombe.
- Il s'agit certainement d'une bombe à fission de dernière génération, informa Anvil, mais elle semble tout de même assez rudimentaire. Les hommes qui l'ont conçue devaient être à court de plutonium 239. Je me demande si en lui...
Il avança sa main près d'un boitier, mais avant qu'il n'ait pu l'atteindre, un puissant choc le projeta en arrière, manquant de le faire tomber de la plateforme. Au cours de l'impact, un voile bleuté était brièvement apparu tout autour de la bombe.
- Un champ de force ! s'écria Bishop. Évidemment, cette bombe ne pouvait pas ne pas être protégée.
Anvil se releva et maugréa en se frottant sa main endolorie. Ses doigts venaient d'être sévèrement brûlés.
- Comment désamorcer une bombe qu'on ne peut pas toucher ? dit-il en s'assombrissant.
Marshall contempla Anvil. Ce dernier venait de lui jeter un regard vaincu et dépité, avant de baisser les yeux. Le vent changeant faisait danser ses cheveux d'un blanc immaculé. L'écran indiquait 00 : 09 : 45.
- J'ai peut-être une idée.
Bishop et Anvil se tournèrent vers lui. Il venait de relever sa visière et son regard était décidé.
- Je peux traverser le champ de force avec mon bras mécanique, vous devrez seulement m'indiquer les instructions à suivre.
Les deux hommes ne répondirent pas tout de suite. Ils avaient à nouveau un mince espoir auquel se raccrocher.
- Un bras mécanique ? demanda Bishop.
- Ça peut fonctionner, répondit Anvil, mais il va être totalement détruit et la douleur risque vite d'être insoutenable.
Marshall esquissa un faible sourire. Il vit Anvil ouvrir et refermer la bouche aussitôt avant de reporter son attention sur la bombe.
- Très bien, il nous reste peu de temps, se reprit-il.
- Ce type de bombe marche par insertion, ce qu'il nous faut, c'est désactiver le système de projection de la matière fissile, informa Bishop.
- Il faut retirer la tête du détonateur ! Je sais où elle se trouve. La plupart de ces foutus fils ne servent à rien si ce n'est à détourner l'attention !
Anvil contourna la bombe en prenant soin de ne pas la toucher à nouveau. Il semblait chercher un endroit en particulier. Et lorsqu'un objet cylindrique retint son attention, il s'illumina.
- Là ! Le bras du détonateur ! Marshall, tu dois réussir à retirer le bras, de cette façon, aucune impulsion ne pourra être créée et la bombe n'explosera pas.
Marshall n'était pas sûr d'avoir compris les précédentes explications, mais en voyant l'objet cylindrique en question, il acquiesça. Il inspira et leva le bras de son exoarmure pour tenter de pénétrer le champ de force.
- L'exoarmure devrait tenir quelques secondes, quelques minutes toute au plus, prévint Bishop. Je connais ce type de champ de force, ils sont plutôt puissants.
Marshall se tourna brièvement vers Anvil qui affichait une mine inquiète, mais il se ressaisit aussitôt.
La douleur ne fut pas immédiate. Dans un premier temps, l'exoarmure encaissa plutôt bien le passage à travers le champ de force. Mais très vite, Marshall put voir des débris de métal se détacher de la cuirasse.
La chaleur commençait à chauffer à blanc le métal de son armure jusqu'à atteindre son épaule encore faite de chair. Il serra les dents.
Il était encore loin du détonateur. Il lui fallait enfoncer la quasi-totalité de son bras pour espérer l'atteindre à l'intérieur de la machinerie dont le compteur ne cessait de décroître. 00 : 07 : 21.
Il y était enfin. Le bout de ses doigts pouvait frôler le bras du détonateur. Il ne lui manquait plus que de l'arracher à la force de son exoarmure. Mais le champ de force luttait toujours pour l'expulser bien loin de l'appareil.
Il ne restait plus grand-chose de son armure. Son bras mécanique était presque mis à nu. Et c'est là que la véritable douleur commença. Son système nerveux connecté à son bras lui rappelait que malgré le métal, il y avait encore quelque chose qui lui appartenait dans l'invention du mécanicien.
Serrer les dents n'était plus suffisant. Il sentait son épaule chauffer à blanc. Au bord de ses limites, il laissa échapper quelques cris de douleurs avant de hurler à pleins poumons.
- Marshall... Marshall !
Une voix semblait l'appeler, mais elle était lointaine. Il ne fallait pas qu'il perde connaissance.
Et pendant ce temps, au sol, Uriel sentait une pression sur son bras.
- Ils vont y arriver, tenta de le rassurer Aniel.
Le cœur d'Uriel battait à tout rompre. La douleur était vive dans sa poitrine et son souffle était difficile.
Le cadran affichait 00 : 03 : 04. Il plaqua une main contre son cœur. La douleur l'empêchait de voir clair. Les chiffres sur le cadra commençaient à danser au-dessus de la plateforme, là où Bishop n'était qu'un minuscule point noir.
Il sentit la pression sur son bras plus forte encore. Puis, il entendit un cri, ou peut-être plusieurs. Mais il ne voyait déjà plus rien. Après ça, il ne vit plus que les ténèbres.
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