VIII


Dans l'atelier du mécanicien, à l'abri des regards, Marshall sentait à nouveau sa raison se perdre dans la chaleur de son corps. La main qui électrisait son corps était plus rude, moins experte que celle qui lui avait fait ressentir cela la première fois, mais elle avait également quelque chose de plus réel. Cette fois-ci, Marshall était sûr de ne pas être drogué, de ne pas être sous l'emprise d'un quelconque maléfice. Il se haïssait pour ça, mais il était incapable de repousser Anvil.

Découvrir cette nouvelle expression sur le visage du mécanicien l'intriguait autant qu'elle le mettait mal à l'aise. Et lorsqu'il le vit s'accroupir sans le lâcher du regard, Marshall sentit son esprit se brouiller un peu plus. Dans un dernier élan de lucidité, il tenta d'abord de le repousser, mais lorsqu'il sentit ses lèvres chaudes sur sa verge, il oublia toute idée de refus et se laissa aller dans le plaisir.

Quelques minutes plus tard, Marshall se sentit à nouveau délivré. Il haletait, n'osant pas croiser le regard d'Anvil. Il aurait aimé qu'il disparaisse immédiatement, qu'il n'ait plus jamais à lui adresser la parole.

Marshall remit de l'ordre dans son uniforme et quitta silencieusement l'atelier. Il n'avait pas prononcé le moindre mot, et n'avait esquissé le moindre regard en direction du mécanicien. Et ce dernier n'avait pas fait le moindre geste vers lui, ce qui soulagea grandement Marshall.

Quelques heures plus tard, il avait réussi à obtenir un rendez-vous avec le colonel. Assis devant son bureau, attendant que la porte ne s'ouvre, il se demandait comment il allait s'y prendre pour obtenir une autorisation pour se rendre à Stygian. Il n'avait pas oublié la menace de Barretta, et il préférait répondre à son chantage plutôt que de s'attirer des ennuis. Après tout, il avait fauté, il avait désobéi au code des soldats.

Lorsque la porte s'ouvrit enfin, le colonel apparut dans l'embrasure de la porte et il l'invita à entrer. Le colonel Warlock était un homme d'âge mûr au visage dur et marqué par les guerres. Il les avait presque toutes connues, il les avait presque toutes faites. Et une fois arrivé au poste de colonel, il avait insisté à de nombreuses reprises pour que les Black Steam ne restent pas inactifs, et qu'ils continuent inlassablement leurs conquêtes.

Marshall prit place sur la chaise derrière le bureau de son supérieur une fois que celui-ci lui en donna l'ordre.

- Votre venue tombe bien, Sergent. J'avais justement un nouvel ordre de mission pour vous et votre escadron. Mais dites-moi, que me vaut cette visite ? Elles se font rares depuis que vous êtes devenu sergent.

- J'aimerais obtenir une autorisation d'escorte jusqu'à la ville de Stygian pour le soldat Barretta, mon colonel.

Le colonel eut un rire bref et Marshall se sentit soudain ridicule.

- Et pour escorter qui ?

Marshall ne répondit pas. Il savait que tout cela était une mauvaise idée.

- Vous savez, poursuivit le colonel Warlock, je ne suis pas né de la dernière pluie. Je sais pourquoi les soldats veulent se rendre à Stygian. Ce code d'honneur de l'armée est plus une vieille tradition, et est surtout là pour ne pas créer de complications et de distractions. D'ordinaire, je suis moins stricte que mes collègues et si le soldat a une raison valable de se rendre à Stygian, je lui accorde l'autorisation. Je n'ai rien contre le fait de s'adonner à ce genre de pratique. Par moment, je l'accorde même volontiers aux officiers ou aux soldats qui le méritent. C'est d'ailleurs ce que j'ai fait pour vous, Sergent.

Soudain, le malaise envahit Marshall. Il ne savait pas, avant de se rendre à Stygian en compagnie d'Anvil, combien cette ville était réputée pour les plaisirs qu'elle pouvait procurer. Au final, tout le monde semblait au courant de ce qu'il s'était passé dans cette boutique, alors que Marshall aurait préféré terrer cela au plus profond de lui-même.

- Seulement, continua le colonel sans s'attarder sur la gêne de Marshall, la guerre est proche, trop proche que pour autoriser à nouveau ce genre de distractions. De plus, la tempête a rendu la route impraticable et elle est fermée jusqu'à nouvel ordre. Et je rajouterai également que le soldat Barretta est loin d'être exemplaire. Je l'ai volontairement transférée dans votre escadron pour qu'elle prenne un peu exemple sur vous, Sergent.

Marshall détourna le regard. Il ne se sentait pas si bon sergent. Il avait enfreint un des codes de l'armée, lui qui avait été jusque-là exemplaire. Lui qui avait fait tant de sacrifices, venait d'être trahi par son propre corps, par une chose si primaire, qu'il se sentait faible d'y avoir cédé.

- Ne vous torturez par trop l'esprit, devina le colonel. Surtout que votre nouvel ordre de mission est pour le moins délicat.

Le sergent attendit patiemment que sa nouvelle mission lui soit communiquée. Il ne craignait pas ce type de danger, et aussi délicate soit-elle, il s'efforcera de la mener à bien.

- Nous avons repéré un campement hostile non loin des frontières du territoire des Black Steam, à l'est du désert de métal. Nous avons évalué leur nombre à plus d'une centaine, mais nous ne pouvons pas en être sûrs. Prenez vos exoarmures et vos hommes. Malheureusement, nous ne pouvons pas envoyer plus d'effectifs que ça, nous manquons d'hommes.

Marshall ne broncha pas. Il avait connu pire situation, après tout.

Le lendemain à l'aube, Marshall et son escadron s'apprêtaient à partir. Il ne leur manquait plus que leurs équipements, une étape que Marshall avait volontairement laissée trainer. Il n'était pas particulièrement pressé de retrouver son mécanicien, il redoutait même de devoir lui adresser la parole.

Les camions de transports s'étaient arrêtés devant les garages, prêts à recueillir les exoarmures et leurs armes. Marshall descendit du véhicule et pénétra dans l'atelier d'Anvil, la démarche raide. Par chance, il ne voyait pas le mécanicien. Il donna l'ordre à un autre employé des garages d'actionner le bras métallique permettant de transporter la cuirasse. Mais tout cela allait bien trop lentement à son goût. Le mécanisme était lent et précis, et il savait qu'Anvil pouvait surgir à tout moment.

Lorsque l'exoarmure fut enfin placée sur le transporteur, ce que Marshall redoutait tant arriva. Dans son dos, il entendit :

- Tire-toi d'ici et ne remets plus jamais les pieds dans mon atelier.

- Mais c'était un ordre du sergent...

Il entendit un grand bruit métallique accompagné d'un cri, et ne tarda pas à voir l'employé du garage déguerpir en toute vitesse.

Marshall était toujours dos à Anvil, décidé à ne pas lui adresser la parole.

- Il faudra bien que tu me parles un jour, je suis ton mécanicien.

Mais le sergent ne fit pas le moindre geste. Il n'avait qu'une envie, quitter cet endroit, mais avant cela, il lui fallait son armure.

- Une fois de plus, je ne dirai rien à personne, si c'est ça que tu redoutes tant.

Marshall sentit ses muscles se crisper. Il n'avait que trop trainé dans cet endroit.

- Charge mon exoarmure dans le camion, je pars en mission, dit-il finalement d'une voix sèche sans même se retourner.

- Très bien, très bien. Tu ne veux pas en parler, tu ne veux rien assumer, le bon sergent obéissant regrette tout, je comprends ça. Tu n'es pas aussi soumis à l'armée que ça, la belle affaire ! Quelle importance ? Il n'y a que les imbéciles pour respecter tous ces vieux codes d'un autre âge à la lettre.

Cette fois-ci, Marshall vit rouge. Sans plus contrôler les gestes, il se retourna et empoigna violemment la gorge du mécanicien. Celui-ci fut d'abord surpris, mais son visage se détendit aussitôt et un sourire mauvais apparut sur son visage.

- On dirait que j'ai touché une corde sensible, n'est-ce pas ? provoqua Anvil.

Au fond de lui, Marshall savait qu'il ne devait pas accorder de l'importance à de telles provocations, mais quelque chose s'était réveillé en lui depuis qu'il s'était rendu dans la ville de Stygian, une facette de sa personnalité qu'il ne soupçonnait pas, violente et presque animale.

- Ces codes ont une bonne raison d'exister, hurla le sergent. Ils sont là pour être respectés. Je suis un officier de la faction Black Steam, la plus puissante armée encore vivante en ce monde. Je me dois de l'honorer. Qui es-tu pour remettre cela en cause, toi, le misérable mécanicien qui n'a jamais vu la guerre de tes propres yeux ?

Le sourire d'Anvil s'élargit, et avec lui, la colère de Marshall augmenta. Il se moquait délibérément de lui, de ce qu'il était, de ce pour quoi il s'était battu tout au long de sa vie.

- Mon pauvre Marshall, prononça Anvil sur un ton acerbe. Tu es tellement naïf, tellement conditionné. Tu aimerais, n'est-ce pas, croire ce que tu dis ? Tu voudrais y croire de tout ton être, puisque comme ça, ça justifierait ce que tu as fait, n'est-ce pas ? Le meurtre de tous ces innocents, le massacre de Lautern, ce que tu as fait à ton frère. Tout cela pourrait trouver un sens. Dommage que tu n'y crois plus toi-même.

Soudain, Marshall sentit que tout son corps n'était plus que rage. Dans sa main, le mécanicien et son sourire caustique étaient la représentation de ce qui avait bouleversé son quotidien de soldat.

Tout d'abord, il lui assona un grand coup sur le visage. Une fois à terre, il ne s'arrête pas là, et déversa tout ce qu'il avait emmagasiné depuis cette visite à Stygian, depuis des années aussi peut-être.

Il ne savait plus très bien combien de temps il l'avait frappé, un voile de colère s'était emparé de son esprit. Il se souvenait seulement que quelqu'un s'était finalement interposé entre eux.

Quelque temps plus tard, dans le camion de transport, Marshall roulait sans avoir prononcé le moindre mot depuis qu'ils avaient quitté Zeaur.

A sa droite, Agro, le tank de son escadron, avait respecté ce mutisme sans oser s'adresser à son sergent.

Derrière eux, d'autres convois les suivaient de près, et tous se rendaient à la base qu'occupaient les Black Steam, non loin du point critique où les rebelles avaient été repérés.

Ils n'avaient pas reçu d'informations concernant leur nature, leur faction, leur clan. Ils savaient seulement qu'ils représentaient une menace et qu'ils devaient les exterminer au plus vite. Ils étaient peut-être armés.

Une fois sur place, Marshall découvrit une terre particulièrement aride qui s'étendait jusqu'au désert de métal, un endroit désolé jonché d'anciennes ruines. Leur base était austère et ne comportait que le strict minimum.

Là, le sous-lieutenant Bator les accueillit froidement et ne fut pas en mesure de leur en apprendre plus sur la nature de leur mission.

Marshall accorda peu d'importance à ces zones d'ombres et aucun de ses soldats n'osa relever ce point avec lui.

L'escadron s'arma des lourdes exoarmures, et sous les derniers ordres du sous-lieutenant, ils se rendirent sur une plaine à l'est de la base.

Là, sous un petit gouffre uniquement accessible à ce type de cuirasse, se trouvait la présence hostile. Ils avaient reçu l'ordre de tout détruire, la discrétion n'était donc pas de mise.

Une fois en bas, ils aperçurent de petits camps de toiles qu'ils bombardèrent sans autre forme de procès.

Très vite, des cris se firent entendre. Marshall ne s'étonna pas de voir des hommes, des femmes, mais aussi des enfants sortir des tranchées qu'ils avaient creusées.

L'escadron fut surpris par quelques impacts de balle, en face, ils avaient également des armes, bien qu'elles étaient en piteux état et de faible calibre.

Mais ils n'étaient pas du tout de taille face à eux, la mission était en fait plutôt facile.

Cependant, quelque chose que Marshall n'aurait pu prévoir survint. A côté de lui, il entendit le soldat Barretta hurler tellement fort, que sa voix recouvrit le son des détonations.

- Bellona !

Soudain, elle se détacha de l'escadron et accourut vers les tranchées ennemies, manquant de se faire bombarder elle aussi.

Toutefois, Marshall ne donna pas l'ordre de cesser le feu. Il ne comprenait pas ce qu'il venait de se passer, mais Barretta ne viendra pas entraver leur réussite de la mission.

- Arrêtez ! continua de hurler Barretta. Ils sont des nôtres ! Ce sont des Black Steam ! C'est ma sœur !

- Soldat Barretta, si vous ne revenez pas immédiatement dans nos rangs, cela sera considéré comme un acte de trahison et de désertion.

Mais rien n'y faisait, le soldat n'avait pas l'intention de cesser de protéger les rebelles.

Puis, lorsqu'ils furent assez proches, Marshall les vit. Leurs visages étaient familiers, il les avait déjà croisés dans la ville de Zeaur. Certains étaient même d'anciens membres de l'armée que tous croyaient morts.

Là, à mesure qu'ils s'avançaient, Marshall voyait que Barretta avait de plus en plus de mal à encaisser leurs tirs. Bientôt, elle s'écroula au sol. Aussitôt, il vit sa sœur, la dénommée Bellona, accourir vers elle. Elle hurlait, des mots que Marshall ne pouvait pas comprendre. Son esprit était déjà ailleurs.

Dans le visage de ces enfants rebelles, il revit ceux du massacre de Lautern. Et dans le visage déformé par la douleur de Bellona, il revit celui de son frère. Il avait prononcé ces mêmes mots, ces mêmes menaces concernant la trahison et la désertion. Mais il avait fait ce qu'il fallait faire, il le savait. A l'époque, il n'était qu'un simple soldat, et cela lui a valu la confiance quasi absolue du colonel Warlock. Il ne regrettait pas, il ne pouvait pas regretter ce qu'il avait fait, peu importe ce qu'avait à dire ce mécanicien douteux.

Ce n'était pas sa faute si son propre frère avait fauté, remettant ainsi sa valeur de soldat en cause. Et après tout, il n'était bon qu'à ça, à obéir aux ordres. Il n'avait pas de qualité particulière, si ce n'est l'obéissance.

Soudain, le cri d'un de ses soldats le fit sortir de ses pensées. Mais il était déjà trop tard. Marshall avait cessé le feu, et il ne savait pas combien de temps il était resté inactif. Il n'avait pas vu la gueule du canon à proton surgir des tranchées rebelles.

Et la douleur fut terrible, foudroyante, à tel point qu'il perdit presque immédiatement connaissance.


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