VII
Un air lourd venait de se lever, rendant leur respiration difficile. Le temps avait brusquement changé et un vent venant de l'est s'était levé.
Mais Bishop ne réalisa aucunement cela. Il avait toujours son regard perdu dans celui d'Uriel. Il ne remarqua pas que les cheveux bruns de l'Auxilium dansaient de plus en plus rapidement sur son visage. Bishop ne voyait pas la poussière du sol se lever et venir se loger dans la plus infime des cavités de leurs vêtements.
Il entendit simplement Uriel parler à nouveau :
- Cela fait un peu plus d'un an maintenant, hein, Bishop ?
Il avait toujours ce sourire triste sur son visage. Bishop quant à lui, avait toujours du mal à réaliser.
- Alors, tu... tu étais là ? parvint-il seulement à dire.
Uriel acquiesça lentement.
A ce instant, Bishop se revit fouiller parmi les gravats, il revoyait ses mains en sang chercher en vain un corps vivant dans les décombres. Il avait été responsable de tant de morts. Il n'était même pas soldat, mais tout le monde devait servir les Black Steam une fois qu'ils entraient en guerre.
- J'étais ingénieur, dit-il faiblement. Je ne suis pas né soldat, je concevais simplement des armes, des véhicules, des machines. Mais lorsque la faction est entrée en guerre, je n'ai pas eu le choix, j'ai été déporté sur le champ de bataille. Bien sûr, au départ, je pensais cette guerre nécessaire, comme nous tous. Mais ce qu'il s'est passé chez ces pauvres gens n'avait rien d'un combat. C'était simplement une extermination. Lorsque je me suis dit que je ne voulais pas de tout ça, il était déjà trop tard. Des armes que j'avais moi-même conçues venaient de raser une ville entière.
- Les Parangons ne se défendent pas, ils n'ont même pas d'armes.
Bishop prit son visage entre ses mains. Se souvenir du carnage de Lautern n'était jamais agréable.
Puis, il revit son procès. Bishop avait été jugé pour refus d'obéissance aux ordres d'un supérieur et désertion. Le procès avait duré quelques mois, mais il n'avait même pas cherché à se défendre. Après quoi, la sentence était tombée. Il allait être exilé. Il ne pensait pas qu'il allait survivre aussi longtemps. Il ne s'était pas rendu compte à quel point il tenait à la vie.
Soudain, il sentit une main se poser avec délicatesse sur son épaule. Il ouvrit les yeux et releva la tête pour faire face à nouveau à Uriel.
- Chez les Parangons, lorsque nous naissons impures, nous ne portons pas de nom, seulement un numéro. C'est pour ça que j'ai pris le nom d'Uriel. J'ai eu envie d'exister grâce à toi.
A l'entente de ces mots, et voyant le regard profond d'Uriel, Bishop sentit une douce chaleur prendre possession de son corps. Quelque chose venait de naître dans son cœur, et il le faisait battre plus vite. Il n'aurait jamais cru avoir été utile pour quelqu'un, pas après n'avoir finalement pas pu sauver les enfants sous les décombres.
Ils restèrent là, un long moment sans prononcer le moindre mot. Bishop ne détournait toujours pas le regard. Il y avait quelque chose d'hypnotisant dans l'hétérochromie de ses yeux.
Mais soudain, leur instant de calme fut interrompu. Au loin, quelqu'un venait de crier. Bishop reconnut la voix de Daniel, mais ne parvint pas à distinguer ce qu'il essayait de leur dire. Là, il se rendit compte que le vent était devenu violent et qu'il emportait avec lui les sons que tentait de prononcer l'Auxilium.
- Une tempête... murmura Uriel.
Puis, Bishop le vit se relever précipitamment et lui tendre le bras pour l'inviter à faire de même au plus vite.
- Nous devons nous mettre à l'abri ! cria Uriel.
Mais le temps était contre eux. Quelques secondes suffirent pour que le vent gronde et souffle à une vitesse folle, emportant la poussière du désert sur son passage, brouillant leur vue à plus de deux mètres devant eux.
Sans plus perdre de temps, Bishop agrippa le bras d'Uriel et l'emmena avec lui sous les débris d'un appareil de l'Ancien Monde qui parcourait autrefois le ciel. Il leur était impossible de connaître la position des autres membres du clan.
Tout ce qu'ils pouvaient voir au loin, c'étaient les immenses rayons blancs qui venaient barrer le ciel et l'horizon à intervalle irrégulier. Très vite, les éclairs étaient accompagnés d'un vrombissement qui résonnait jusque dans leur cage thoracique.
- Il faut que j'aille retrouver les autres !
Entre ses doigts, le bras d'Uriel menaçait de lui échapper. Bishop comprima un peu plus son emprise pour ordonner silencieusement à Uriel de rester là.
- C'est de la folie, dit-il, nous les retrouverons une fois que la tempête sera passée.
- Tu ne comprends pas ! Il faut que je les aide ! Ils ne sont rien sans moi ! C'est mon devoir de les aider !
Uriel tenta une nouvelle fois de se dégager, mais Bishop le prit cette fois-ci par la taille et le força à se rasseoir.
Pendant un instant, il essaya de se débattre, et il criait désespérément qu'il devait les aider. Mais Bishop tenait bon. Il savait que sortir de leur abri signerait son arrêt de mort. Il avait passé assez de temps dans le désert pour en connaître ses tempêtes. Bien loin des abris de métal de la ville de Zeaur, ils étaient totalement démunis face aux éléments.
- Je vais me retrouver tout seul... à nouveau...
Uriel n'arrivait pas à se calmer. Bishop l'empêchait de s'échapper en le tenant fermement dans ses bras, et sa main contre son torse sentait le rythme effréné et incontrôlable des battements dans sa poitrine.
- Je suis là.
Bishop tentait de le rassurer du mieux qu'il le pouvait. Il se sentait inutile, il savait que tout ce qu'il pourrait lui dire serait d'un bien maigre réconfort. Mais à ce moment, il comprenait parfaitement ce qu'Uriel pouvait ressentir. Il devait se sentir bien faible, trop dépassé par une force trop puissante, totalement incapable de venir en aide. Bishop savait qu'il suffisait d'un seul instant, d'une seule envie d'affronter l'immensité, pour voir tous ses espoirs brisés.
Les Auxilium tentaient activement et quotidiennement de braver ce monde dans lequel l'humanité était malvenue, et il se demandait combien de fois Uriel s'était retrouvé face à un échec, combien de fois il a été démoralisé, anéanti. Et c'est sans doute ça qu'il ne comprenait pas, comment est-ce qu'il faisait pour continuer à marcher vers l'est alors que le désespoir était total.
Bishop contempla son corps agité de spasmes entre ses bras. Il savait que s'il le lâchait, il s'enfuirait. Peut-être qu'il n'en avait que faire de sa vie, peut-être l'avait-il dédiée à sa cause perdue. Et tout en se disant cela, Bishop serra un peu plus fort.
Mais soudain, un grand fracas se fit entendre, et Bishop vit Uriel se jeter sur lui. Il eut à peine le temps de tourner la tête et de voir qu'il venait d'être dévié de la trajectoire d'un énorme débris de métal emporté par la tempête, avant d'heurter violemment le sol.
- Imbécile ! cria Uriel. Ça aurait pu te tuer ! Ne détourne pas tes yeux du sens du vent !
Il semblait être revenu à lui. Bishop ouvrit les yeux avec difficulté, son crâne s'était heurté au sol de métal des ruines d'un ancien appareil, mais au-dessus de lui, Uriel paraissait furieux, néanmoins il semblait avoir retrouvé ses esprits.
- Nous devons rester couchés, poursuivit Uriel. C'est plus prudent.
Il s'allongea ensuite aux côtés de Bishop en prenant soin de garder un angle de vu dans la direction du vent.
Bishop le regarda faire et ne put détourner son regard de lui. A cet instant, il venait de comprendre pourquoi les paroles d'Uriel l'avaient tant touché. Pour la première fois, quelqu'un approuvait son geste.
L'ancien Black Steam avait été jugé, exilé, montré du doigt pour avoir désobéi aux ordres et tenté de venir en aide à une faction ennemie. Il en était venu à douter, à se dire qu'il avait été stupide et qu'il n'aurait jamais dû se montrer aussi faible. Mais maintenant, il savait qu'il existait quelqu'un qui ne jugeait pas négativement son acte. Pour la première fois, il se sentait rassuré.
La tempête dura encore de longues et interminables minutes pendant lesquelles Uriel n'avait pas réussi à trouver son calme.
Et lorsque la tempête montra enfin des signes d'accalmie, il sortit en trombe de leur abri à la recherche des autres membres du clan. Il hurlait leur nom dans le désert et gravissait chaque colline pour tenter d'avoir une meilleure vue.
Bishop l'aidait, et tentait de ne pas désespérer face à leurs appels demeurant sans réponse. Il vit une butte plus haute que les hautes et décida de la gravir pour élargir ses recherches.
Une fois en haut, il balaya l'horizon du regard et ne vit toujours pas la moindre trace des autres Auxilium.
- Tu vois quelque chose ? demanda Uriel au pied de la butte.
Bishop craignait de devoir lui répondre négativement. Aussi, il s'efforça de scruter les terres en dessous de lui avec la plus grande attention, examinant la moindre parcelle, aussi loin que sa vision le lui permettant. Mais le paysage demeurait toujours aussi désert.
En bas, il vit Uriel s'accroupir au sol et prendre son visage entre ses mains. Bishop commençait à désespérer lui aussi.
Mais soudain, une faible lueur retint son attention. Au loin, à plusieurs mètres devant lui, une plaque métallique scintillait faiblement sous le rayon fugace d'un timide soleil qui peinait à se frayer un chemin à travers la brume. Il plissa les yeux et s'aperçut qu'elle était posée à côté d'un trou, comme si elle en était la porte et qu'elle avait été ouverte.
Voyant là un mince espoir, il se dépêcha de descendre de la colline et retrouva Uriel toujours dans la même position. Doucement, il posa une main sur son épaule et le sentit frissonner.
- Hey, j'ai peut-être vu quelque chose.
Uriel releva enfin son visage et Bishop y vit une mince lueur d'espoir. Il l'aida à se relever et tous deux se dirigèrent vers la plaque métallique.
Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent devant un trou dont le fond était à peine visible. Une désagréable odeur s'en dégageait et sur les parois, un mince escalier descendait vers l'obscurité.
Sans attendre plus longtemps, Uriel posa un pied sur une marche, mais Bishop le stoppa d'un geste de la main.
- Attends... c'est une entrée vers les souterrains.
- Et alors ? demanda Uriel. Il y a des traces de doigts sur la plaque métallique, et elles sont fraiches. Ils ont sûrement essayé de s'abriter par ici. Je dois aller les chercher.
- Uriel... ce sont des souterrains, il y a des choses qui vivent là-dessous. Et elles sont dangereuses.
- Raison de plus pour ne pas perdre de temps !
Décidé, Uriel descendit l'échelle. Lorsqu'il commença à s'effacer dans les ténèbres, il releva la tête vers Bishop et lui dit :
- La ville d'Abrafo n'est pas si loin. Tu n'es pas obligé de m'attendre, contente-toi d'aller vers le sud-est.
Bishop jura à voix haute avant d'emprunter lui aussi l'échelle des souterrains. En dessous de lui, Uriel s'arrêta pendant quelques secondes avant de reprendre la descente.
Une fois en bas, une odeur nauséabonde saturait l'air et sous leurs pieds, une eau croupie noyait leurs bottes. Uriel remit son masque et en donna un deuxième à Bishop afin de minimiser la puanteur.
Sur une des parois du tunnel qui se déployait devant eux, quelque chose retint l'attention de Bishop. Il s'en approcha et s'aperçut qu'il s'agissait d'un bout de tissu accroché à un mur. Il ne semblait pas aussi sale que le reste des lieux.
Uriel ne tarda pas à le rejoindre et prit le morceau de tissu en main.
- C'est un bout de l'écharpe de Jeliel.
- Tu en es sûr ? demanda Bishop.
- Certain. Ils sont bien passés par ici.
Bishop ne remit pas plus sa parole en doute. Il se doutait qu'Uriel avait absolument envie de les retrouver, mais il ne pensait pas qu'il serait aveuglé par le moindre signe, de là à mal interpréter les indices. Du moins, il l'espérait, parce que cet endroit ne lui inspirait pas confiance. Il savait ce qui grouillait dans les souterrains.
Ils marchèrent pendant de longues minutes, ralentis par l'eau dont le lit augmentait par moments.
Mais soudain, ils arrivèrent devant un carrefour. Devant eux, le tunnel qu'ils avaient emprunté se divisait en deux autres chemins.
- On dit que les souterrains sont de vrais dédales, nous devons être prudents, informa Bishop.
- Nous ne pouvons pas nous permettre de nous tromper de chemin, ils sont sûrement en danger. Sinon, pourquoi est-ce qu'ils ne nous auraient pas attendus à l'entrée des souterrains ?
Bishop se tourna vers Uriel. Malgré le masque qui lui recouvrait le visage, il pouvait y lire son inquiétude. A vrai dire, depuis qu'il avait posé un pied dans cette eau sale, Bishop en était venu à la même conclusion, mais il ne voulait pas en faire part à Uriel. Toutefois, ce dernier l'avait deviné tout seul. Dans un sens, Bishop était rassuré. Il ne savait pas dans quel état ils retrouveraient le reste des Auxilium, et il avait peur que leur guide ne soit pas préparé à cela.
- Uriel, est-ce que tu sais ce qui vit dans les souterrains ?
L'Auxilium marqua un temps de pose avant de répondre.
- Je connais les Hyènes des souterrains, et je sais qu'elles taillent des sourires à quiconque s'aventure sur leur territoire. Mais je pensais que les Black Steam en étaient venus à bout.
- Elles sont malheureusement trop nombreuses. Ma faction s'est surtout occupée des souterrains qui entouraient la ville de Zeaur et celles avoisinant pour contrôler certains points stratégiques.
- Tu veux dire, ton ancienne faction, rectifia Uriel, avec une pointe de colère dans la voix. Et cela ne m'étonne pas d'eux. Ils ne se soucient que de ce qui les gêne dans leur quête de domination.
Bishop soupira. Il n'avait pas particulièrement envie de rentrer dans ce genre de débat. Lui-même n'avait pas quitté sa faction en très bons termes.
- Les Black Steam ne sont pas des héros, Uriel. Ils n'ont jamais prétendu l'être.
Uriel se tourna à nouveau vers lui, mais sous son masque, Bishop ne pouvait cette fois-ci pas deviner l'expression qu'il cachait.
Mais sans y prêter plus attention, le guide emprunta le chemin de droite. Il s'arrêta et ramassa quelque chose qui flottait sur l'eau.
- Encore un morceau de leurs vêtements. Ils nous ont volontairement laissé des pistes. Nous devons faire vite, il est à présent certain qu'ils sont en danger.
Uriel se mit alors à courir, aussi vite que l'eau sous ses pieds le lui permettait. Bishop ne tarda pas à le suivre, appréhendant quelque peu leurs retrouvailles.
Au bout de quelques minutes de course, ils étaient tous deux à bout de souffle. La respiration d'Uriel était saccadée, il peinait à reprendre son souffle. Mais en entendant un bruit au loin, Bishop le força à s'arrêter en posa sa main sur son torse, lui faisait comprendre par la même occasion que les bruits de sa respiration pouvaient trahir leur présence.
- J'ai entendu du bruit, prévint Bishop. Ils ne doivent plus être très loin.
Avec discrétion, ils se rapprochèrent de la provenance des sons entendus par Bishop. Une fois arrivés à un nouveau carrefour, de la lumière faisait danser les ombres sur les parois au loin.
Bishop et Uriel se lancèrent un regard, acquiesçant légèrement, comme pour convenir que si les choses tournaient mal, ils seraient prêts à se battre.
Néanmoins, l'ancien Black Steam ne connaissait que trop bien ce qui habitait les souterrains, et craignait que leurs chances de s'en sortir indemnes ne fussent minces.
Lorsqu'ils ne furent plus qu'à quelques mètres du repère, ils purent enfin entendre une voix s'élever distinctement et réverbérer contre les parois :
- Les araignées sont fascinantes, elles peuvent, grâce à leur toile, sentir la moindre vibration. Si quelqu'un ou quelque chose a le malheur de s'introduire sur son territoire, elle le sait, inévitablement, et fait de ces intrus ses prisonniers, ses victimes.
Bishop comprit très vite, mais il était déjà trop tard. Il prit fermement Uriel du bras, prêt à fuir, mais dans son dos et devant lui, des cris se faisaient entendre, lui indiquant qu'ils étaient totalement pris au piège.
Bientôt, ils furent encerclés par les habitants des souterrains, des êtres d'une pâleur extrême, portant d'anciennes tenues militaires très certainement volées et de simples tissus recouvrant leurs visages pour faire barrage contre la puanteur. Mais tous n'en portaient pas, et certains dévoilaient leur cicatrice sinistre à chaque coin de leurs lèvres. On racontait qu'au plus l'entaille était grande, au plus leur punition avait été lourde.
Bishop entendit Uriel jurer à côté de lui. La situation venait totalement de leur échapper.
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