IX
Depuis le temps qu'ils étaient enfermés, l'aube s'était sûrement levée, mais dans ces sombres souterrains, aucune lumière diurne ne pouvait être aperçue.
Le crâne de Bishop lui faisait souffrir à l'endroit où il avait été frappé. A côté de lui, Uriel était inconscient. Il avait tenté avec plus de hargne de se libérer et avait reçu plus de coups de la part des Hyènes.
Ils étaient enfermés dans une geôle aux barreaux rouillés, assis dans l'eau croupie qui arrivait à hauteur de leurs chevilles. Bishop avait les mains attachées dans le dos et malgré ses nombreux essais, les liens étaient bien trop serrés et il ne pouvait s'en défaire.
Il s'approcha tant bien que mal d'Uriel et donna quelques légers coups pour forcer son réveil. Il ne lui fallut pas bien longtemps avait que l'Auxilium ne revienne à lui.
- Où sont-ils ? Est-ce que tu les as vus ? demanda aussitôt Uriel.
- Non, toujours aucune présence de Jeliel, Daniel et Aniel.
- Et Haziel ? Tu l'as vu, lui ?
Bishop sentit son cœur se resserrer. Il eut l'impression de revivre sa mort une seconde fois.
- Uriel, il... il est mort...
- Les Hyènes l'ont tué ?
Uriel s'était redressé et observait Bishop, le regard suppliant. Les coups qu'ils avaient lui aussi reçus à la tête devaient y être pour quelque chose.
- Non, ce n'est pas elles qui l'ont tué.
- Oh... oui, c'était moi...
Lorsqu'il réalisa enfin, ce fut comme si tout le poids du monde lui était retombé dessus. Il le laissa glisser et appuya son dos contre les barreaux de leur cellule.
- Nous aussi, nous allons certainement mourir, n'est-ce pas ? demanda Uriel d'une voix meurtrie.
- Certainement.
Bishop n'était pas particulièrement doué pour les beaux discours, les doux mensonges. Il n'aimait pas ces espoirs vains, qui n'avaient pas leur place dans un monde où leur survie était aussi difficile. Il valait mieux ne pas trop s'accrocher à la vie, que ce soit la sienne, ou celle des autres.
- Tu les as sauvés, ces enfants, murmura presque Uriel d'une voix lointaine.
- Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ? demanda Bishop. Si tu parles du massacre de Lautern, non, ils sont morts et je le sais. Je n'ai pas réussi à les sauver et l'armée a terminé de les achever devant moi une fois qu'ils m'ont capturé.
Uriel leva les yeux vers Bishop. Quelque chose y semblait éteint.
- Ah oui ? Pourtant, je les ai entendus rire.
- Ils pleuraient, Uriel.
- Mais tu m'as sauvé, moi, n'est-ce pas ?
Un sourire apparut alors sur son visage, et il transperça Bishop au plus profond de lui-même. Il aurait aimé être ce héros, il aurait aimé prendre cette place de sauveur, mais il n'y arrivait pas. Il n'y était pas arrivé, dans le passé, il n'allait pas se racheter des souvenirs pour apaiser sa conscience.
- Je n'ai rien fait, Uriel, rien du tout. Si je m'y étais pris à temps, j'aurais pu changer quelque chose. Mais je n'ai rien fait, j'ai réalisé tout cela alors qu'il était trop tard.
Mais cela n'eut pas l'effet escompté, et le sourire sincère d'Uriel s'élargit. Il laissa ensuite tomber sa tête sur l'épaule de Bishop.
A ce contact, l'ancien Black Steam se raidit, puis, doucement, il s'habitua à sa présence et se détendit doucement.
- Je t'ai cherché pendant tellement de temps, Bishop. J'ai accepté cette mission pour l'Est parce qu'elle allait me permettre de traverser les territoires des Black Steam. J'allais peut-être me rapprocher de toi. Et finalement, c'est toi qui es venu à moi.
En entendant ces mots, la poitrine de Bishop ne cessait alors plus de cogner jusqu'à devenir douloureuse. Il jura à voix basse, se maudissant d'autant aimer écouter. Il savait qu'il commençait à se nourrir d'espoir lui aussi, de l'espoir d'avoir été un peu plus qu'un meurtrier.
- Levez-vous !
L'ordre résonna sur les parois des souterrains et Bishop vit qu'une Hyène portant des clés à la main venait de les rejoindre.
Ils se levèrent sans protestation et l'homme qui venait de les libérer les conduisit dans une sorte de salle, plus spacieuse que les longs couloirs qu'ils avaient empruntés jusqu'ici.
Au milieu, un brasier avait été allumé et derrière lui, se tenait un homme au sourire dessiné à l'encre rouge, recouvert de parures en ossements. Lui-même était assis sur une espèce de trône grossièrement taillé, fabriqué à partir de déchets et de carcasses.
Tout autour du feu se tenaient les autres Hyènes qui riaient de leur rire sinistre à la simple vue des prisonniers.
- Bien ! s'enthousiasma l'homme assis sur le trône. Alors comme ça, vous êtes les êtres de la surface que mes hommes ont arrêtés. Vous êtes ici pour sauver les autres, n'est-ce pas ?
Soudain, Uriel s'agita et s'avança autant que ses chaînes le lui permettaient.
- Vous les détenez ? Où sont-ils ? Que leur avez-vous fait ?
Aussitôt, les rires des Hyènes s'intensifièrent. D'un geste de la main, l'homme sur le trône leur demanda de cesser.
- C'est moi qui pose les questions ici. Vous n'êtes pas en mesure de parler. D'ailleurs, ça me rappelle l'un de vos petits, le blond, celui qui avait l'air le plus en forme. Il était un peu comme vous, il croyait qu'il pouvait parler et dire ce que bon lui semblait. J'ai donc supposé qu'il aimerait que j'agrandisse sa bouche, pour lui faciliter la tâche.
Fou de colère, Uriel hurla des insultes et tenta une nouvelle fois de se libérer de ses entraves. Mais leur geôlier les tenait fermement et les chaînes étaient solides et à nouveau, il fut frappé pour qu'il retrouve son calme.
Une fois de plus, un insupportable rire s'éleva de l'assemblée.
- Qu'on amène les autres prisonniers !
Lorsqu'il les vit, Uriel se calma aussitôt. Bishop crut l'entendre prononcer leurs noms faiblement, mais lorsqu'il se tourna vers lui, il ne vit qu'une expression hagarde.
Et quand il vit lui-même les prisonniers, il comprit pourquoi. Ils avaient été rués de coups, Daniel et Aniel parvenaient à peine à se tenir debout. Quant à Jeliel, une large plaie béante découpait sa bouche en un éternel sourire de sang. Mais ils étaient néanmoins vivants.
Puis, un autre homme s'empara des chaînes d'Uriel et le força à s'avancer vers celui qui semblait être leur supérieur.
- Qu'est-ce que vous allez lui faire ? demanda vainement Bishop.
Il sentit tout son corps se glacer, la peur le rongeait. Tout cela ne pouvait pas bien finir.
Une fois devant l'homme assis sur le trône, ce dernier le leva et sortit de l'une de ses poches une large lame émoussée donc la rouille était visible à plusieurs mètres.
- S'il aime tant parler, nous allons lui tailler une bouche digne de ce nom !
Bishop avait beau hurler, cela n'y changeait rien. L'homme n'avait pas l'intention de réprimer son geste, et il le savait.
Mais contre toute attente, alors que la lame venait de parcourir quelques millimètres dans la chair, une importante détonation se fit entendre.
Pris de surprise, leur leader se stoppa net et tous regardèrent en direction du bruit, dans l'un des couloirs qui donnaient sur la grande salle.
Et lorsque la première Hyène tomba à terre, morte, tous ne réalisèrent pas.
Finalement, lorsqu'une colonne de feu sortit de la gueule d'un lance-flamme, le chaos s'empara de l'assemblée.
Très vite, des hommes vêtus tels des soldats déferlèrent dans la grande salle et tuèrent tous ceux qui étaient sur leur passage.
Bishop profita de la confusion pour se libérer de son geôlier, et bien que ses mains étaient toujours entravées, il se dirigea vers Uriel pour le jeter à terre, juste à temps avant qu'il ne se fasse tuer par une nouvelle détonation.
Au-dessus de lui, il entendit alors une voix s'élever.
- Ils avaient des prisonniers ! Qu'est-ce qu'on en fait ?
- Celui-là est habillé comme un Black Steam. Emmenez-les, je veux entendre ce qu'ils ont à dire, répondit la voix dure d'une femme. Assurez-vous que les Hyènes soient bien toutes mortes.
Bishop se sentit soulevé du sol et attiré loin du massacre qui avait lieu dans la grande salle. Il tourna sa tête autant qu'il le put et vit qu'Uriel et les trois autres Auxilium les suivaient eux aussi.
Il craignait de se réjouir de ce sauvetage. Il venait de reconnaître les habits militaires, ceux des Black Steam. Ils étaient peut-être tombés sur pire encore que ces Hyènes des souterrains.
Ils furent conduits jusqu'à une autre salle, plus petite cette fois-ci.
Là, il reconnut la femme qui avait parlé lorsqu'il était au sol.
Les manches de sa combinaison militaire étaient déchirées et laissaient apparaître ses bras musclés et tatoués d'encre noire. Elle portait les cheveux rasés de près, seule une crête couleur sang parcourait son crâne.
Ses lourdes bottes militaires claquèrent sur l'eau des souterrains lorsqu'elle s'approcha d'eux.
Bishop la vit s'attarder sur son épaule, à l'endroit où l'insigne des Black Steam avait été arraché, puis elle haussa les sourcils.
- Un déserteur ?
Bishop acquiesça, cela ne servait à rien de mentir.
- Et qui sont les autres qui t'accompagnent ?
- Des Auxilium, un clan qui vient en aide aux démunis.
- Je sais qui ils sont, répondit sèchement la femme.
Elle se tourna ensuite vers eux et les jugea du regard.
- Soignez-les, ordonna-t-elle à ses hommes.
Et aussitôt, Jeliel, Daniel et Aziel furent conduits par deux des hommes qui accompagnaient la femme. Uriel esquissa un faible mouvement en leur direction, mais toute volonté semblait l'avoir quitté.
- Qui êtes-vous ? demanda alors Bishop qui ne supportait plus cette tension. Si vous venez de Zeaur, je connais un...
- D'où nous venions n'a plus aucune importance, lui coupa froidement la femme. Je m'appelle Bellona, et je dirige la Rébellion. Tout comme toi, nous avons été abandonnés, trahis par notre propre faction, et nous sommes ici, aujourd'hui, à gonfler nos rangs pour une contrattaque. Tu n'as pas besoin d'en savoir plus.
Bishop n'insista pas. Il avait déjà entendu parler de cette Rébellion, celle que peu de soldats Black Steam acceptaient de combattre, parce qu'elle était constituée de leurs sœurs, de leurs frères, de parents, de leurs enfants parfois.
- Très bien, j'aimerais m'entretenir avec celui qui m'accompagne en privé, s'il vous plait.
Bellona eut un léger rire moqueur.
- Crois-tu qu'il reste une place fournissant un semblait d'intimité par ici ? Mais très bien, qu'on vous libère de vos chaînes, et aller par-là, mais pas trop loin, mes hommes vous surveilleront.
Après quoi, elle fit un signe en direction de l'un de ses hommes qui s'arma d'une lourde pince pour faire sauter la fermeture de leurs chaînes.
Une fois libérés, Bishop accorda un bref mouvement de la tête en signe de reconnaissance à Bellona et posa sa main sur l'épaule d'Uriel pour le guider vers l'endroit qu'elle leur avait indiqué.
L'état de leur guide l'inquiétait un peu. Il semblait éteint, et la lueur qui animait son regard vairon avait disparu.
Bishop se laissa glisser le long du mur, et s'assit sur une bordure surélevée qui offrait un endroit au sec. A côté de lui, Uriel fit de même, mais son regard demeurait toujours étrangement lointain. Il avait certainement besoin de soins, lui aussi.
- Ils sont sauvés, finit par dire Bishop, rompant ainsi le silence qui s'était installé entre eux.
Un sourire sans expression apparut sur le visage d'Uriel.
- Non, répondit Uriel, je les ai condamnés.
Une fois de plus, il tenait des propos sibyllins et Bishop avait du mal à le comprendre.
- Écoute, je ne leur fais pas confiance, ces Rebelles sont très certainement dangereux, mais ils sont sans doute plus raisonnables que les Hyènes. Et ils vont être soignés, les Black Steam connaissent ce genre de blessures, Jeliel va être recousu.
Uriel releva alors ses yeux vers Bishop et doucement, il avança sa main vers la sienne. Lorsque Bishop sentit les doigts d'Uriel frôler les siens, il tressaillit.
- Non, je les conduis vers le malheur, ils ne sont pas en sécurité avec moi. Je n'aurais jamais dû accepter de devenir guide. Ils ne peuvent pas compter sur moi. Je n'ai même pas su les protéger d'une tempête, et ils ont souffert par ma faute.
Il avait beau parler d'un ton monocorde, un sourire ornait toujours ses lèvres, et sa main venait de doucement caresser celle de Bishop.
Ce dernier se raidit à nouveau, peu habitué au contact humain. A vrai dire, il ne savait pas du tout quoi faire, comment réagir, il savait seulement qu'il ne trouvait pas cela désagréable.
- Tu as accepté une mission dont les responsabilités sont lourdes, et certaines t'échappent totalement. Ne sois pas trop dur avec toi-même. Tu ne pourras pas sauver tout le monde.
- J'aurais aimé naître parfait. Les Parangons pensent que le physique est intimement lié à l'âme, et que si nous naissons avec le moindre défaut, cela fait de nous des êtres inaptes à la vie. Si je n'avais pas eu ces yeux, ou ce cœur, peut-être que j'aurais été capable d'être un bon guide.
- Je n'ai jamais entendu quelque chose d'aussi ridicule.
Bishop tourna la tête, les paroles d'Uriel qu'il jugeait absurdes l'avaient quelque peu énervé. Et là, il croisa le regard de l'un de ses gardes. Ils étaient trop loin pour les entendre, mais ils surveillaient leurs moindres faits et gestes.
Puis, il vit l'un des hommes souffler quelque chose dans l'oreille du deuxième garde, avant de s'éloigner d'eux. Bishop avait un mauvais pressentiment.
Mais avant qu'il n'ait eu le temps de voir où l'homme allait, il sentit la main d'Uriel contre son visage, le pousser légèrement pour l'obliger à le regarder.
Bishop tourna la tête et plongea son regard dans celui d'Uriel, perdant un peu pied dans ses yeux vairons.
- Toi par exemple, dit Uriel, tu es parfait, n'est-ce pas ? Je peux le sentir. Tu es celui qu'on attendait.
Puis, Bishop se figea. Uriel s'approchait dangereusement de lui, leurs visages se frôlaient presque. Bishop ne comprenait pas, il fallait qu'il détourne la tête, qu'il le repousse, mais il était totalement incapable de faire le moindre geste. Mais au dernier moment, Uriel prit la direction de son oreille et y glissa :
- J'ai besoin de toi, Bishop.
Lorsqu'il s'écarta, Bishop ressentit un frisson lui parcourir l'échine. Voir Uriel, si près de lui, lui procurait une étrange sensation.
Mais à cet instant, ils furent interrompus par la voix de Bellona dans leurs dos.
- Eh, toi, là.
Bishop revint alors à lui et se tourna vers elle, rassuré d'avoir retrouvé ses facultés.
- Un de mes hommes t'a reconnu, Bishop l'exilé. Tu es le frère du Sergent Marshall, le pilote d'exoarmure, n'est-ce pas ? Tu vas venir avec nous.
Bishop observa la Rebelle sans trop comprendre. Entendre à nouveau le nom de son frère lui paraissait étrange, comme si elle avait réveillé une ancienne vie, une vie qui ne lui appartenait plus.
- Pourquoi est-ce que vous avez besoin de moi ? demanda-t-il.
- Plus tôt dans la matinée, nous voulions attaquer une base des Black Steam sans trop de défenses. Malheureusement, nous avons été repérés. Nous avons réussi à nous retrancher dans un gouffre en passant par les souterrains, mais ils n'y sont pas allé de main morte, ils nous ont envoyé des exoarmures pour nous en déloger. Et... et ils ont tué ma sœur. Nous avons réussi à nous échapper par les souterrains, et nous voilà ici à présent.
- Je ne comprends toujours pas en quoi je peux vous être utile.
Le visage de Bellona se ferma, et son expression se fit plus dure encore.
- Ton frère, c'était leur sergent. Il a tué ma sœur. J'ai une petite idée de vengeance.
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