III


Ils marchaient à présent depuis plus d'une journée, ne s'arrêtant que lorsque la douleur aux pieds était insoutenable. Et les routes sinueuses de terres jonchées de décombres qu'ils empruntaient mettaient la semelle de leurs chaussures de marche à rude épreuve.

Bishop ne fermait plus la marche. Cette nuit de sommeil et le repas lui avaient fait le plus grand bien. Après tout, il était habitué aux situations extrêmes, et même si survivre seul pendant si longtemps l'avait beaucoup affaibli, il n'en restait pas moins vigoureux.

Pendant cette journée de marche, il constata que les membres du clan Auxilium parlaient peu entre eux, seulement si cela était nécessaire, pour conserver leur souffle très certainement.

Bishop jetait de temps à autre un rapide coup d'œil par-dessus son épaule. Il ne pouvait pas le nier, l'état d'Haziel commençait à l'inquiéter à lui aussi. Il ne savait pas très bien pourquoi, peut-être parce qu'il avait réussi à garder un visage innocent malgré tout, mais ce jeune homme ne le laissait pas de marbre. L'entendre tousser au loin le faisait grimacer.

Par moments, il observait également Uriel. Ce dernier ne jetait jamais un seul regard derrière lui, il se contentait d'avancer vers l'est. Bishop se demandait si c'était ça aussi, le travail d'un guide.

Le vent violent emportait avec lui les sons, mais Bishop entendit très distinctement une nouvelle quinte de toux dans son dos. Il jura à haute voix et décida de se retourner. Il remarqua le regard curieux d'Aniel sur lui, mais elle ne fit aucune remarque.

Bishop s'approcha d'Haziel et lui tendit sa gourde, il avait cru remarquer qu'il ne restait plus d'eau dans la sienne.

Le plus jeune sourit faiblement et accepta la gourde, mais il ne but qu'une seule gorge. Il remit aussitôt son masque pour se protéger de la poussière transportée par le vent.

- On devrait s'arrêter, ton état s'aggrave.

- Non ! Surtout pas. Je ne voudrais pas les ralentir encore un peu plus.

Bishop fronça les sourcils, peu convaincu. Soudain, il accéléra le pas, il voulait demander à Uriel de s'arrêter le temps que le jeune homme reprenne des forces. Il s'apprêtait à s'éloigner lorsqu'une main se referma sur son bras. Il se retourna et vit Haziel qui avait un regard suppliant.

- S'il te plait... Ça va aller, ne te soucie pas de moi.

Mais Bishop avait pris sa décision, Haziel ne pouvait certainement pas faire un kilomètre de plus dans cet état.

Il se défit doucement de la prise et courut sur quelques mètres pour rattraper Uriel en tête de file.

- Uriel ! Haziel a besoin de faire une pause.

- Impossible, une tempête de sable se prépare, nous devons trouver un abri.

Uriel lui avait répondu avec une froideur que Bishop ne lui connaissait pas. Mais Bishop ne comptait pas en rester là.

- Vous avez des masques, et cette zone est recouverte de colline sous lesquelles s'abriter.

Soudain, Uriel se tourna vers lui et sous le verre épais de ses lunettes protectrices, Bishop put voir ses deux yeux vairons l'observer avec dureté.

- Toi, tu n'as pas de masque.

Étonné, Bishop ne comprenait décidément pas pourquoi son sort leur importait tant.

- J'ai déjà survécu à de nombreuses tempêtes de sable sans rien pour me protéger. S'il te plaît, le petit a vraiment besoin d'aide.

Uriel ne répondit pas directement. Il continua de le fixer avec ce visage froid que Bishop n'avait pas vu la veille.

- C'est d'accord, mais pas avant que nous ayons contourné les collines pour emprunter un chemin plus sûr.

La victoire était mince, il leur faudra certainement encore une bonne heure de marche avant de sortir de cette tempête de sable naissante, mais Bishop savait qu'il devrait se contenter de ça.

Il tourna à nouveau les talons et se rendit auprès d'Haziel qui affichait une mine inquiète.

- Tiens bon encore un peu, on va devoir attendre de se mettre à l'abri avant de s'arrêter.

Haziel lui répondit par un bref sourire avant de constater que le petit groupe tournait légèrement sur la droite pour contourner la tempête.

- Nous allons faire un détour, par ma faute ? demanda-t-il d'une voix faible.

Bishop commençait à sentir les picotements de la colère. Elle n'était pas directement destinée à Haziel, mais plutôt à leur clan. Eux qui se disaient si enclins à apporter leur aide, il se demandait bien pourquoi Uriel s'était montré si froid lorsqu'il lui avait demandé de s'arrêter.

Ils marchèrent pendant un peu plus d'une heure avant d'enfin sentir le souffle du vent se faire plus discret. Ils avançaient d'un pas lourd, ralentis par la poussière dont ils devaient supporter la charge supplémentaire, en plus de leurs énormes sacs à dos.

Bishop n'avait pas quitté Haziel. Parfois silencieusement, il l'observait du coin de l'œil pour être sûr qu'il ne montre pas des signes d'épuisement trop extrêmes. Mais le petit semblait tenir le coup. A d'autres moments, il lui parlait en espérant que cela rendrait le temps moins long.

Il ne comprenait toujours pas pourquoi, mais à chaque fois qu'il posait les yeux sur Haziel, il se sentait étonnement vide, comme déchiré de l'intérieur. Il mit du temps à comprendre qu'il était triste pour lui. Il était difficile pour lui, même si Bishop venait de Zeaur, de voir ce jeune homme qui n'était pas sorti de l'adolescence, tousser violemment entre ses mains et tenter ensuite de lui dissimuler le sang qui accompagnait chaque quinte.

Lorsqu'enfin ils s'arrêtèrent, un premier campement fut d'abord installé pour Haziel qui ne tarda pas à se laisser lourdement tomber.

Bishop s'apprêtait à prendre une couverture pour tenter de faire cesser ses tremblements, lorsqu'il sentit une présence dans son dos qui l'observait. Il se releva et vit Uriel, sans son masque, le fixer avec cette même froideur.

- Nous n'avons pas beaucoup de temps.

- Pas beaucoup de temps pour quoi ? L'est ne va pas s'envoler, que je sache ! Il sera toujours là, droit devant nous, attendant qu'on vienne y mourir.

Il vit Uriel soupirer et s'en aller sans le moindre mot.

Il s'empara ensuite de deux couvertures et se rendit au chevet d'Haziel. Il les entoura tout autour de lui et se laisser glisser au sol lui aussi.

- Pourquoi ? demanda faiblement le jeune homme.

- Comment ça pourquoi ?

- Pourquoi est-ce que tu fais tout ça pour moi ?

- Vous n'êtes pas censés être des protecteurs ? Pourquoi est-ce que le fait que je te vienne en aide t'étonne autant ?

Un faible sourire apparut sur le visage du plus jeune.

- Justement, en général, les gens ne comprennent pas pourquoi nous faisons ça. Alors, toi aussi tu veux devenir un Auxilium ?

Bishop eut un rire bref et observa les autres membres du clan au loin se reposer contre l'une au l'autre pierre ou morceau de métal.

- Ce que je fais n'a rien à voir avec vous, ne confonds pas tout petit. Je ne suis pas comme vous. Je n'aime juste pas voir quelqu'un souffrir sans qu'on lui apporte un peu d'aide. Ça m'a d'ailleurs valu quelques bricoles...

- C'est pour ça que tu as été exilé ?

Bishop ne répondit pas tout de suite. Il continua de regarder Uriel qui n'avait pas perdu sa mine sombre. Il était resté debout et scrutait l'horizon.

- En partie, oui, répondit finalement Bishop. Ce n'est pas trop dans les habitudes des Black Steam d'aider leur prochain.

- Dans ce cas, tu ferais un bon Auxilium. Souvent, nous ne sentions plus en phase avec nos clans ou nos factions, et ici, nous avons pu être pleinement nous-mêmes.

Bishop rit à nouveau. Cela l'amusait d'entendre toutes ces absurdités, elles étaient sans doute dues à son jeune âge et aux préceptes étranges de leur guide.

- Est-ce que je te fais penser à quelqu'un ? Est-ce que c'est pour ça que tu m'aides ?

La question d'Haziel fit bourdonner ses oreilles. Soudain, Bishop sentit son pouls s'accélérer et d'horribles souvenirs, ceux dont il rêvait la nuit, ressurgirent violemment. La simple vue d'images de visages oubliés lui fut douloureuse.

Il préféra ne pas répondre. Sans le savoir, il avait continué à fixer Uriel. Ce dernier avait senti son regard et il ne le quittait pas des yeux depuis de longues secondes maintenant.

- Je vois bien qu'Uriel est préoccupé, enchaîna Haziel sans insister sur sa dernière question. Par ma faute, nous avons dû faire un détour.

Bishop remercia le plus jeune de ne pas trop s'être attendu à une réponse de sa part. Il mit un certain temps à retrouver ses esprits et à comprendre ce qu'Haziel venait de dire.

- Je ne comprends pas, dit-il, pourquoi est-ce qu'il faut autant se dépêcher ? Vous allez simplement à l'est, non ? Pourquoi le temps semble vous manquer ?

- Parce qu'Uriel les a vus.

- Il a vu quoi ?

- Les sans âmes.

Haziel avait prononcé ces derniers mots sur un ton étrange, soudain très sérieux.

- Les sans âmes ? répéta Bishop, sceptique. Qui sont-ils ?

- Ils étaient des hommes autrefois, mais ils ont perdu leurs âmes. A présent, ils sont des bêtes, ils traquent sans relâche leur proie jusqu'à ce qu'elle soit affaiblie. Ensuite, en meute, ils viennent dévorer leur chair.

Bishop connaissait ces créatures, ou plutôt ces hommes. Quoi qu'en dise Haziel, ils étaient bel et bien humains, même si toute humanité avait disparu chez eux.

- Chez nous, on les appelait les Charognards. Parfois, ils s'approchaient des villages non loin de Zeaur, mais nos armes arrivaient facilement à les dissuader de revenir.

- Est-ce que tu vois des armes, Bishop ?

Bishop jeta un rapide coup d'œil aux paquetages transportés par les Auxilium. Ils étaient lourds et pleins à craqué, mais il ne voyait pas la moindre trace d'armes.

- Mais comment faites-vous pour vous défendre ? s'inquiéta soudain Bishop.

- Les armes sont extrêmement dures à trouver, répondit Haziel. Lorsqu'on s'éloigne de la périphérie de Zeaur, il est très rare que d'autres clans et factions maîtrisent l'art de l'armement. De là où je viens, des marchands passent parfois, et en échange d'une arme de mauvaise qualité, ils demandent en général un être humain. C'est comme ça que j'ai perdu ma sœur.

Le regard d'Haziel se fit plus lointain. Bishop se sentait stupide d'avoir cru que Zeaur était le centre de leur monde. Il pensait sa faction cruelle, mais il oubliait parfois les avantages d'avoir appartenu à un peuple nombreux et puissant, du moins en comparaison avec les autres.

Puis, une nouvelle crise frappa Haziel, et Bishop se sentit terriblement impuissant. Il ne pouvait rien faire, si ce n'est le regarder tousser à s'en déchirer les poumons. Puis, il releva les yeux et s'aperçut qu'Uriel l'observait encore avec intensité. Il soutint le regard et fronça les sourcils.

- Ne sois pas trop dur avec Uriel, parvint à dire Haziel lorsque sa quinte fut calmée.

Leur échange de regards ne lui avait pas échappé et il tentait de sourire pour rassurer Bishop qu'il n'y avait pas de quoi se mettre dans cet état.

- Pourquoi est-ce qu'il était si réticent au fait de s'arrêter ? Je ne comprends pas, nous avons bien dormi presque toute la nuit !

- Hier, tu avais besoin de dormir pour retrouver des forces. Uriel prévoit ce genre de contretemps et il estime l'avancée des sans âmes lentes, ils doivent chasser pour se nourrir et la nourriture se fait rare par ici.

- Alors pourquoi ?

- Il a peur, répondit simplement Haziel.

Bishop jeta encore quelques regards furtifs à Uriel. A présent, il avait repris son poste d'observateur et totalement statique, il contemplait l'horizon.

- Peur de quoi ? Des Charognards ? Je peux vous aider, je sais me battre.

Mais Haziel sourit faiblement et fit lentement un signe de négation de la tête.

- Il a peur de ce que je vais lui demander.

Bishop regarda l'air soudain interdit d'Haziel sans comprendre. Toutefois, il n'osa pas se risquer à demander ce que le jeune homme comptait lui demander. Cela ne le regardait sans doute pas.

Moins d'une heure plus tard, ils s'étaient remis en route, avec tout leur paquetage sur le dos dans une progression lente à travers les terres désolées. Par moments, l'une ou l'autre ruine venait apporter du relief au paysage, sortes de tombeaux de l'Ancien Monde. Ils ne s'y attardaient pas, ces terres avaient déjà été pillées depuis bien longtemps.

Bishop n'était pas convaincu. Ils s'étaient arrêtés pendant bien trop peu de temps. Haziel avait beau lui répéter que tout allait bien, il mentait, et Bishop le savait. Il s'était mis debout avec beaucoup de peine, ses jambes avaient tremblé et même lui n'arrivait plus à feindre son sourire qui se voulait rassurant.

Au bout de quelques heures de marche, Haziel était devenu excessivement lent. Même Bishop ne pouvait pas suivre son rythme, de peur de totalement rompre le sien. Il se tenait néanmoins à quelques mètres à peine de lui, le gardant à l'œil.

Uriel était toujours en tête de file. Et encore une fois, rien, pas même le bruit insoutenable des crises d'Haziel, ne le faisait se retourner. D'ailleurs, Bishop trouvait l'attitude des autres membres du clan particulièrement distante envers le jeune malade. Bishop n'appréciait pas particulièrement que le petit soit ainsi traité.

Las de cette étrange tension, il s'approcha d'Aniel et lui prit le bras pour la forcer à le regarder. Surprise, elle se retourna et le dévisagea.

Bishop s'apprêtait à lui demander pourquoi est-ce qu'ils ne prenaient pas plus soin d'Haziel lorsque soudain, la jeune femme eut un visage livide. Sa peau pâle devint cadavérique, et ses yeux étaient exorbités par la peur. Bishop remarqua qu'elle regardait quelque chose dans son dos. Lentement, il se retourna, craignant ce qu'il allait découvrir. Puis, il vit une masse couchée sur le sol. Il comprit très vite qu'Haziel venait de s'écrouler.

- Haziel ! hurla-t-il.

Il voulait courir vers lui, voir comment il allait, mais quelqu'un venait de l'interrompre. Uriel était passé devant lui et venait de déposer sa main sur son torse pour l'empêcher d'aller voir le malade.

Bishop comprit alors qu'il voulait y aller seul. Il respecta cela, mais décida de les tenir à l'œil au cas où Uriel forcerait le jeune homme à se lever.

Mais au lieu de ça, il vit Uriel s'agenouiller et relever le visage du plus jeune. Il fouilla dans son sac et retira sa gourde, mais Bishop distingua la main d'Haziel refuser son offre. Il plissa des yeux pour mieux les observer. Quelque chose n'allait pas.

Il vit Uriel parler dans l'oreille d'Haziel, mais il était trop loin pour entendre. Le plus jeune souriait tristement et caressa lentement le visage d'Uriel. Puis, il lui répondit. Bishop ne savait pas ce que le petit avait répondu, mais une chose était sûre, le visage d'Uriel se transforma. Il avait un air lointain, ses traits d'ordinaire d'une élégante finesse étaient durs er crispés. Quelque chose n'allait vraiment pas.

A côté de lui, il entendit des sanglots. Il se tourna et vit Daniel s'éloigner d'eux et détourner son regard de la scène.

Lorsque Bishop reporta son attention sur Uriel et Haziel, il comprit alors, mais il était trop tard pour qu'il puisse faire quoi que ce soit.

Uriel venait de retirer une courte dague de son sac à dos. Bishop ne l'avait même pas remarquée auparavant. Puis, tout alla très vite, et avant qu'il n'ait eu le temps de réaliser, la lame venait de transpercer le torse d'Haziel.


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