Aucune parole ne précède les vrais départs.



Edmond Jabès.

Les corbeaux n'avaient pas encore croassé à la faveur de la nuit qu'elle se décida enfin de regrouper quelques affaires. Archi, Archibald, siffla quand il se fit déloger de sa cachette un peu trop brutalement à son goût. Pour ne pas changer, il s'était blotti dans son linge. Elle n'avait jamais réussi à lui faire passer cette mauvaise habitude et ce bougre aimait particulièrement se blottir dans ses chaussettes. Cela donnait parfois de drôles de scènes. Tous en avaient été, au moins une fois, témoins. Mais personne n'osait intervenir. Qui aurait pu de toute façon ?

Le serpent reprit sa taille normale pour s'enrouler autour de la cheville de sa maitresse sans demander son reste. Bien qu'il sifflât son mécontentement, il continua son chemin jusqu'à son bras gauche, où il s'y fondit tout en émettant un grondement sourd. Elle sourit en sentant la peau parfaitement lisse de son ami glisser sur la sienne. Elle avait toujours aimé cette sensation, celle d'une douce caresse chaude et protectrice qui courait le long de son corps.

L'animal aimait Ana bien plus qu'il ne l'aurait dû, voyant en elle bien plus qu'une maitresse ou un être qu'il devait servir et protéger. Il l'aimait, elle et non ce qu'elle représentait. Bien sûr, cela ne changeait rien à la situation de la jeune femme, mais c'était toujours agréable de se sentir aimé sans condition ni limite.

Elle se racla la gorge quelques secondes pour libérer ses cordes vocales. Sa voix était enrouée. Elle n'avait pas parlé depuis bien plus d'une semaine.

- Il est temps Archi.

L'animal se contenta de matérialiser sa tête hors de sa peau. Il la regarda et siffla en douceur. À sa façon, il venait de l'encourager. Lui non plus, n'aimait pas leur avenir.

Elle continua d'enfourner quelques affaires dans son vieux sac en cuir marron. Elle ne prit que l'essentiel : quelques vêtements, des munitions et son carnet. Se disant qu'elle pourra toujours se débrouiller pour sa nourriture le cas échéant. Elle demanderait à Archi de chasser un peu de viande qui, si possible, ne rampait pas sur le sol. La jeune femme avait toujours eu du mal avec les insectes et tout ce qui s'en rapprochait de près ou de loin. Elle ne prit pas de crayons non plus, elle en matérialiserait un si elle en avait besoin.

Elle soupira et se dit qu'elle aussi elle devait se préparer à son tour. Devant son miroir ébréché, elle ne put que baisser les yeux face à son reflet. Elle avait les yeux en amande et les cheveux d'un noir macabre, comme ceux de sa mère. Sa peau, elle aussi, ressemblait en tout point à celle de la femme qui l'avait mise au monde. Il y avait tellement longtemps maintenant. Seule la couleur de ses yeux différait. Pendant un temps, ils étaient sombres, presque noirs, mais depuis quelques siècles maintenant ils étaient beiges. Presque blanc. Eux, qui avaient tant vu et tant vécu, avaient l'air morts. Avec son physique si particulier et ses prunelles si étranges, elle ressemblait à un monstre. Ses cicatrices en rajoutaient également. Elle en avait partout, de toutes sortes et de formes. Elle les maudissait toutes.

Ana vérifia encore une fois que tout était en place sur son petit bureau. Fit une toute dernière fois le tour de sa maison et serra les dents. La jeune femme ne prit même pas la peine d'ouvrir la porte de l'autre chambre. Si elle en avait le courage ou le temps, elle se laisserait bien aller avec quelques larmes. Mais elle ne fit rien. Se laisser aller à ses sentiments l'effrayait bien trop. Oui, cette femme, que même la mort fuyait à toutes jambes, avait bel et bien peur de quelque chose.

Peur de la tendresse de son cœur.

Une fois son bâton accroché sur sa hanche et son couteau sur sa cuisse, elle fit la chose la plus dure qui lui avait été donnée de faire au cours de sa trop longue vie.

Ana sorti définitivement de chez elle.

La jeune femme laissa son regard vagabonder jusqu'à la veilleuse de la nuit. Cet oiseau au plumage aussi sombre que ses cheveux et au regard tout aussi ténébreux avait élu domicile sur le toit de son voisin d'en face depuis quelques mois. Et depuis tout ce temps, il observait le monde à la nuit tombée. Quelquefois, Ana avait l'impression que le rapace passait son temps à l'observer ; se rendant finalement compte qu'elle aussi le regardait sans sourciller.

Cette nuit était noire et sans vent, ce qui était plutôt agréable pour la saison. C'était l'une de ces nuits où aucune lumière ne crevait le ciel.

Dans un ultime regret avant de s'enfuir vers sa destinée, Ana se retourna pour détailler la maison voisine de la sienne.

« Je suis désolée ».

Voilà ce qu'elle aurait tant aimé murmurer, ce qu'elle aurait aimé qu'il entende. Mais, une fois de plus, elle ne fit que le penser. D'abord hésitante, elle se décida à faire un pas en avant. Mais s'immobilisa les membres tendus par le stresse et la douleur, trop angoissés à l'idée de se retourner et de renoncer au dernier moment.

Elle effleura la porte en bois usé de son voisin, ses dents grinçant sous la pression de sa mâchoire, avant de mimer une simple petite phrase presque interdite.

« Je t'aime »

Ces mots lui avaient tant brulé les lèvres, et ce, depuis si longtemps, que ses souvenirs n'en furent plus que douloureux. Elle ne le lui avait jamais dit, mais lui non plus. Elle avait tant tu les maux de son cœur autrefois, que c'en était devenu une habitude. Une sorte de moyen de survie terriblement destructeur.

Elle enchaîna les ruelles silencieusement, jusqu'à ce que ses pas la mènent dans un immense champ laissé en friche. Personne n'avait eu l'autorisation de construire ici. Elle ne l'avait jamais voulu, c'était un peu son sanctuaire. À chaque fois qu'elle venait ici, elle avait l'impression d'être dans l'œil du cyclone. Tout pouvait voler en éclat autour d'elle, tout pouvait se finir, exploser, mais rien ne l'atteindrait. Jamais. Ce fut encore le cas aujourd'hui. Même si, c'était elle, la tempête. Elle ne l'aurait jamais avoué, même sous la plus atroce des tortures, mais son cœur venait d'exploser en des milliers de morceaux, si petits qu'ils sont invisibles pour l'œil humain. Et pour les siens aussi. La jeune femme saignait de l'intérieur, de cet abandon, parce que c'en était bien un. C'était si dur pour elle ; de sentir toute son humanité disparaître, en lui broyant le corps et le cœur par la même occasion. Elle avait envie de mourir tant ce fut douloureux, mais à la place, elle vomit tout qu'elle put.

Mille fois au moins, elle s'était retrouvée assise sur le sol, à regarder son village en contre-bas. C'était souvent ses insomnies l'amenaient ici, avec ou sans une bouteille à moitié vide, et toutes les fois où ils s'étaient aimés sur ce sol inégal et plein d'insectes. Il y avait aussi tous ces autres moments, où la vie lui semblait plus belle, où elle se sentait, presque, comme tout le monde. Ou encore ceux où elle pouvait sentir le bonheur qu'on lui avait interdit depuis toujours, celui sous prétexte qu'elle n'était qu'elle.

Pourquoi elle ? Cette question, elle se la posait depuis tant d'années qu'elle avait perdue toute sa saveur. Elle ne faisait plus que passer dans son esprit sans plus jamais s'accrocher à un recoin de son crâne.

Elle prit la direction de la frontière en trainant les pieds. Elle ne voulait pas s'attarder plus longtemps ici, elle ne le pouvait pas.

- Faut accélérer.

Une fois de plus sa voix paraissait lointaine, presque fragile. Mais c'était une erreur, Ana était tout sauf fragile.

Archi sortit et glissa jusqu'au sol, où il prit une dimension extraordinaire une fois touchée. Maintenant aussi grand et gros que plusieurs cerfs, sa peau verte, entièrement lisse, se confondait avec la nature environnante.

Ana s'assura, pour la millième fois au moins, que son bâton était toujours accroché à sa hanche. Ce dernier n'était pas fait de bois, mais d'un métal dont elle ignorait absolument tout. Par contre, elle savait parfaitement ce qu'elle pouvait faire avec. Elle pouvait faucher des vies en un battement de cil, ou encore torturer brutalement ses ennemis pendant des heures, et ce, sans que le sang ne la salisse ou que les os ne l'abîmassent. Il était tenu grâce à un enchevêtrement de lanières de cuir nouées autour de son corps. C'était une arme meurtrière, construite et offerte par le seul homme qui avait réussi à réanimer son cœur mort. Elle y tenait plus qu'à sa propre vie et se savait redoutable avec. Surtout quand elle prenait la forme d'une immense faux. Et que ce soit sous un soleil ardent ou par une sombre nuit, son arme brillait toujours. Elle semblait être à la fois tout aussi capable de prendre des vies, que d'absorber toutes forme de lumières et d'espoirs.

Elle monta sur le dos de son serpent et se coucha sur lui tout en se laissant aller. Elle savait qu'elle succomberait bientôt au sommeil ; elle l'espérait juste sans cauchemars. Archi veillait, alors elle ne risquerait rien.

Le voyage jusqu'à la frontière durera environ dix jours et pendant tout ce temps elle ne se servira pas une seule fois de son bâton. Pour le moment elle était du bon côté de leur Mira. Ce qu'elle savait aussi c'est que dans une poignée d'heure, il se lèverait et ressentirait son absence. Il la ressentait toujours. Elle s'était toujours dit qu'il... non, en fait, elle ne préférait rien se dire ou même s'avouer à demi-mot.

Par contre, il y avait bien un souvenir qu'elle aimait se rappeler chaque jour un peu plus. En comparaison de sa vie, il n'était pas si vieux. Il devait dater de moins de cent ans :

C'était une fin d'après-midi, il faisait un peu frais et elle avait faim. Ce petit détail la faisait encore sourire maintenant. Elle se souvenait qu'elle marchait tranquillement en direction du champ, pour une fois il n'y avait pas grand monde dans les rues et son sang n'était pas chargé d'alkogol'. Archi la suivait en zigzaguant derrière elle. De temps à autre, il s'échappait pour aller croquer un jeune oiseau qui avait eu le malheur de lui passer sous son nez. Tout en haut de la colline, il était là, à l'attendre ; il avait même pris la peine d'étaler une vieille couverture sur le sol. Ses jambes étaient étalées devant lui, et souriait. Un sourire un peu tordu à cause de son énorme cicatrice qui lui barrait le visage.

C'est à ce moment précis que s'arrêtait son bon souvenir. C'était beau, car pour une fois, elle avait remarqué la façon dont il la regardait. Il la voyait elle et non ce qu'elle était, ce qu'elle devait être. Pendant une petite seconde, elle s'était sentie jolie et importante pour quelqu'un.

Elle ne s'en rendait pas compte, mais plongée dans son sommeil, Ana, venait de serrer son bâton. Ce n'est que quand le soleil vint lui lécher le visage, qu'elle se rendit compte de s'être endormie si profondément. 

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