⚔️Prologue


LETTRE DE SIRYASIUS


« Je veux justifier mon existence.

J'avais dix ans lors de ma première visite dans la cité volante d'Etherna. À cette époque, tout ce qui n'était pas teinté de la brume sulfureuse du Deuxième Cercle de l'Enfer me paraissait fantastique.

La lumière du jour était moins crue que les flammes familières de notre royaume souterrain. L'air autour de moi bruissait de la vie des arbres et des ruisseaux, et l'herbe, oh l'herbe... Comme le ciel bleu, elle était d'une couleur que je n'avais jamais imaginé.

Mais même en m'abandonnant à cette contemplation, je sentais les regards. Ils pesaient sur nous, froids et curieux, certains marqués par la crainte.

Je tenais la main de mon père, et elle me semblait aussi vaste et chaude qu'un refuge. Lorsque je levais les yeux vers lui, je ne voyais pas l'effroi qu'il inspirait chez les autres. Pour moi, il était simplement mon géniteur.

Inaccessible, sauf aujourd'hui.

C'était le premier contact physique que nous avions ensemble.

Sa peau avait la couleur du sang, tout comme la mienne, et dans cette cité de lumières, il se détachait de tous ceux nous entourant. Sa stature était de celle des héros représentés sur la place publique de la cité, mais avec une intensité qui faisait détourner le regard. Même ses yeux, d'un jaune intense, semblaient absorber la lumière alentour.

Le son de nos pas sur les pavés résonnait étrangement dans les rues immaculées d'Etherna. La ville elle-même semblait être un rêve, avec ses tours qui s'enroulaient vers le ciel comme des rubans de pierre et ses dômes brillants qui reflétaient les rayons du soleil en mille nuances.

— Garde la tête haute, avait grondé mon père, sa voix aussi ferme que l'étreinte de sa main. Mes rejetons ne baissent jamais les yeux devant la plèbe terrestre.

Mais ces mots, plutôt que de me gonfler d'orgueil, pesaient sur moi comme une couronne trop lourde. Parmi la foule de demi-frères et de demi-sœurs que j'avais, je me sentais même étranger à ce statut de « rejeton ».

Bâtard. Cambion. Fils d'un démon et d'une mortelle.

Ma mère était pour moi un mystère, une ombre dans mon histoire personnelle.

Et maintenant, alors que nous traversions la grandeur de la ville vers l'église, je réalisais que je n'aurais plus jamais l'occasion de la connaître.

Elle était morte comme elle avait vécu : dans l'anonymat. Trouvée avec une bague aux inscriptions infernales, on l'avait accusée d'occultisme et décidée de brûler sa dépouille sans cérémonie.

Jusqu'à ce qu'un homme de foi ait l'audace de lire à voix haute les inscriptions, convoquant une audience avec mon père, quelques jours plus tôt.

Le chemin vers l'église était pavé d'éclats de voix et de murmures effrayés. Mon père, sa silhouette rouge et imposante, tranchait à travers la foule, son aura intimidante écartant naturellement la masse.

Il était rare de voir des démons dans les villes célestes, et encore moins un diable. Pourtant, je ne savais pas comment, mais personne n'arrêtait notre progression. Pas de gardes, rien.

L'église était imposante et se dressait comme une sentinelle de pierre au milieu de la cité. Ses vitraux capturaient la lumière du jour, la transformant en un kaléidoscope de couleurs qui dansait sur le sol nacré. Je me souviens encore de l'encens et de la froideur de la pierre sous mes pieds nus.

Les prêtres nous dévisageaient, leurs regards appuyés ne laissant place à aucun doute quant à leur aversion pour nous.

Au cœur sacré de la nef, le corps de ma mère gisait, solitaire et immobile, drapé dans un linceul d'une blancheur immaculée et préparé pour le bûcher. À son côté reposait la bague, les inscriptions sombres contrastant avec la blancheur du tissu enveloppant sa dépouille.

La simple présence de la bague avait justifié que l'on s'occupe si bien de son corps.

Mon père, avec sa dignité imperturbable, s'avança d'un pas mesuré. Son silence imposait une trêve à la cacophonie des murmures.

Curieux, je m'approchai davantage, observant le visage de celle qui m'avait donné la vie. Elle semblait tranquille, malgré les plaques sombres maculant sa peau, à peine cachée par sa chevelure dense et aussi noire que la mienne. D'après mon père, elles étaient dues à une maladie fréquente dans sa profession.

La veille de notre venue macabre, il m'avait enfin parlé d'elle : une prostituée des bas-fonds d'Etherna, une femme dont le semblant de foi avait refusé un pacte diabolique.

Elle avait opposé une résistance farouche à l'offre de mon père – la richesse contre son âme –, mais sa dévotion n'avait pu résister à l'attraction du diable qui avait scellé leur destin le temps d'une nuit fatale.

Cette nuit avait été suffisante, et elle en avait profité pour lui voler l'une de ses bagues. Un artefact d'une puissance occulte, et la raison de notre présence dans ce lieu de culte. C'était grâce à cette bague qu'elle avait pu invoquer mon père à peine un jour après ma venue au monde.

— Elle ne voulait pas de toi, m'avait-il dit. Parce que tu étais le portrait d'un petit diable, et ta naissance avait failli être son trépas.

Ainsi, mon père m'avait emporté pour me faire grandir dans le Deuxième Cercle des Enfers, où il régnait en souverain.

Là, parmi les flammes et les ombres, j'avais appris à connaître la dualité de mon être, partagé entre deux mondes, l'un que je ne pourrais jamais pleinement réclamer, l'autre qui ne m'accepterait jamais entièrement.

J'avais appris à détester et être détesté.

Mon père s'empara de la bague, reprenant possession d'un bien lui appartenant de droit. Sa main s'attarda à peine sur le linceul et aucune trace d'émotion ne troubla son visage impénétrable.

— Brûlez-la, ordonna-t-il d'une voix grave, se détournant de la dépouille avec indifférence.

Je restai là, figé, observant la scène avec une dissociation croissante.

Découvrir ma mère pour la première et dernière fois, les regards, la froideur de l'instant, tout cela creusait en moi un gouffre d'émotions contradictoires.

Des émotions n'étant pas les miennes, ou que je n'avais jamais dû affronter auparavant, me submergeaient : une compassion soudaine, une tristesse profonde, presque humaine.

C'était inhabituel, déstabilisant.

Les prêtres s'activèrent, leurs mouvements empreints d'une hâte indécente. Les bois de cèdre furent empilés autour de la dépouille, l'odeur poignante de la résine mêlée à celle de l'encens remplissant l'espace sacré. Il n'y avait pas de prières, pas de chants – seulement le grincement des cordes et le claquement sec des bûches.

Je ne pouvais plus supporter la vue, ni la réalité sordide de ce qui allait suivre. Un sentiment d'urgence me saisit, un besoin de fuir cet endroit, ces gens, cette cérémonie funèbre. Sans un mot, j'esquivai mon père et courus hors de l'église.

Une fois à l'extérieur, l'air libre me gifla, me rappelant à la réalité. Mais la réalité ne m'offrait aucun confort. Je m'éloignai en titubant, m'échappant dans les ruelles adjacentes, cherchant désespérément à respirer, à comprendre le tumulte qui se déchaînait en moi.

Là, face au vide, l'abîme sous mes pieds semblait m'appeler. Je me demandais combien de mètres me séparaient de la ville basse, de ces rues vivantes et chaotiques, si différentes des hauteurs étouffées de la cité volante. Puis des bas-fonds qui avaient connu les charmes de ma mère.

Un frisson me parcourut à l'idée de déployer mes ailes démoniaque.

S'ouvriraient-elles assez vite pour arrêter ma chute, ou bien la peur me paralyserait-elle, m'entraînant vers ma fin ?

C'est là, au bord de ce gouffre, que la réalité me frappa de plein fouet : j'étais mortel.

Malgré le sang démoniaque qui coulait dans mes veines, la promesse de l'immortalité m'était refusée. J'allais mourir un jour, peut-être sous les flammes de mon propre père, peut-être seul et oublié, comme tant d'autres avant moi.

Cette pensée me saisit de terreur, une terreur viscérale face à ma fin inévitable. Mourir seul, mourir sans nom, cela me semblait un sort pire que les tortures des enfers.

Je voulais laisser une marque indélébile.

Les Cercles de l'Enfer m'étaient fermés, mon statut de bâtard m'y interdisant toute prétention. Mais la Surface, les Cieux, ils étaient vastes et pleins de possibilités.

Marquer ces mondes, y laisser ma légende, c'était là que je pouvais, que je devais démontrer ma valeur. C'était ainsi que je transcenderais mon existence éphémère.

C'était ainsi que je deviendrais inoubliable et que mon existence aurait un sens. »

Siryasius



Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top