25. 53 jusqu'à toi

Quelque part à chaque intersection de couloir, je m'attends à le voir, à tomber nez à nez avec Michael. C'est étrange. Je le cherche du regard, mais je sais pertinemment que je ne le reverrais pas, parce que Michael n'existe tout simplement pas. Il n'a jamais excité si ce n'est dans ma tête.

- À quoi tu penses ?

La voix de Basile me rappelle alors à l'ordre tandis que je glisse mes yeux sur lui.

- Je réfléchis à comment te faire ta fête, lui répondis-je

- Tu m'en diras tant...Et alors ? Tu as trouvé une idée ?

- Si je te le dis, ça enlève tout le charme à ce que je te réserve. N'aimes-tu pas les surprises ?

- Je n'en suis pas friand, mais si ça vient de toi alors...Je prends tout ce qui vient de toi, comme je te prends aussi. Corps et âme.

Maintenant, j'ai la pression. Dès on atteindra la chambre, il va falloir que je me débrouille pour le surprendre et j'avoue ne m'être pas du tout préparé à l'idée. Mon cerveau vagabonde main dans la main avec mes idées et l'espace d'un moment, j'ai oublié que Basile était à mes côtés.

On fait alors un tour complet de l'hôpital en guise de "promenade du jour" avant de revenir dans la chambre. L'infirmière n'y est plus et quelque part ça me soulage. Pire que nounou à venir toutes les trois heures, surveillant si j'ai fini mon plateau, si je ne manque de rien ou si j'ai bien fait caca. Vous imaginez, vous ? Devoir, tous les jours, décrire vos excréments à quelqu'un ? "Alors aujourd'hui c'était assez consistant, marron plutôt foncé. Par contre le nouveau rouleau de PQ ? Pas top la qualité, il est solide hein, mais ça m'irrite un peu les fesses. Hier ? Oh hier c'était festival ! Tempête dans le caleçon ! Assez mou, presque liquide du genre "gastro" ou bonne "diarrhée" avec une couleur plutôt verdâtre. Hmm ? Ouais tout à fait ça."

Bon appétit bien sûr.

- Elle a vraiment tout rangé, sifflé-je en constatant que les livres de Basile sont tous empilés dans un coin, que ses vêtements sont pliés sur une chaise et que les draps de mon lit ont été changés.

- Pire que Jacqueline. Ta mère aussi est pas mal dans le genre...

Ça je le sais. Ma mère n'est pas maniaque, mais elle aime s'adonner à de fréquent "ménage de printemps" quand elle a l'esprit préoccupé. Je me rappelle d'un épisode quand j'étais plus petite, où avant un entretien d'embauche dans sa nouvelle boîte, le soir, elle a balancé toute la vaisselle par "réflexe" en voulant ranger les placards de la cuisine et que du coup, on a du manger dans des assiettes en plastique pendant deux bonnes semaines. J'aimais bien le petit côté "camping" à la maison. Il ne manquait plus que la cabane au milieu du salon et ça aurait été parfait.

Elle fait ça assez fréquemment et je n'ose alors imaginer ce que cela a pu donner ces derniers temps. Ce genre de chose me ramène et me confronte à la réalité. Celle que je n'ai pas vécue et dont tout le monde s'ignore bien de me raconter.

- Dis-moi Basile, je peux te poser une question ?

- Tu veux savoir comment ça s'est passé, n'est-ce pas ?

- Je sais que c'était dur, mais...

- Mais tu veux en savoir plus. Je comprends. Je peux te raconter, tu sais ? Ce n'est pas un tabou, ni même un secret d'État, ça n'a juste rien de marrant.

Je ne sais pas si on peut dire que c'est de la curiosité, mais quelque part, j'ai envie de plus qu'un simple "C'était difficile". Je me doute. J'ai eu cet incident impliquant la mort de Manu, peu de temps après grand-mère est décédée et moi...moi je suis resté dans le coma pendant presque un an. J'ignore comment ils l'ont vécu, chacun à leur façon, mais je suis pris d'une envie de savoir.

Basile s'installe alors dans le fauteuil en face de moi et prend mes mains dans les siennes en les serrant à peine. C'est presque délicat. Doux. Comme si mes mains servaient en fait à le rassurer.

- Le soir de l'accident, quand Manu et toi aviez été emmenés à l'hôpital, ici donc, Cléo est de suite venue me chercher. Elle est arrivée en trombe dans la maison en hurlant à la mort, en disant que c'était grave, mais elle était dans un tel état qu'elle bafouillait en hurlant plus qu'elle ne disait des phrases compréhensibles. J'ai seulement entendu "Gabriel. Barrage. Accident. Noyade." À cet instant, je crois que la terre s'est complètement arrêtée de tourner pour moi. C'est assez étrange comme sensation ou comme impression. Comme si tout était en "stop".

Il marque une pause et l'emprise de ses mains sur les miennes se resserre alors progressivement. Les traits de son visage se durcissent comme s'il retenait quelque chose, marqué par la douleur et la souffrance de devoir revivre ce genre de moment. À cet instant, j'ai pris conscience de la requête égoïste que je lui soumettais. C'est ma demande qui le remet dans un état pareil.

Qu'est-ce que je l'oblige à faire exactement ?

- J'ai commencé par paniquer dans la voiture, je crois. Comme si mon cerveau réalisait enfin ce qu'il se passait et qu'il était en train d'analyser toutes les situations possibles. Les pires situations, forcément. Je ne sais pas si tu t'en souviens, mais il pleuvait des cordes, j'entendais les gouttes s'écraser contre le pare-brise de la camionnette de Cléo et à cet instant, je me suis demandé s'il ne pleuvait pas autant dans la voiture qu'à l'extérieure de cette dernière. Il pleuvait sur Cléo, mais pas sur moi. J'ai pleuré pour Manu, tu sais ? J'ai pleuré pour le décès de Jacqueline aussi, mais jamais je n'ai pleuré pour toi Gabriel. Pas une fois. C'est plutôt horrible, tu ne trouves pas ? J'ai eu le cœur en miette, fracassé par la nouvelle, mais je n'ai pas pleuré. Quand les médecins nous ont dit à Cléo et moi que tu étais en vie, mais dans un état critique et que tout dépendait de toi, je n'ai pas pleuré. En fait, j'ai eu comme...comme l'impression que si je venais à pleurer, à te pleurer, alors c'était comme si je t'enterrais déjà et ça je m'y refusais. J'ai pleuré les gens qui sont morts, mais pas toi. Je me suis accroché. Je suis venu aussi souvent que je le pouvais. J'ai prié je ne sais combien de dieux. J'ai allumé je ne sais combien de bougies en manquant de foutre le feu aux rideaux de la chambre. Cléo a pleuré. Énormément. Tous les jours. Constamment. Elle pleurait jusqu'à épuisement. Cléa l'a fait aussi, mais elle préférait mille fois aller se cacher dans des endroits où on ne pouvait pas la voir. Je ne vois pas les gens de base, mais je les entends.

D'entendre son récit, me pince le cœur. Dans sa voix, dans ses mots, toute la souffrance ressentie et bien souvent retenue.

- Trois jours plus tard, ta mère arrivait. C'est une femme incroyable. Elle a perdu sa mère, mais s'est maintenue pour son fils. On a beaucoup parlé elle et moi. Souvent on était ici tous les deux, avec toi dans cette chambre ou sinon dans les champs au village, ceux derrière la maison. Je ne saurais jamais si vous avez une quelconque ressemblance physique, du fait de ma cécité, mais tu tiens beaucoup d'elle Gabriel, ça j'en suis sûr. Et je crois que c'est pour ça que je me suis autant accroché. Qu'on s'est tous accroché. Grâce à sa présence. Une fois, elle a organisé une soirée pyjama à la maison et elle a installé des matelas gonflables dans le salon pour nous faire dormir tous ensemble : les deux sœurs, elle-même et moi. Pour qu'aucun de nous ne puisse se sentir seul.

Je sais déjà tout ça. Francine est une femme ordinaire, mais une mère extraordinaire, et ce, sous bien des aspects. Elle m'a élevé, seule, quand mon père est décédé, moi qui ai toujours été arrogant, borné et égoïste. Elle m'a aidé à me construire et ne m'a jamais posé de questions quand je ramenais tantôt des filles tantôt des garçons à la maison. Bien au contraire. Elle a toujours tout misé sur mon bonheur premier et s'est contentée d'accueillir tout le monde à bras ouverts.

Et de zigouiller tout le monde quand, dans bien souvent des cas, je me faisais larguer comme une vieille chaussette. Elle s'asseyait à côté de moi sur le canapé, me donnait un pot de glace parfum caramel et on regardait "F.R.I.E.N.D.S" ensemble. Tout ce qu'elle a toujours souhaité c'est qu'un jour, en grandissant, je puisse avoir le même genre de groupe d'amis m'entourant. Je crois que je les ai trouvés. Ça m'a pris du temps, beaucoup de temps, mais je crois que maintenant...

C'est comme une grande chasse au trésor.

- Donc pour te répondre, c'est vrai que ça a été dur, mais honnêtement, ça aurait pu être pire, je pense.

L'entendre me rassure quelque peu, même si j'aurai aimé être que les choses se passent différemment que d'avoir à leur faire affronter ce genre d'épreuves là.

- Mais passons, je n'ai pas oublié ce que tu m'as dit dans le couloir tout à l'heure Gabriel !

- Comment ça ? Qu'est-ce que je t'ai dit ?

- Ne joue pas à ça avec moi...

Ah. Il fait donc mention de "ça". Je vois.

- Suis-je supposé attendre que tu viennes me faire ma fête ?

- Ça dépend. Sur une échelle de 1 à 10, combien as-tu envie de moi ?

- 53.

- Waw ! C'est hyper précis dit donc.

- C'est le nombre de prières idiotes que j'ai formulées pour t'avoir un jour à nouveau dans mes bras.

Vous ai-je déjà dit ô combien j'aimais ce garçon ?

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