2. Attrape-moi

Je suis resté de longues minutes devant le miroir de la salle de bain plein de buée à me regarder. Je ne sais pas pourquoi d'ailleurs. Ce n'est pas comme si je me voyais pour la première fois, mais on aurait plutôt dit que je me découvrais. Ça ne vous arrive jamais à vous ? Un matin de vous arrêter comme ça devant votre reflet et de vous dire "C'est comme ça que les gens me voient". C'est comme ça que je suis pour eux. C'est bizarre. Je me suis souvent demandé à quoi je ressemblais du point de vue d'un autre et maintenant que j'ai l'occasion de me regarder, je n'ai pas l'impression de me reconnaître. Je ne reconnais pas cet air reposé. Je ne reconnais pas ce visage rosi par la joie et par le bonheur. Je ne reconnais pas ce sourire plein de satisfaction que j'entraperçois.

Est-ce dû à Basile ? Sûrement.

Il y a encore quelques semaines, je n'avais certainement pas cette tête-là.

- C'est bon ? Tu es prêt ?

- Ah ! Cinq minutes, j'arrive. Le temps d'enfiler quelque chose.

Quand je suis revenu au village, Basile et moi avons eu un temps d'adaptation. On s'est tournés autour. On a flirté comme au premier jour. On a parlé. Beaucoup parlé. Des nuits entières. On s'est dit des choses qui nous semblaient essentielles pour l'autre de savoir. En fait, on a appris à se connaître. Dans tous les sens du terme et même en profondeur. Je me rappelle de cette soirée, où après avoir fait l'amour, Basile m'a demandé s'il pouvait me toucher. Sur le moment, je l'ai regardé surpris, sans rien dire et puis j'ai compris à travers ses gestes, à travers son toucher, que pour lui tout ceci avait une autre signification. C'était important. Je suis donc resté assis là, pendant que ses doigts frôlaient, touchaient chaque parcelle de ma peau. Parfois, un frisson me parcourait tout le corps et d'autres fois, un gloussement s'échappait tant je suis chatouilleux.

On s'est laissé quelques jours pour établir des limites aussi. Les choses à dire, à ne pas dire. Ces choses à faire et à ne pas faire. Bien que nos handicaps respectifs ne changent en rien la passion que l'on peut éprouver l'un pour l'autre à la nuit tombée ou au détour des toilettes du marché municipal.

J'attrape alors ma canne posée contre le mur de la salle de bain et descends les escaliers tandis que Basile est assis là, sur le canapé.

- Tu as mis du parfum ! Pour une fois...

- Dis que je pue habituellement.

- Non, tu sens le champ. Les blés.

Est-ce une sorte de compliment détourné ou Basile essaye, à sa façon de m'envoyer un message en me disant que je devrais faire attention à mon hygiène ? Je n'en sais trop rien. On va dire que je ne vais pas lui tenir rigueur et passer outre.

- Parfois, tu as vraiment les sens d'un animal quand même.

Il entend et sens des choses que je n'arrive même pas à percevoir. Je ne sais pas si c'est lié à sa cécité, mais ses autres sens sont quand même vachement accrus.

- Pas étonnant que je fasse des rêves étranges de toi en tenue en cuire rouge.

- Je ne suis pas un super héros, je te l'ai déjà dit.

- Non, mais tu es mon héros à moi et ça, ça me suffit.

Je te l'ai peut-être déjà dit d'ailleurs, sûrement même, mais si tu n'avais pas été à l'hôpital après l'affaire du barrage, je pense que je ne me serais pas autant raccroché à ta voix. Le sais-tu Basile ? On peut réellement entendre les gens autour de nous. Je t'ai entendu parler, me parler. Je t'ai entendu me supplier de rester, de me battre. Je t'ai entendu dire que tu m'aimais. Et tu sais quoi ? Je me suis accroché à tout ça. Je me suis accroché à tes mots. Je me suis accroché à ce sentiment qui nous unissait et qui continue de le faire. On est parti de rien, vraiment, si ce n'est d'une incertitude et maintenant regarde nous ? Qui aurait cru, hein ?

- Cléo ne devrait pas tarder à arriver. Elle va nous aider à installer le stand sur le marché.

- Et Cléa ? Elle vient aujourd'hui ?

- Gabriel, on est mercredi, Cléa est en ville. Tu sais bien que la semaine elle est en internat.

- Ah oui, merde !

Quelques minutes plus tard, le klaxon résonne dans la cour devant la maison et on aperçoit le camion de Cléo garé juste devant.

- Notre chauffeur est là ! Tu es prêt à prendre ta raclée Gabriel ?

- Tu as mal prononcé "fessée".

- Tu vois que tu ne penses qu'à ça !

Même s'il me le dit, c'est le premier à en rire et à se retrouver avec les joues rosies. Est-ce qu'il a en a conscience au moins ? Les mots de Basile vont dans un sens pendant que tout son langage corporel me dit le contraire. C'est ce que je trouve mignon chez lui. Ce côté pas tout à fait honnête avec lui-même comme s'il se retenait d'une quelconque façon que ce soit. Enfin, "retenue" est bien le dernier mot qui me viendrait à l'esprit le concernant, surtout une fois au lit. Basile n'a aucune retenue et je me rappelle très bien de notre première fois : Je n'ai pas pu me lever pendant au moins deux heures après l'avoir fait. Je l'ai maudit ce jour-là. Vraiment. J'étais parti confiant en ayant minimum conscience de mes propres compétences et de mes propres limites, mais depuis que l'on se fréquente, Basile il s'assoit sur mes limites. Et après il ose me dire que je ne pense qu'à ça alors que le plus chaud lapin de nous deux, c'est sûrement lui. Combien de nuits blanches avons-nous passées au juste ? Combien de fois ces derniers temps l'ai-je entendu dire tout bas : "On recommence ?". Ce garçon est pas croyable. Il cache bien son jeu.

- Vous vous êtes fait tout beaux les garçons. On peut savoir c'est pour quelle occasion ? nous demande Cléo en nous regardant

- On a un pari en cours, dit Basile. Celui qui vend le moins de fleurs aura un gage de la part de l'autre.

- Un gage ? Mais vous avez quel âge pour jouer à ce genre de chose ?

- Chut ! C'est quelque chose de très, très, très sérieux, rajouté-je

Elle ne dit rien pendant un moment et puis Basile, pour briser le silence, finit par lancer :

- Gabriel veut juste me baiser s'il gagne.

- Quoi ?! Mais...ce n'est même pas vrai !

Morte de rire, Cléo attache sa ceinture et met le cap vers le marché tandis que je fusille Basile des yeux. Il a de la chance de ne pas devoir affronter mon regard celui-là ! Non, mais, oser me balancer comme ça devant tout le monde.

- Ne boude pas Gaby, on sait tous les trois que tu l'envisageais.

- Oui, je l'envisageais, mais ce n'est pas pour autant ce que j'avais en tête si je gagne ! Arrêtez de faire de moi le plus gros obsédé de la planète ! En plus, Basile est pire.

- Comment ça, je suis pire ?

- Rappelle-moi qui a dormi aussi longtemps parce qu'il était épuisé parce qu'à chaque fois qu'on finissait, il me disait "Encore" ?

- Pas moi. Je ne vois absolument pas de quoi tu parles !

- Ton nez s'allonge Pinocchio.

- Et puis c'est ta faute aussi Gabriel !

- Ma faute ? Ah ce qu'il ne faut pas entendre ! En quoi c'est ma faute ?

- T'as quand même une sacrée peau de bébé. C'est si doux au toucher que je...

Ma main s'interpose sur sa bouche pour l'empêcher de continuer tandis que mes yeux croisent ceux de Cléo dans le rétroviseur alors que je vois son petit sourire narquois.

- Une peau de bébé, hein ?

- N'en rajoute pas toi.

- Non, non, mais je trouve ça vachement utile comme info. C'est bon à savoir que tu as une peau de bébé. Tu utilises quelle crème ? Je veux la même. Nivea ou plutôt Dove ?

Basile éclate alors de rire en manquant de peu de me cracher dans la main. Quel gros dégueulasse.

- Bon allez, on arrive. Je vous aide et après vous vous démerdez, mais j'ai hâte de savoir qui va être le grand gagnant de votre petit jeu ! Vous me tenez au courant ? Je lui offrirais la première tournée au bar.

- Ça sera forcément moi, sifflé-je

À peine descendue du camion et commençant à installer le stand, Cléo s'approche de moi et me dit

- Ta tendre moitié vient de se faire alpaguer par toutes les vieilles du village. Tu te sens toujours confiant ?

- Totalement.

Pourquoi elle lui touche le visage celle-là ? Et l'autre qui a sa main toute fripée sur son bras. Arrêtez de le toucher et de le tripoter ! On ne touche pas une oeuvre d'art comme le corps de Basile ! On l'admire et on le contemple ! Pas toutouche !

- Tu ne devrais pas intervenir là ?

- Pourquoi ?

- Tu vois la vieille femme éperdument accrochée à son bras avec son pull violet ?

- Ouais ?

- C'est Gertrude, elle est connue pour être la cougar du village. La rumeur circule qu'elle aurait dit lors de l'atelier tricot qu'elle réussirait à mettre la main sur Basile avant Noël. Il lui reste un mois. Je suis certaine qu'elle va redoubler d'effort.

- Quoi ? Il existe un atelier tricot ?

- Gaby, je t'annonce que ton mec va passer dans une vieille marmite qui a déjà connue plusieurs soupes et toi tu ne retiens que l'atelier tricot ? Sérieusement ?

- Beurk !

- Ça, c'est la juste réaction ! Bon, viens, on va sauver ta tendre moitié.

- Comment tu veux l'extirper de là ? On n'y arrivera pas.

- Je suis d'accord. C'est pour ça qu'on ne va pas l'en extirper, c'est toi qui vas t'infiltrer.

Et avant même que je n'eus mon mot à dire sur le plan de Cléo, cette dernière m'attrape par le bras, m'emmène jusqu'au groupe de grand-mère et me jette subitement sur l'assemblée

- Basile, attrape !

En une fraction de seconde, je me retrouve dans les bras de ce dernier.

- Cléo ! C'est complètement dangereux ce que tu as fait !

Je confirme. J'ai flirté avec la possibilité de me vautrer par terre si Basile n'avait pas eu le réflexe de tendre les bras.

- Ça va ? Tu n'as rien ?

- Non, ça va...

- Excusez-nous. Cléo, je peux avoir la canne de Gabriel ?

Il m'aide alors à me redresser tandis que l'on s'éloigne tous les deux du petit groupe pour aller s'asseoir plus loin sur un banc.

- Tu es sûr que ça va ?

- Mais oui. C'était juste une blague de Cléo, rien de bien méchant.

- Je te trouve étonnamment calme...L'ancien toi aurait pété un câble.

- L'ancien moi, oui. Mais Cléo essayait de m'aider donc je ne lui en veux pas.

- De t'aider ? Pourquoi ?

Ai-je vraiment besoin de le préciser ? D'ailleurs, il a lui-même l'air de le comprendre, car sa bouche forme soudainement un petit "o" d'étonnement.

- Je vois. Tu penses sérieusement que je vais laisser Gertrude me mettre le grappin dessus ?

- Non, bien sûr que non !

Ce n'est pas de Basile dont je doute, mais des capacités de cette vieille femme.

- Ta voix trahit ton hésitation Gabriel.

Mais...

- Dans ce cas, je vais devoir m'assurer, ce soir, que tu comprennes combien et à quel point je t'aime. Que je n'aime que toi et seulement toi.

Oh.

- Dans ce cas, notre pari est annulé ? demandé-je avec une légère lueur d'espoir.

- Non. Car même si au final ça aboutit au même résultat, moi j'ai d'autres idées en tête. De quoi nous occuper une journée entière.

- Une journée ?! Tu sais qu'entre temps on aura besoin de manger et tout et tout ?

- Je ne te l'ai pas dit ? Je me nourris essentiellement d'amour et d'eau fraîche.

Et après on dit que c'est moi l'obsédé, mais si je suis comme ça c'est uniquement parce que ce type a une très, très mauvaise influence sur moi et je suis presque certain qu'il ne s'en rend même pas compte. C'est ça le pire.

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