6. Le prix à payer

Une énième crampe pour une énième douleur dans la jambe. Ça ne s'arrête pas.

Je pensais qu'avec le temps, ça me passerait et que je ne serais plus forcément réveillé par ce genre de choses. Je pensais qu'en suivant mon traitement, ça irait mieux. Je pensais...Non. J'ai été naïf de croire que c'était envisageable. Forcément. On ne peut pas s'attendre à "guérir" miraculeusement d'un tel drame et je devrais certainement m'estimer chanceux d'être là, en vie.

En vie, mais à quel prix ?

Je peine à tendre le bras pour attraper le téléphone posé sur la table de chevet et j'ose à peine regarder l'heure de peur que la luminosité ne réveille Basile et puis soudain, ça me revient : Basile est aveugle. Il ne verra donc pas l'écran.

- Minuit moins le quart.

Ça fait à peine trois heures qu'on dort et quand je regarde à côté de moi, il y en a un qui semble être dans un rêve plaisant vu le petit sourire à peine dessiné qu'il a sur son visage. Je me demande de quoi il rêve. Je me demande même si je suis dedans. Il faut que j'arrête. Je deviens peut-être trop possessif...trop jaloux.

Je sors du lit en faisant attention au moindre mouvement susceptible de pouvoir réveiller Basile et quitte ce dernier en attrapant ma canne posée là à proximité.

- Chut !

Bien Gabriel, continue de parler aux planches du parquet. On dirait un ivrogne rentrant d'une soirée un peu trop arrosée.

- Gabriel ?

La voix endormie de Basile m'interpelle alors que j'ai presque atteint le seuil de la porte de la chambre tandis que je me retourne vers ce dernier à peine redresser, tendant son bras sur le lit comme s'il me cherchait.

- Je suis là, près de la porte. Je t'ai réveillé ?

- Non, mais mon Gabrielodétector s'est mis en route.

- Ton quoi ? rigolé-je

- Mon Gabrielodétector. Une sorte d'alarme de proximité en moi qui sonne dès que t'es pas là. Où est-ce que tu vas ?

C'est peut-être pour ça Basile que je t'aime autant. Pour ce côté ultra mignon, mais également ultra protecteur que tu as.

- Aux toilettes.

Et même si je te mens et que tu perçois, je ne sais trop comment, les vibrations dans ma voix, tu ne me questionneras pas, n'est-ce pas ?

- Tu peux te rendormir, je n'en ai pas pour longtemps.

Juste le temps de faire passer ça. Mais est-ce que ça va passer au moins ? Je n'en sais rien. J'ai l'impression d'avoir une crampe. Ça me lance. Je préférerais mille fois avoir une simple crampe musculaire, je pense. J'essaye tant bien que mal d'attraper un verre sur l'étagère, mais mon geste se fait devancer par celui de Basile alors que je ne l'ai même pas entendu arriver.

- Assieds-toi.

Je m'exécute sans rien dire d'autres tandis qu'il me serre et je reste admiratif de sa technique pour remplir un verre d'eau sans le faire déborder : un doigt sur le bord pour savoir où est le niveau et le tour est joué. Le posant sur la table, il s'assoit à côté de moi tandis que je remarque qu'il a enfilé son pull à l'envers.

- Ne me regarde pas comme ça.

- Tu sais très bien que je ne te "regarde" pas. Mais je me pose des questions...Pendant combien de temps vas-tu faire semblant Gabriel ? Pendant combien de temps encore vas-tu prétendre que tout va bien ? De toute évidence plus le temps passe, plus tu as mal à la jambe, non ?

- C'est épisodique, ça va. Ce n'est pas la mort du petit cheval non plus.

- Peut-être, mais je n'aime pas savoir que tu souffres tout seul dans ton coin. Tu sais, je suis peut-être aveugle, mais j'entends parfois la nuit. Tu gémis, tu grinces des dents et quand tu n'en peux vraiment plus, tu te lèves le plus discrètement possible. Et je te remercie de faire attention à moi, mais laisse-moi faire attention à toi. Laisse-moi t'aider. Laisse-moi te soutenir. Tu me l'a dit non ? Je serais tes jambes tandis que tu seras mes yeux. Ce n'est pas juste que de jouer à sens unique.

Je présume qu'il est temps de jouer carte sur table alors.

- Tu as assez de préoccupations comme ça. La boutique, Jacqueline...Je n'ai pas envie d'être une charge supplémentaire, c'est tout.

- Parce que tu penses en être une ?

- N'est-ce pas le cas ? Je veux dire avec cette jambe de merde. Je suis obligé de tenir une canne pour me déplacer ce qui immobilise également une main. Je ne peux pratiquement plus rien faire tout seul sauf si je suis couché ou assis. Bonjour l'assisté quoi !

- Et alors ?! En quoi est-ce mal ? En quoi est-ce mal que de dépendre des autres ? Pitié Gabriel ! Tu ne vas quand même pas me jouer le rôle du mec tout fier maintenant ? Pas après tout ça.

- Ce n'est pas une question de fierté, c'est juste que...

Que pendant 23 ans j'avais ma vie parfaitement en main, je me débrouillais très bien tout seul et j'avais même, à force, développé certaines habitudes, mais maintenant ? Maintenant je dois apprendre à laisser les autres m'aider, je dois leur faire une place dans mon espace vital, je dois accepter le fait qu'on me tienne la main pour à peu près tout. C'est étouffant. J'aimerais vraiment faire un truc par moi-même. N'importe quoi !

Je sens alors ses mains se poser sur les miennes et je sais qu'il essaye à sa façon de me rassurer et de me faire comprendre que tout ira bien, mais je ne peux m'empêcher de douter. Pas de Basile. De moi. Douter de ma capacité à supporter ça longtemps. De ma capacité à continuer à endurer cette douleur alors qu'il n'existe aucun "traitement", aucun "remède". Rien. Je doute de ma capacité à pouvoir faire face. J'ai peur. Oui. Peur de me vautrer, de m'étaler par terre. Peur de me dire que tout compte fait...Peut-être que ce n'était pas une si bonne idée que ça.

- J'aimerais te dire que ça ira et que je comprends ce que tu ressens, mais cela reviendrait à mentir et tu le sais. Je ne veux pas te mentir Gabriel. Je vis déjà à l'aveugle, mais je n'ai pas envie non plus de marcher à l'aveugle avec toi si tu ne me dis rien. Je te l'ai déjà dit : parle-moi. Dis-moi ce que tu ressens. Le moindre petit truc. Tes peurs, tes faiblesses, je prendrais tout avec moi. Je prendrais tout sur moi. Et non, je ne te considérerais jamais comme un poids et encore moins comme un boulet et tu sais pourquoi ? Parce que je t'aime. Je m'en fou de ton physique, j'aime la personne que tu es et que tu aspires à devenir. J'aime le Gabriel d'hier, mais d'autant plus celui de demain. J'aime celui qui me prend dans ses bras le soir. J'aime le Gabriel qui me chuchote tout bas des mots d'amour comme j'aime celui qui me fait l'amour tout court. J'aime Gabriel plus que Gaby si ça peut te rassurer. Mais toutes ces versions de toi, je les aime gros comme ça ! Je suis tombé amoureux de toi pour ton rire, pour ta voix, pour tes bras, pour ta personnalité et tu sais quoi ? Tout ça, on ne te les enlèvera pas et quand bien ce serait le cas, je continuerais à t'aimer comme je le fais là.

C'est peut-être ça dont j'avais besoin finalement. Entendre les mots de Basile, encore une fois. Entendre ces paroles rassurantes et sentir par la même occasion ses mains réconfortantes contre les miennes. J'ai besoin de me dire que ce n'est pas parce que je suis comme ça que Basile disparaîtra. J'ai besoin de me dire qu'il restera longtemps, très longtemps à côté de moi.

Je veux une vie avec lui. Est-ce idyllique ? Idéaliste ? Je n'en sais rien. Pour moi, ce garçon est mon petit Paradis et dans un monde où tous les démons sont sur terre, j'ai besoin d'avoir une lueur d'espoir. Et cet espoir, c'est tout simplement cet homme se trouvant en face de moi à cet instant présent. Cet espoir, mon espoir, c'est Basile.

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