Zélie
Je suis un oiseau.
Pas un oiseau libre et joyeux, pas un oiseau qui tournoie dans le ciel bleu, ivre de vie, non. Je suis un cygne aux ailes brûlées, prisonnier d'un corps trop lourd et d'un esprit trop faible.
J'avance, aussi bien au sens propre que figuré. Je marche vers le collège en même temps que je me dirige vers la destinée morbide qu'est la mienne.
Je passe les portes. Le calvaire commence. Seule une chose a le pouvoir de me sauver, de me retenir encore quelques heures de plus chaque jour : la musique.
Mais je ne peux pas écouter de musique dans l'établissement, c'est défendu. La première fois que j'ai essayé, je me suis fait confisquer mon téléphone et mes parents ont dû venir le récupérer au collège. Je n'ai plus jamais recommencé après cet épisode.
Alors je chante dans ma tête.
J'ai jamais voulu te raconter l'histoire d'un cygne pas trop bavard.
À l'heure d'entrer en classe, je m'assois sans un mot. Ils ne m'ont pas repérée. Pas encore.
Un oiseau prisonnier du noir dont les ailes n'inspiraient plus l'espoir.
Je m'enferme dans ma solitude, mes ailes repliées autour de mon corps dans un geste purement défensif.
Seulement je voulais t'éloigner des pensées noires d'un cygne un peu trop plaignard.
Toute une journée à tenir, à me retenir de pleurer, de crier.
Un oiseau secouru trop tard dont les ailes servaient d'échappatoire.
Au moins, lui, il avait une échappatoire.
L'heure de cours est finie, celle de les affronter arrive.
Enfin, affronter, c'est un bien grand mot. Je suis tout juste bonne à me cacher le visage derrière les mains.
- Eh, la boulette !
Je ferme les yeux. Il est trop tard. Trop tard pour fuir, trop tôt pour me battre.
- Boulette, tu vas où comme ça ? crient-ils à travers la foule d'élèves qui s'entassent dans le couloir.
Ne pas pleurer, ne pas courir, ne pas répondre, ne pas lever les yeux. Se concentrer sur ses pieds, sur le sol.
Alors alors à tort, il s'usait au corps à corps.
Une main s'abat sur mon épaule. Je tente de me dégager mais je n'y parviens pas. Les larmes me piquent les yeux, je sais ce qui m'attend.
Aveuglé par l'habitude, il souffrait d'ingratitude.
Ce sont eux, les ingrats.
- Zélie !
On m'appelle ? Qui m'appelle ?
- Zélie !
Ce ne sont pas eux, ils ne doivent même pas connaître mon nom.
Mais qui, alors ? Qui me connaît dans ce bahut ?
- Ah, Zélie, tu es là !
- Marc.
Il s'arrête devant moi, haletant. C'est un garçon de ma classe, il ne m'aime pas et je lui rend bien. Mais lui ne s'abaisse pas au niveau des autres, qui me harcèlent tous les jours, sans répit. Autres qui d'ailleurs se sont miraculeusement évaporés dans la nature à l'approche de Marc.
- C'est le CPE qui m'envoie te chercher.
Ah.
- J'arrive... je murmure.
Je le suis sans un mot dans les couloirs qui se vident petit à petit. Nous arrivons devant le bureau du CPE, Marc toque et ouvre la porte.
- La voilà, Monsieur, déclare-t-il. Puis il s'en va, comme il est venu.
- Entre, Zélie, m'invite le petit monsieur au sourcils épais qu'est notre CPE, une lueur d'inquiétude dans le regard.
Je rentre et je m'assois sur la chaise qu'il me désigne. J'ai peur.
J'ai longtemps vu un cygne voler à peine
Tourmenté par le règne d'opinions peu sereines.
- J'ai reçu un mail de ton professeur principal. Il s'inquiète pour toi.
Ah.
- Il dit que tu restes dans ta bulle, que tu ne te mêles pas aux autres. Et que tu ne t'intéresses pas aux cours.
Ah.
- Zélie ?
- Oui ?
- Je sais que ce n'est pas toujours facile de sociabiliser, mais tâche d'écouter en cours, ce serait dommage de gâcher tes études, non ?
- Oui...
Non. Il ne sait pas ce que c'est que de se faire victimiser chaque jour, insulter parce qu'on ne rentre pas dans les normes sociales, parce qu'on est un peu trop grasse, un peu trop bête. Il ne sait pas ce que je vis, tous les efforts que je déploie déjà pour ne pas mettre fin à mes jours chaque soir en rentrant chez moi. Il ne sait pas toutes les larmes que je pleure, seule la nuit, des larmes qui ne servent qu'à extérioriser ma douleur. Il ne sait pas ma souffrance quotidienne et l'énergie que je mets dans tous mes membres pour ne pas sombrer définitivement.
J'ai longtemps vu un cygne planer à peine
Trop hanté par les scènes d'humiliation mondaines.
- Bon... Tu peux t'en aller si tu n'as rien à me dire.
Je me lève.
- Au revoir, Monsieur.
- Au revoir, Zélie.
Je fais mine de refermer la porte derrière moi mais il m'arrête.
- Zélie ! Tu es sûre que tu n'as rien à me dire ?
Je ferme les yeux.
- Oui Monsieur, j'en suis sûre.
Je sors dans le couloir.
Je n'ai pas envie d'aller en cours.
Vis avec toi-même sans faire de compromis, laisse-toi savourer l'ennui
Seul à seul avec soi c'est aussi comprendre l'origine du conflit.
Une idée germe dans ma tête. Une idée folle, une idée stupide.
Fais preuve de résilience même s'il t'a tout pris, essaie d'éclairer l'ennemi
"Pardonner ses erreurs c'est accepter l'imperfection", c'est ce qu'ils m'ont dit.
Je regarde à droite, à gauche. Le hall est désert.
Je cours vers un placard où sont rangées les affaires qui servent au nettoyage du campus. J'appuie sur la poignée, priant pour que ce soit ouvert.
La porte s'ouvre, miracle.
Je parviens tant bien que mal à rentrer dans l'espace étroit, tout en pestant contre mon corps trop large. Je ferme la porte et m'assois sur un seau renversé. Il ne me reste plus qu'à attendre.
Deux heures plus tard, je suis réveillée par la sonnerie annonçant la fin des cours de la matinée. Je me suis endormie, mes écouteurs dans les oreilles et c'est une chance que personne ne soit venu chercher quelque chose dans ce placard.
Je sors prudemment de ma cachette, en plus que les autres doivent me chercher, maintenant.
Je passe la porte du collège sans problème, la plupart des élèves sortent à la pause midi et le contrôle est minime.
Je marche dans les rues de ma ville pendant une dizaine de minutes, sans cesser d'écouter ma musique.
J'ai longtemps vu un cygne voler à peine
Tourmenté par le règne d'opinions peu sereines
Il crut longtemps les signes des cœurs en peine
Envieux de son amour, ils le comblaient de haine.
Des tourterelles s'échangent des baisers sur un fil électrique. Elles s'envolent, je les suis, le nez en l'air.
J'arrive là où se termine la ville, une petite falaise donne sur la mer. Des bancs y sont installés, sûrement pour les romantiques venant admirer les couchers de soleil.
Je pose mon sac sur l'un d'eux, abandonnant ma musique.
Je fus longtemps ce cygne volant à peine
Tourmenté par le règne d'opinions peu sereines
Je crus longtemps les signes des âmes en peine
Aveuglées par la haine d'obsessions malsaines.
Je me positionne tout au bord de la falaise, les pieds au bord du vide et j'écarte les bras, le vent me fouettant le visage.
Je suis un oiseau et je vais m'envoler.
Je bascule lentement mon centre de gravité et je chute.
Je vois l'eau se rapprocher à toute vitesse.
Je n'ai pas peur, je vole !
Des images défilent devant mes yeux, je mets un certain temps à reconnaître différents moment de ma vie.
Je fus longtemps ce cygne planant à peine
Trop hanté par les scènes d'humiliations mondaines
Je crus longtemps les signes de cœurs en peine
Envieux de mon amour, ils me comblaient de haine...
Je percute l'eau avec un "plouf" apaisant. Je sais que maintenant, je n'aurais plus jamais peur, ni mal, je ne me ferai plus reprocher quoi que ce soit.
L'eau turquoise semble douée de vie, elle tournoie autour de moi. Pour la première fois de ma vie, je me sens légère, si légère. Des poissons dansent dans les rayons de lumières opalescents qui transpercent la mer.
Lorsque mon dos touche le sable doré qui recouvre le sol, des bulles d'air s'échappent de ma bouche et s'envolent vers la surface. Je ne les suivrai pas, je ne suis plus un oiseau. Je suis une enveloppe vide, mon âme s'est dispersée dans l'océan infini.
Je meurs sans m'en apercevoir, tranquille, calme, apaisée.
J'ai été, je ne suis plus, d'autres seront.
~ 1397 mots ~
Chanson : Cygne, de Loïc Nottet
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