Partie II | Te détester
Août 2005
— Kara, tu vas bien ? Tu es pâle.
J'acquiesce, un peu fébrile. Ça fait plusieurs jours que je ne me sens pas bien. J'ai quelques vertiges et j'ai l'impression d'être tout le temps fatigué. Enfin, ce n'est pas étonnant. Je dors quasiment une nuit sur deux. Des cauchemars terribles me hantent. Je me réveille en pleurant, la peau moite de sueur. Mes souvenirs ne me laissent aucun répit. Depuis cette nuit-là, je suis incapable de vivre normalement. Il y a ces images qui tournent en boucle dans mon esprit. Et j'ai l'impression que la peur me colle à la peau. J'entends son rire partout quand je me promène dehors.
— C'est Lui, n'est-ce pas ? Est-ce que tu vois quelqu'un, pour... euh... pour t'aider ?
Encore une fois, je ne fais qu'acquiescer. Je ne suis pas stupide. Evidemment que je me fais aider. Et je crois que les séances avec cette psychologue me font du bien. Parfois, je me dis que ça ne sert à rien. Puis, je vois le chemin que j'ai fait depuis cette nuit de mars. Et je me rends compte que j'avance, doucement, à mon rythme. Mais j'avance. J'essaie de vivre avec son souvenir. Je continue d'aller à la fac même si c'est compliqué de suivre. J'ai déménagé pour changer de quartier. Et je ne me suis pas éloignée de mes amis. Dans cette ville, ils forment ma famille. Je peux compter sur eux. Ils sont toujours là. Et sans eux, moi, je ne le serais plus.
Sans eux, je serais morte de froid dans cette ruelle. Cette nuit-là, Nikki s'était inquiétée quand elle n'avait pas reçu mon message. Elle avait tout de suite su que quelque chose n'allait pas. Alors, elle m'avait cherchée. Elle était ressortie de chez elle pour le faire. Et elle m'avait trouvée, dans cette ruelle. Je lui dois la vie. Elle avait appelé une ambulance. Elle était restée avec moi, tout le temps. Pendant les examens à l'hôpital. Pendant que je parlais à la police, même si je savais que ça ne servait à rien. Ils ne le retrouveront jamais. Je n'ai pas pu le décrire. Cette nuit-là, il faisait trop noir pour que je distingue ses traits. Je me souviens juste qu'il était pâle de peau. Et la seule chose qui me hante, c'est son sourire.
Je cligne des yeux alors qu'un frisson me parcourt. Je n'aime pas penser à tout ça. Je me lève, tremblante.
— Je crois que... je... j'ai besoin de m'allonger.
Mon amie me scrute, inquiète. Mais je ne le vois pas parce que des points noirs obscurcissent ma vue. Je chancelle et c'est elle qui me rattrape. Elle m'évite de tomber alors que je sombre.
Quelques jours plus tard
— Miss Powell, vous êtes enceinte.
Quoi ? Non... Non, ce n'est pas possible. CE. N'EST. PAS. POSSIBLE. Non, non, non ! Je secoue la tête, niant la vérité. C'est un cauchemar. Les souvenirs affluent. Lui. Cette rue déserte puis cette ruelle noire. Ses mains. Sa bouche. Sa voix. Son sourire. La douleur et surtout, la terreur. Cette peur que je continue de ressentir. J'ai peur en sortant de chez moi. J'ai du mal à mettre un pied dehors. Les nuits agitées où je me réveille en hurlant. Mes mains qui tremblent à chaque fois qu'un homme s'approche trop près de moi. Mon cœur qui s'accélère à chaque fois que je passe dans cette rue. J'ai mis des semaines à retourner là-bas. Il a sali ces endroits que j'adorais. Je n'arrive même plus à entrer dans notre café. Je n'arrive même plus à suivre mes cours normalement. Et il m'a salie.
Les coudes sur les genoux, ma tête repose dans mes mains. J'ai envie de hurler. J'ai envie de pleurer. J'ai juste envie de tout détruire autour de moi. J'aimerais ravager le bureau de ce foutu médecin. Parce que c'est impossible. Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ?! Pourquoi la vie s'acharne-t-elle ? Me faire violer n'était pas suffisant ?!
— Vous avez fait un déni de grossesse.
Je relève la tête et lance un regard noir au médecin. Oui, je sais que j'ai fait un déni de grossesse. Il n'y a eu que Lui et ça s'est passé il y a des mois. Je ne suis pas stupide. Mais ça veut dire que je vais devoir le garder. Je vais devoir porter son enfant. Je n'en veux pas. C'est l'enfant d'un monstre, l'enfant de celui qui m'a violée. Les larmes commencent à faire leur apparition. Quand est-ce que ça va s'arrêter ?! C'est un cauchemar sans fin.
Octobre 2005
Il m'a laissé un souvenir, toi. Je te hais. Toi, un être humain pas encore né. Dès l'instant où j'ai su que j'étais enceinte, je t'ai détesté. Tu es son enfant. Son enfant à Lui. Et je ne suis plus rien. Juste une pauvre fille qui s'est fait violer et qui est tombée enceinte. Je suis jeune, vingt ans à peine, et un avenir merveilleux m'attendait. Tu es une erreur. Tu es encore trop jeune pour t'en rendre compte, mais j'espère que plus tard, tu le comprendras. Tu n'aurais jamais dû exister. J'aurais clairement avorté sans ce déni de grossesse. Pendant des mois, tu t'es développé à mon insu. Tu as grandi dans mon corps, en cachette. Tu sentais peut-être déjà que je ne t'aimerais pas. Je te hais. Tu as gâché ma vie. Tu déformes mon corps. Tu évolues dans mon utérus. Tu es le fruit d'un viol et tu te montres au monde entier.
Il y a ces regards que je ne supporte pas. Mes amis me scrutent avec pitié. Ils me surveillent, par peur que je fasse une connerie. Et puis, il y a les autres étudiants. Certains ont pitié, d'autres parlent derrière mon dos. Je ne suis plus que celle qui s'est faite engrosser. J'étais une des meilleures de ma promotion et certains adorent me voir chuter de mon piédestal. Bande d'abrutis ! Et c'est de ta faute. La tienne si on m'observe bizarrement dans la rue. Je suis obligée de supporter les regards compatissants ou carrément méprisants. Et que dois-je répondre à cette putain de question : « Il est où le père ? ». J'ai juste envie de crier qu'il est loin, très loin et que j'espère ne jamais le revoir. Alors qu'au fond de moi, je pleure. Parce que ton père, il m'a brisée. Je n'ai pas envie d'en parler. Mes amis en savent déjà beaucoup trop. Et j'ai dû tout raconter aux flics, comme s'ils allaient pouvoir le retrouver. Alors quand on me demande qui est le père, je réponds juste que je ne sais pas. Les gens me prennent peut-être pour une fille facile, une gamine qui a couché avec un inconnu sans se protéger. Mais la vérité fait trop mal. C'est bien trop humiliant.
Certains disent que les enfants, ce sont des cadeaux. Toi, tu n'es pas un cadeau. Tu empoisonnes mon existence. Tu as tout bouleversé, en mal. J'ai du mal à suivre mes cours. Mes professeurs croient que je ne vais pas y arriver. J'ai dû déménager. Ma tante m'aide un peu, financièrement. Mais je sais que je vais devoir travailler plus pour réaliser mon rêve. Tu n'es même pas né et tu ravages déjà tout. Mes plans, mes sentiments, ma vie en général. Il continue à m'atteindre à travers toi. Tu grandis à l'intérieur de moi. J'ai parfois l'impression que tu me prives dans mon énergie. Et le pire, c'est cette peur. Je la sens. Elle vibre à l'intérieur de moi. Tu te nourris d'elle et je la ressens. Tu la catalyses et c'est moi que ça affecte. Je te déteste.
22 Décembre 2005
Tu es là. Tu dors dans un berceau transparent. Tes petites mains s'agitent parfois, mais tu es profondément endormie. Le médecin dit que tu es en parfaite santé. On me fait des compliments. On me félicite. On me dit que tu es parfaite. L'infirmière te trouve mignonne à croquer. Mais tu ne l'es pas. Je te déteste. Tu n'es pas innocente. Tu es son enfant alors tu ne peux pas l'être. Je ne veux même pas te prendre dans mes bras.
Je voulais te faire adopter. Je ne veux pas t'élever. Je voulais continuer mes études. C'était mon rêve de devenir médecin. En te faisant adopter, j'aurais pu le réaliser. J'aurais travaillé dur, mais je sais que j'y serais arrivée. C'était la meilleure solution. Je ne veux pas de toi. Mes proches trouvaient que c'était aussi une bonne solution. Cette grossesse m'a rendue malheureuse. Je n'arrive même plus à sourire. Tu me retires toute ma joie de vivre. Quand je te regarde, je ne vois que lui. Quand je t'observe, j'ai juste envie de pleurer. Tu es minuscule et pourtant si cruelle.
Je ne voulais pas te garder. J'aimerais que tu sois loin de moi, dans une famille charmante qui t'aurais aimé. Je ne pense pas que tu le mérites. Pourtant, au fond de moi, je crois que ça aurait été la meilleure solution. Si tu es là, c'est seulement à cause de ma meilleure amie. C'est elle qui m'a convaincue de te garder. Je connais son histoire, l'orphelinat glacial et les religieuses austères qui l'ont élevée, puis son horrible famille adoptive. Elle ne voulait pas que tu subisses ça. Et j'ai craqué, car Nikki, c'est plus que ma meilleure amie. Elle est une partie de ma vie et je ne veux pas la décevoir.
Alors je te garde, mais sache que je te hais. Je n'ai même pas voulu te nommer. C'est Nikki qui a décidé. Parce que j'en suis incapable. Je n'arrive même pas à te toucher sans pleurer alors te donner un prénom. Déjà que tu vas devoir porter mon nom de famille. Tu vas le salir. Alors, j'ai laissé Nikki décider. Elle n'a rien dit quant à cette décision. Elle m'a simplement dit avec douceur qu'elle serait toujours là pour moi. Et elle t'a donné un prénom. Ivy. Je n'ai rien dit. Je ne me suis pas opposée. En fait, je crois que je m'en moque.
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