Jour 279 - Do-Yun (Séoul, Corée du Sud)

          La journée avait mal commencé et Do-Yun savait qu'elle n'allait pas s'arranger dans les heures à venir.

Depuis bientôt une semaine, le grand patron de la compagnie d'assurance pour laquelle il travaillait était en visite dans leurs locaux et sa présence mettait tout le personnel sur les dents. Les chefs de services aboyaient sur les employés à la moindre occasion, tout le monde courait en tous sens et il lui semblait qu'il n'aurait jamais assez de ses deux mains pour faire tout ce qu'on lui demandait à tout bout de champ.

Évidemment, pour ne rien arranger, le stress avait changé la quasi-totalité du personnel masculin en femmes et il n'y avait que le PDG qui arpentait fièrement  les couloirs dans la peau d'un homme.

– À croire qu'il aime ça, nous voir trimer en talons aiguilles... Grommela son voisin de bureau, pour l'heure une petite femme au chignon bas et au tailleur cintré sur un pantalon à pinces.

Do-Yun préféra ne pas répondre. Les murs avaient des oreilles ces jours-ci et il n'avait pas envie de perdre sa place.

Il ramena les yeux sur le dossier qu'il devait terminer pour la fin de la journée.

C'était une tâche de titan, il en aurait encore pour neuf ou dix heures de travail au moins. À condition bien sûr qu'on ne le charge pas davantage. En tout cas, il pouvait oublier sa pause déjeuner.

Et toutes les pauses d'ailleurs...

Il retint sa main qu'il avait machinalement levée pour se frotter les yeux – son mascara n'aurait pas apprécié – et il se remit à l'ouvrage.

Ses paupières le brûlaient, mais ce qui le dérangeait surtout, c'était cette sensation irritante de pointe qui lui rentrait douloureusement dans l'aisselle.

Do-Yun n'avait pas besoin de regarder pour savoir ce que c'était.

Au début de l'été, il s'était décidé à investir dans un lot de soutiens-gorges pour éviter les regards libidineux et les remarques blessantes qui avaient accompagné les premiers beaux jours.

Sur le moment, il n'avait pas trop réfléchi et il avait pris les premiers à sa taille qui lui étaient tombés sous la main. Il était déjà suffisamment gêné d'entrer dans ce genre de magasins.

Je ne savais pas que ces dessous étaient si horriblement chers ! N'avait-il pu s'empêcher de remarquer en passant.

Une semaine plus tard à peine, une des coutures, juste en dessous des bonnets, avait commencé à lâcher et l'une des baleines métalliques avait percé la dentelle.

Depuis, il ne se passait pas une journée sans que Do-Yun essaie de les remettre en place, s'efforçant de les maintenir dans leur logement avec tout ce qui lui tombait sous la main, depuis le scotch en passant par les trombones de son bureau.

Il avait même regarder des tuto de couture sur internet pour tenter de résoudre son problème, en vain, ces barrettes de métal diaboliques refusaient de rester là où elles devaient.

Il grimaça en sentant l'une d'elle le poignarder, juste en dessous du bras, et tâcha de faire de son mieux pour l'ignorer. Il n'avait pas le temps pour ça, surtout aujourd'hui.

Son chef de service passa dans son dos et il se pencha au-dessus de son épaule pour examiner nerveusement son travail. 

Ce dernier était à cran, comme eux tous.

Do-Yun fit de son mieux pour avoir l'air concentré sur sa tâche et quand il tourna les talons, il ne put retenir un soupir de soulagement.

Mais il y avait pire que les soutiens-gorges.

Les chaussures pour femmes.

À compter du jour où les transformations avaient commencé à entrer dans les mœurs, les entreprises coréennes avaient décidé que les hommes – comme les femmes – devraient porter maquillage et talons hauts lorsqu'ils changeaient d'apparence.

Sur le moment, Do-Yun ne s'en était pas inquiété. Si les femmes le faisaient, il pouvait le faire aussi. Mais la première fois qu'il avait dû passer toute une journée dans ces chaussures, il était rentré chez lui en larmes et les avait immédiatement flanquées à la poubelle.

Il n'y avait pas idée d'inventer des engins de torture pareils et de forcer les gens à les porter pendant des heures en plus de ça !

Il avait ensuite passé la nuit sur internet à la recherche de talons confortables et il avait reçu son paquet dès le lendemain.

Assis à son bureau, il s'efforça de bouger ses orteils ankylosés par sa trop longue immobilité.

Évidemment, ces chaussures étaient bien moins inconfortables que les premières qu'il avait achetées. Mais il ne fallait pas rêver. Garder les pieds enserrés ainsi dans une position contre-nature pendant des heures, ça finissait inévitablement par être douloureux.

Il marmonna en silence :

Confort... confort... tu parles.

Finalement, il n'y tint plus. Il se leva et se précipita vers les toilettes en feignant un besoin pressant.





Une fois enfermé dans une cabine, Do-Yun retira ses chaussures d'un geste brusque et il se retint de les balancer contre le mur.

Puis il s'assit sur le couvercle de la cuvette.

Je n'en peux plus, se dit-il, comment est-ce que je suis censé me concentrer alors que j'ai mal partout ?

Il ouvrit sa chemise pour repousser la baleine de soutien-gorge qui était en train d'essayer de l'empaler, puis il s'appuya contre le réservoir et ramena un de ses pieds vers lui.

Il entreprit de le masser pour y rétablir la circulation.

– Si au moins je pouvais redevenir un homme ne serait-ce que quelques heures... Murmura-t-il.

Dans son sac, il avait des souliers pour hommes ainsi que de quoi se démaquiller.

Mais il ne fallait pas rêver. Vue la situation, il allait rester une femme quelques jours encore.

La porte des toilettes s'ouvrit et Do-Yun s'entendit interpeler par son chef de service.

– Dépêchez-vous de vous remettre au travail ! Il n'y a pas de temps à perdre !

– J'arrive monsieur ! Répondit-il à travers la porte en se redressant précipitamment, comme au garde-à-vous.

L'autre ressortit et Do-Yun ramassa ses chaussures à contrecœur.

On n'a même pas le droit de se reposer une seconde...

Une fois rechaussé, il gagna les lavabos et, après s'être lavé les mains, il contempla son reflet dans le miroir. 

La femme qui le regardait avait l'air désespéré.

– Je ne vais jamais tenir... Soupira-t-il en sentant ses orteils commencer à le lancer à nouveau.

C'est alors que la porte se rouvrit et qu'une de ses collègues de travail entra, la jeune Seo-Ah, du service de la comptabilité.

Depuis que les hommes avaient commencé à changer de sexe, beaucoup de lieux avaient fait le choix de toilettes mixte pour couper court aux problèmes.

La jeune femme jeta un œil dans le couloir, derrière elle, et referma discrètement.

Puis elle fouilla dans la poche de son tailleur et elle en sortit une boîte.

Elle la lui tendit.

– Tiens, lui souffla-t-elle. Ces pansements, c''est ce qu'il y a de mieux. Normalement, ils sont prévus pour les cors aux pieds, mais on les utilise pour éviter les frottements dans les chaussures à talons.

Do-Yun la regarda, interdit.

Il ne s'attendait pas à cela. Elle avait dû le voir grimacer au moindre pas.

Il prit les pansements à deux mains et s'inclina.

– Merci ! Dit-il. Vraiment je te remercie ! Tu n'imagines pas à quel point je te suis reconnaissant ! Tu me sauves la vie !

Il était sincère, à tel point que, pendant un instant, il crut qu'il allait se mettre à pleurer.

Seo-Ah étouffa un rire.

– Ne t'en fais pas, dit-elle, c'est normal. Dépêche-toi avant qu'il revienne !

Do-Yun hocha la tête et se tourna vers les cabines. Mais avant qu'il les ait atteintes, une pensée le traversa.

Il s'arrêta.

– Dis, reprit-il. Est-ce que... je pourrais te demander un conseil ?

Il se sentait rougir violemment, mais il ne voyait vers qui d'autre se tourner.

Seo-Ah le regarda sans comprendre.

–Est-ce que... Poursuivit-il. Tu connaîtrais une bonne marque de...

Il n'osa pas en dire plus. 

Lorsque Seo-Ah le vit ajuster maladroitement la bretelle de son soutien-gorge au travers de sa chemise, elle comprit.

Elle tira un stylo de sa poche, saisit sa main et nota quelque chose dessus avant de se redresser et de reboucher son stylo.

– Cette marque-là, lui dit-elle, est la plus confortable et elle n'est pas trop chère !

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