Jour 212 - Herbert Cramp (Washington DC, USA)

          Herbert remonta la rue d'un bon pas malgré sa hanche qui s'obstinait à le faire souffrir les jours humides. Son assistant trottinait sur ses talons, peinant à suivre son rythme.

Depuis l'abominable agression dont ce sénateur de quarante-trois ans avait été victime six mois plus tôt, son corps refusait de redevenir ce qu'il était avant.

Herbert Cramp était bloqué dans la peau d'une femme.

Ni le temps, ni les traitements médicaux, ni le suivi psychologique qu'on lui avait imposé n'y avaient changé quoi que ce soit. C'était comme si le choc avait tétanisé son organisme, le figeant dans un corps qui n'était pas le sien.

Les premiers temps, ce républicain pur et dur, père de famille et époux modèle, avait très mal vécu son état. Rose, son épouse, se souvenait encore des crises de rage qui lui avaient fait dévaster son bureau, jetant contre les murs tout ce qui lui passait sous la main.

Et puis, les mois aidant, Herbert avait commencé à regarder sa nouvelle condition d'un autre œil.

Comme beaucoup d'américains, c'était un fervent chrétien, croyant et pratiquant, qui se rendait à l'église épiscopale tous les dimanches, et il n'avait pas tardé à voir dans cette épreuve un test envoyé par le ciel.

– Il y a quelque chose que je dois accomplir, Rose, avait-il dit à son épouse. Une chose que je dois faire pour avoir le droit de redevenir un homme. À moi de trouver laquelle et de m'en acquitter de mon mieux. Le ciel ne fait rien sans raison.

Rose, une petite femme discrète qui avait toujours vécu dans l'ombre des hommes de sa famille, s'était tordue les mains d'angoisse.

– Fais attention à toi tout de même, lui avait-elle répondu. Tout ce stress après ce qui t'est arrivé, ça n'est pas bon.

Le visage de Herbert s'était fermé.

En dépit des mois et des spécialistes qu'il avait vus, il n'avait jamais réussi à parler de ce soir-là ou de son agresseur à qui que ce soit. Même sa femme n'avait qu'une vague idée de l'horreur qu'il avait traversée et sa sollicitude, pourtant motivée par les meilleures intentions, mettait les nerfs de son mari à fleur de peau en lui rappelant sans cesse ces instants qu'il aurait voulu effacer de sa mémoire.

Six mois auparavant, Herbert, alors en campagne pour le renouvellement de son mandat de sénateur, avait accepté dans son équipe un jeune stagiaire qui venait de finir ses études à Harvard et voulait faire carrière dans la politique.

À l'époque, le sénateur avait vu en lui une sorte de fils spirituel, un garçon qui brûlait de suivre ses traces.

Jour après jour, Herbert lui avait enseigné les ficelles du métier, le formant avec une fierté non dissimulée pour chacune de ses réussites.

– Continue comme ça, Mitchell, et tu iras loin !

Un soir, alors que Herbert venait de finir un meeting à l'hôtel Hilton de Chicago, le jeune homme lui avait proposé d'aller boire un verre dans un petit bar des environs.

– J'ai grandi dans le coin, lui avait-il révélé, et le patron est un ami. Vous allez voir, c'est un endroit incroyable.

Herbert l'avait suivi sans se douter une seconde de ce qui allait se passer.

Comment peut-on se douter de ce genre de choses ?

Évidemment, le bar n'existait pas et les déclarations de Mitchell étaient un tissu de mensonges. Parvenus dans une ruelle sombre, il avait sorti un couteau.

Au début, Herbert pensait qu'il plaisantait.

– Tu ne devrais pas jouer avec ça, mon garçon, lui avait-il dit. Tu pourrais te blesser.

Quand Mitchell avait pointé la lame sur sa gorge, un éclair de terreur avait traversé Herbert.

Qu'est-ce que... ?

L'instant d'après, il était devenu une femme et le sourire de Mitchell s'était agrandi.

Herbert avait jeté son portefeuille sur le sol. À ce moment-là, il pensait encore que c'était ce qui intéressait son agresseur.

– Tiens, lui avait-il dit. Si tu avais des ennuis d'argent, tu aurais pu m'en parler. Je suis un bon chrétien, je t'aurais aidé.

Mais ça n'était pas cela que Mitchell voulait et Herbert n'avait pas tardé à le découvrir.

D'après les membres de son équipe de campagne, Mitchell et lui n'avaient pas disparu plus de quinze minutes.

À ses yeux toutefois, son supplice avait duré des heures.

Non... Il ne s'est jamais terminé, réalisa-t-il en y resongeant. Dès que je ferme les yeux, je le vois... sur moi... Je sens encore ses mains répugnantes et son souffle sur ma peau... je vois encore l'expression de son visage pendant qu'il prenait du plaisir à me faire... ça.

Après l'agression, il avait été conduit à l'hôpital le plus proche.

Herbert n'avait qu'un souvenir très flou de ce qui s'était passé là-bas. Tout ce qu'il savait, c'était que des médecins avaient voulu le toucher , y mettre leurs sales mains.

Il se souvint qu'il avait alors hurlé, qu'il s'était débattu et que des infirmiers étaient venus le maintenir le temps qu'on lui fasse une injection de calmants parce que, je cite, « nous devons faire cet examen, monsieur le sénateur, nous devons nous assurer que l'agression a bien eu lieu et relever des preuves ».

Ma parole ne vous suffit donc pas ? Avait-il pensé sur le moment.

Les médecins s'étaient exécutés et Herbert s'était senti sombrer un peu plus dans la folie.

Si à ce moment-là on m'avait écouté, si on m'avait soutenu et aidé au lieu de me traiter comme un animal sur le corps duquel il faut récupérer des preuves, tout aurait pu être différent aujourd'hui.

De cela, il était certain.

Évidemment, Mitchell avait disparu de la circulation la nuit même.

Herbert était persuadé qu'il allait à présent se terrer comme le criminel qu'il était, que plus jamais il n'entendrait parler de lui.

Il n'imaginait pas à quel point il se trompait.

Quelque temps plus tard, il avait été stupéfait de le découvrir à la télévision aux côtés du gouverneur de la Floride, durant un meeting.

Comment... c'est possible ?

Herbert était resté abasourdi devant son écran.

Puis il avait compris. Mitchell savait que ni sa victime, ni lui ne parleraient jamais. C'était une sorte d'équilibre de la terreur qui s'était instauré entre eux.

Sauf que là où Mitchell se sentait le droit de poursuivre sa vie comme si de rien n'était, Herbert lui, avait vu la sienne se briser.

C'est à ce moment-là qu'il avait décidé du combat qu'il allait mener.

Désormais, il se battrait pour faire en sorte que les victimes, les personnes comme lui qui avaient subi une agression sexuelle, ne soient plus jamais traitées comme des objets. Que leurs sentiments ne soient plus jamais ignorés.

Ça serait difficile, il le savait. Quelques mois plus tôt encore, il aurait été le premier à ricaner si on avait tenu devant lui ce genre de discours.

Mais aujourd'hui, on avait imprimé la réalité dans sa chair avec la violence d'un fer rougi au feu et il ne pouvait plus faire en sorte de ne pas la voir.

Un de ses vieux amis, à qui il s'était confié sur ses projets, l'avait aussitôt mis en garde.

– Les filles malhonnêtes vont en profiter pour accuser les hommes autour d'elles à tort et à travers et elles vont briser des carrières juste pour l'argent, lui avait-il fait remarquer. Tu sais bien comment ça marche, non ?

L'argument avait ébranlé Herbert.

Il avait alors entrepris de faire ses propres recherches sur le sujet et le résultat avait été accablant.

Ces filles malhonnêtes, comme son ami les appelait, étaient en réalité une poignée et aucun homme n'avait vu sa vie réellement détruite comme l'avait été la sienne à cause de leurs manœuvres. Pire. En creusant un peu, Herbert s'était rendu compte que nombre de ces femmes étaient en réalité des victimes que la société avait transformé en coupables pour les réduire au silence.

C'est comme si on les avait violées une deuxième fois...

Sa détermination en était sortie renforcée. Il serait la voix de celles qui n'osaient plus crier. Il traînerait les monstres qui leur avaient fait subir cela dans la lumière, il montrerait à tous leur visage hideux et il étalerait leur honte au grand jour.

Mais avant, il allait faire rentrer dans le crâne des médecins, des policiers et de tous ceux que les victimes croisaient pour obtenir justice, qu'ils avaient en face d'eux un être humain blessé et pas une bête.

Ainsi, peut-être qu'un jour moi aussi je serais capable de montrer du doigt celui qui m'a brisé, ajouta-t-il en silence, et obtenir justice pour retrouver ma dignité. 

Un jour.
Peut-être.

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