Jour 182 - Philippe (Lyon, France)
Dans les toilettes de la compagnie Alstram, la société de construction ferroviaire lyonnaise dont il était le directeur financier, Philippe examina son reflet.
Et merde...
Il s'était à nouveau transformé en femme.
Il se regarda sous toutes les coutures, mais il n'y avait pas le moindre doute. Dans le miroir, une petite femme aux courbes agréables lui retournait un regard mauvais.
Il se redressa, bomba le torse et inspira.
Il allait devoir faire avec, une fois de plus.
Depuis que cette malédiction avait frappé la planète six mois plus tôt, beaucoup de choses avaient changé en bien dans le monde.
D'abord, un congé pour règles douloureuses avait été instauré dans la plupart des pays.
Tous ces gros durs aux manettes des gouvernements n'ont pas supporté de devoir aller bosser en se tordant de douleur et de faire des aller-retour aux toilettes, rigola en silence Philippe.
Il n'avait rien à dire cela dit, il était bien content d'en profiter lorsque ses transformations coïncidaient avec la mauvaise période du mois.
Merde... à mon âge j'espère que la ménopause ne tardera pas trop...
Il n'aurait jamais imaginé avoir ce genre de pensées un jour.
Ensuite, les peines pour violences sexuelles avaient été considérablement alourdies. On ne trouvait plus aujourd'hui personne pour défendre les violeurs et leur trouver des circonstances atténuantes. L'idée même que les victimes puissent l'avoir cherchées parce qu'elles étaient là où elles n'auraient pas dû ou qu'elles portaient une tenue inappropriée était maintenant considérée comme ridicule.
Pour tous, ils étaient désormais des criminels qui n'avaient pas leur place dans la société.
Enfin, le monde médical aussi avait connu sa petite révolution.
Faute de réussir à trouver un moyen d'éviter les transformations, les compagnies pharmaceutiques avaient reçu des subventions afin de développer la recherche sur tous ces problèmes féminins trop longtemps négligés, mais aussi sur la contraception.
En effet, de nombreux hommes ces derniers mois étaient tombés enceintes, et l'objectif était de mettre au point une méthode contraceptive qui soit valable pour les deux sexes sans engendrer d'effets secondaires.
Même si je n'arrive pas à comprendre comment autant de types ont pu se retrouver en cloque... Se demanda Philippe en sortant des toilettes.
Le monde s'était alors aperçu que ces hommes ne pouvaient pas retourner dans leurs peaux, en tout cas sans doute pas avant l'accouchement.
Je suis bien content de ne pas avoir à en passer par là.
Philippe avait autrefois assisté à la naissance de ses deux enfants, deux gamins qui avaient maintenant dix-sept et dix-huit ans et qui avaient comme lui découvert les affres de ces transformations, et l'idée de se faire déchirer le corps en deux pour faire passer un être humain ne l'attirait pas le moins du monde.
En revanche, il devait reconnaître qu'il appréciait les changements apportés à la médecine gynécologique.
Comme les autres, Philippe s'était un jour rendu en consultation et il s'était retrouvé les jambes en l'air et un médecin le nez entre ses cuisses.
Il s'était senti totalement ridicule.
Ils n'ont pas trouvé mieux depuis le temps ? S'était-il demandé, comme beaucoup avant lui. Déjà que l'examen de la prostate c'est une galère, si je dois me taper ce truc-là tous les ans, ça ne va pas le faire !
Aujourd'hui heureusement, les outils archaïques et les procédures désuètes avaient été mises au placard et ils étaient dorénavant réservés aux pathologies les plus graves.
Les médecins leur préféraient maintenant des méthodes moins invasives et plus respectueuses du corps du patient, comme les techniques d'imageries qui fleurissaient depuis quelque temps et devenaient plus en plus perfectionnées.
Dans ce domaine, la science avait fait un bond en avant spectaculaire et il ne se passait presque pas une semaine sans qu'une nouvelle publication ne fasse l'éloge d'une nouvelle technique à la pointe de la technologie.
Au moins ça, c'est une bonne nouvelle.
Mais il y en avait de moins bonnes.
Contrairement à ce que l'on aurait cru, les mentalités avaient évolué moins vite que les lois et la recherche et cela, Philippe était bien placé pour le savoir.
Ça va encore être une journée crevante, se dit-il en rejoignant la salle de conférence.
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Les actionnaires de la compagnie étaient réunis autour de table pour la réunion mensuelle du conseil d'administration de l'entreprise.
Aujourd'hui, Philippe allait présenter le bilan de son service. C'était certainement l'angoisse qui l'avait fait se transformer. Il n'avait rien à cacher, son travail était exemplaire et il maîtrisait ses chiffres sur le bout des doigts, mais ce genre d'exercices était toujours effrayant, même pour lui.
Il se racla la gorge et fit signe à son assistant de lancer le powerpoint sur l'écran derrière lui.
Il ne fallut que quelques minutes pour que deux actionnaires, dans le fond, commencent à discuter entre eux sans plus l'écouter. Philippe força sur sa voix pour attirer leur attention et il grimpa aussitôt dans les aiguës.
Il se serait mis des claques. C'était exactement ce qu'il voulait éviter.
Les deux hommes échangèrent un sourire de connivence en l'entendant.
Philippe tenta de les ignorer et il reprit sa présentation.
Il savait déjà comment ça allait se poursuivre.
Il allait finir son discours, demander à la ronde s'il y avait des questions et là, les demandes allaient fuser de toutes parts même s'il avait déjà fourni toutes les informations possible.
C'était rageant et épuisant.
Lorsqu'il avait l'apparence d'un homme, aucun de ces types ne remettait jamais en cause son expertise. Son allure, sa voix grave et son gabarit imposaient le respect. Mais dès qu'il se présentait à ce genre de réunion dans la peau d'une femme, il passait son temps à se justifier, à répéter les mêmes informations alors que son travail et sa présentation étaient strictement les mêmes.
Bordel, c'est parce que je n'ai plus de bite que vous me prenez pour un imbécile ? Vous pensez que je réfléchis avec quoi nom de... ?
– Je n'ai pas bien compris comment vous avez calculé ces chiffres, l'interrompit un des membres de l'assistance, sans même lever la main au préalable pour demander la parole.
En d'autres circonstances, Philippe l'aurait immédiatement remis à sa place – actionnaire ou pas. Mais la dernière fois qu'il s'était essayé à une telle manœuvre en tant que femme, il avait aussitôt croulé sous les ricanements.
Il se contraignit à respirer calmement et reprit le point précédent de sa présentation pour l'énergumène qui n'avait pas écouté.
C'était épuisant.
– Voilà, dit-il, une fois qu'il eut fini. Est-ce plus clair à présent ?
L'autre esquissa une grimace.
– Si l'on veut...
Philippe savait bien que c'était la peur qui les faisait agir ainsi.
Il l'avait compris quelques semaines plus tôt, lorsqu'il s'était rendu chez son garagiste pour récupérer sa voiture et qu'il avait découvert une femme, la tête dans le moteur.
La première pensée qui lui était venue alors c'était, elle sait ce qu'elle fait, elle au moins ?
Puis il s'était souvenu de la situation dans laquelle ils se trouvaient tous.
Qu'est-ce que je raconte, moi ? S'était-il aussitôt demandé. Ça a quoi à voir que ce soit une femme ou un homme qui répare ma voiture du moment qu'il s'y connait ?
Depuis, il prêtait de moins en moins attention à ce genre de détails, mais certains n'en étaient pas encore là.
Une chose était devenue certaine à ses yeux.
Les mentalités ne changeaient pas sur un claquement de doigts.
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