Christopher - 7 mars 2015 (3ème partie)
Allongé sur le ventre sur la table de massage, le casque vissé sur les oreilles, je profite d'une séance d'électro-récupération avant d'entamer la longueur. Je n'oublie pas de grignoter un peu puis je suis Lucas en silence vers le bac à sable. Il faut que j'oublie ce 60 mètres et que je pense uniquement à ce qui va suivre.
Pour ne pas réitérer les erreurs de Zurich, je prends consciencieusement mes marques et je vérifie par rapport à celles de Lucas que je ne me suis pas planté à nouveau.
J'affiche un air imperturbable et je remercie la programmation des épreuves qui m'a empêché de croiser deux filles avec lesquelles je m'étais envoyé en l'air.
Elles, j'en suis certain, elles n'auraient sans doute pas détourné la tête. Moi, je crois bien que pour la première fois de ma vie, je me serai sentit gêné et honteux.
Par contre, je ne peux m'empêcher de regarder d'un air narquois mon ex meilleur ami qui vient de se faire éliminer en série du 1500 mètres.
Nathan sait que je suis sur la piste mais il fait tout pour ne pas croiser mon regard.
Je regarde un athlète suédois réaliser son premier essai et je grimace. Le mec, il a un record personnel à 7m11 et c'est bien la première fois que je me demande si je vais réussir à sauter aussi loin. Alors que j'ai franchi les huit mètres il y a quelques mois à peine.
Volontairement j'ai joué à l'intox pendant l'échauffement : j'ai donné l'impression à tous que je ne forçais pas, que je me contentais du strict minimum mais en réalité, même ainsi, ma douleur à la cheville est à la limite du supportable.
Je me suis entraîné en gardant mon collant, histoire de cacher le plus longtemps possible le strap que je porte et je me demande si quelqu'un le remarquera.
Si encore cela avait été mon pied droit, mais non, il a fallu que je me blesse à gauche, à ma jambe d'impulsion. Trois fois au même endroit en trois mois, évidemment, ça ne se guérit pas en un coup de baguette magique. Je suis peut-être originaire du pays d'Harry Potter mais je n'ai pas le pouvoir de guérir du jour au lendemain comme par magie. Et c'est bien dommage.
L'un des officiels m'annonce que cela va être à mon tour. Instinctivement je regarde Lucas qui me fait un geste d'encouragement.
J'enfile mon maillot, je vérifie que mon dossard est bien attaché puis je me place à hauteur de mes marques. Mon regard se bloque sur le bac à sable et je me répète mentalement le déroulement de mon saut.
Certains athlètes demandent régulièrement au public d'applaudir, pour leur donner un certain rythme durant leur course d'élan mais moi je n'aime pas cela.
J'inspire et j'expire profondément à plusieurs reprises, je me penche ensuite légèrement vers l'avant puis je me redresse et je débute ma course. Pour que l'impulsion soit efficace, je dois accélérer progressivement afin d'éviter toute crispation et tout mauvais placement lorsque j'arrive en phase terminale de ma course.
En fait, pour que tout soit parfait, mon rythme de course doit s'accélérer petit à petit, mes appuis doivent devenir de plus en plus brefs, ma course doit être relâchée, mon bassin doit être haut et placé, et je dois atteindre la vitesse optimale lorsque je débute la phase terminale.
Mais ça...c'est la théorie car je ne suis pas relâché du tout. Je pense que je n'ai jamais été autant crispé.
J'essaie cependant d'allonger progressivement la foulée pour atteindre ma vitesse maximale au moment de poser le pied sur la planche.
Mais, en une fraction de seconde tout s'écroule : l'impulsion que je donne pour décoller du sol réveille la douleur à tel point que j'ai le sentiment d'avoir marché sur des braises brûlantes. Je me désunis totalement et je retombe très mal dans le sable. Je me relève péniblement et lorsque je veux reposer mon pied gauche au sol, je ne peux retenir un juron.
Je ne regarde même pas l'écran géant qui annonce un pitoyable 7m06 : je me traîne lamentablement jusqu'au banc où j'ai laissé mes affaires et je m'assieds sur le sol en tenant ma cheville. Je sais que c'est foutu : je sais que mon heptathlon se termine ici et je ne peux m'en prendre qu'à moi-même.
Je regarde Lucas s'élancer avec un puissant sentiment d'amertume : sa course est parfaite mais il se cripse au dernier moment et il retombe à 7m50, bien loin de son record personnel. La déception se lit sur son visage mais au lieu de regarder son résultat, il se précipite vers moi d'un air soucieux.
- Ta cheville ?
- C'est mort, mec. Je ne sais même plus poser le pied par terre.
- Putain !
- Tu vas me rendre un service Lucas : tu vas le gagner ce titre pigé ?
- T'es un comique toi.
- Lucas ! Tu es aussi fort qu'eux. Et même plus fort si tu veux mon avis.
Je fais signe à un secouriste et je lui demande, lorsqu'il arrive près de moi, pour avoir une poche de froid pour mettre sur ma cheville et je refuse ensuite de l'accompagner à l'infirmerie afin de suivre la fin du concours de longueur. J'encourage Lucas et j'avoue que je me sens rassuré lorsqu'il finit par claquer un splendide 8m14 au troisième essai. Comme il avait effectué un bon 60 mètres, il se retrouve en tête du classement général avec 42 points d'avance sur Ilya Shkurenyov.
Le concours n'a pas atteint des sommets : seul Lucas a franchi les huit mètres et ils ne sont que quatre à avoir effectué trois sauts valables.
Je laisse ensuite mon ami se reposer et se préparer pour le concours du poids qui a lieu en fin d'après-midi.
Aidé par un secouriste, je me rends à l'infirmerie où je suis très vite rejoint par Andrew.
Le visage grave il me demande d'abord comment je vais puis il me dit :
- Sans vouloir te vexer Christopher, je me demande encore à quoi je sers si tu persistes à n'en faire qu'à ta tête.
- Ouais, désolé. J'ai déconné sur ce coup-là.
- Chris...tu sais ce que cela signifie ? Tu ne vas sans doute pas pouvoir poser le pied au sol pendant quelques jours et puis...
- Je peux déclarer forfait pour Pékin.
- Je ne te referai pas courir sur la piste avant un mois au minimum donc en effet, le calcul est simple : tu ne seras pas prêt pour Götzis. Du moins, pas au niveau attendu. Et ensuite, je te connais, tu voudras tellement forcer que tu arriveras totalement crevé en Chine sans avoir fait un seul décathlon.
Ça commence à faire beaucoup tout ça. Après ma stupide blessure en décembre, ma chute aux nationaux en février et maintenant mon abandon à Prague qui annonce, par la force des choses un probable forfait pour Pékin.
C'est une terrible déception même si je suis le seul responsable de cette galère.
Je vois déjà les titres des journaux : ils se foutront de ma gueule en disant que depuis que je suis avec Océane je ne suis plus capable de sortir un bon résultat.
Bien entendu c'est faux : je ne me suis jamais senti aussi bien dans ma tête mais je dois faire face à un malheureux concours de circonstance à cause, notamment, de mon esprit têtu et borné.
Je ne réaliserai pas l'impossible, l'impensable : Il n'y aura pas de quatrième titre mondial pour moi et il n'y en aura probablement jamais.
Je n'en ai pas encore parlé à Andrew et encore moins à Océane mais après Rio, je songe sérieusement à mettre un terme à ma carrière si j'arrive à décrocher l'or olympique et surtout si j'arrive à battre ce fichu record du monde.
Car ensuite, que me restera t-il comme défi? J'ai tout gagné dans ma carrière. D'ailleurs, je ne sais même plus combien de titres de champion d'Angleterre j'ai réussi à remporter toutes disciplines confondues.
Je sais également que je ne réussirai pas à supporter encore très longtemps toutes ces séparations avec Océane. Et elle, elle n'en est qu'au début de sa carrière : elle a encore tant de belles choses à réaliser...
Et je serai à ses côtés. Je veux être à ses côtés. Tout le temps. Nuit et jour.
Trois heures plus tard, je me retrouve en conférence de presse et je subis une avalanche de questions sur ma blessure. Avec Andrew et Jamie nous avons convenu que je ne cacherai pas mes doutes au sujet de ma participation aux championnats du monde à Pékin. Nous préférons jouer la carte de l'honnêteté même si je sais que cela n'empêchera pas certains de raconter des conneries à mon sujet.
Je fixe un journaliste anglais qui a demandé à m'interroger :
- Christopher, vos deux premières sorties cet hiver ont été deux échecs. Pensez-vous que cela puisse remettre en cause la reconduite de votre titre à Pékin en août prochain ?
- En effet. Je ne vous cache pas que les chances de me voir en Chine sont très minces. Avec mon coach nous avons décidé de prendre le temps de soigner ma cheville puis, en fonction des entraînements qui suivront ma période de revalidation, nous aviserons sur la suite de mon programme.
- Est-ce la fatalité ? Deux blessures à la même cheville en moins d'un mois c'est peu courant chez vous.
- A Sheffield, si l'athlète à mes côtés n'avait pas chuté, il ne se serait rien passé. Aujourd'hui par contre,...je suis entièrement responsable.
- Que voulez-vous dire ?
- Je n'étais pas prêt mais je ne voulais pas décevoir mon entourage et mes supporters. Il aurait mieux valu que je déclare forfait avant le début de la compétition. Mais voilà, c'est comme ça. Je vais me soigner correctement à présent puis retourner en salle de musculation et ensuite sur la piste.
- Quel est votre agenda pour les prochaines semaines ?
- Je vais rejoindre ma petite-amie à Indian Wells et l'accompagner pour ses tournois au Etats-Unis. Ensuite je reviendrai en Europe avec elle et je la suivrai durant ses premiers tournois sur terre battue.
Je me lève ensuite pour quitter la salle de presse en prenant appui sur mes béquilles puis je rejoins mon hôtel pour faire mes bagages et surtout réconforter Lucas qui a abandonné durant le concours du poids en raison d'une importante douleur à l'épaule.
Au moins, sa blessure n'est pas aussi sérieuse que la mienne et il garde toutes ses chances pour Pékin.
Comme Andrew n'a pas réussi à me dégoter un billet d'avion avant le 9, soit le jour où Océane joue son premier match de qualification, je serai sur place deux heures seulement avant le début de son match et complètement déphasé par le décalage horaire.
Mais au moins je serai avec elle.
En fin de soirée je m'écroule sur mon lit dans mon appart parisien.
Cette année 2015, sur le plan sportif, est officiellement merdique.
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