Christopher, 7 mai 2015


Je suis frustré. Je savais que cela allait arriver un jour mais Andrew estime que je suis à nouveau fit et que je dois reprendre l'entraînement sérieusement. Je suis donc resté à Paris et je n'ai pas pris l'avion il y a une dizaine de jours pour Madrid. J'ai multiplié les Skype avec Océane et je me suis retrouvé à regarder ses matchs avec Lucas dans notre appartement. Du moins les deux premiers. Pour celui du troisième tour, mon colocataire a décidé d'aller dans sa chambre avec son pc. Il parait que je râle de trop. Et que je jure comme un charretier. Il a fallu que je lui demande la signification en anglais parce que je ne comprenais pas ce que Lucas voulait dire.

Après la fin du premier set, qu'Océane avait perdu, je me suis pointé dans la chambre de son frère en l'entendant à son tour s'exprimer de manière assez impolie. Nous avions fini par regarder la fin du match ensemble. Puis nous avions longtemps fixé l'écran, désappointés. Océane s'était bien battue et elle avait réussi à remporter le deuxième set mais elle s'était totalement écroulée dans le troisième. La voir aussi perdue sur le terrain m'avait fait mal. Tout comme le 6-0 qu'elle venait d'encaisser. Je ne sais pas ce qui s'est passé pour qu'elle lâche prise ainsi. Cela ne lui ressemble pas. En tout cas, cela n'est jamais arrivé depuis que nous nous fréquentons.

Je n'ai même pas pu lui demander des explications par Skype. Après son match, elle m'a envoyé un message pour me dire qu'elle était fatiguée et qu'elle allait se coucher tôt. C'est là que je remercie Lucas d'être mon nouveau colocataire. Je lui ai montré le message laconique de sa sœur et je lui ai confié que je me sentais blessé. Mais Lucas m'a expliqué qu'Océane avait tendance à se renfermer sur elle-même après une défaite et que, si elle donnait l'impression d'en vouloir à la terre entière, je ne devais pas le prendre comme une attaque personnelle. J'ai donc envoyé un message à ma girlfriend en essayant de tout faire pour lui remonter le moral.

Comme elle enchaîne directement avec les Internazionali d'Italia, Océane ne fait pas de détour par Paris. Je ne la reverrai que lorsque ce tournoi sera terminé et qu'elle reviendra en France pour préparer Roland Garros. Pour me changer les idées, Andrew me propose de reprendre l'entraînement avec le groupe. Puisque j'ai terminé la phase complète de rééducation, je peux à présent effectuer des séances normales. Sachant que j'ai besoin d'évacuer ma frustration, mon coach me concocte un entraînement intense, que je finirai sur les genoux très certainement, mais qui me fera le plus grand bien.

Allongé sur la piste, après avoir terminé le dernier 300 mètres de la séance, je reprends mon souffle. Puis, je discute avec Lucas au sujet de ce stress qui le bouffe toujours autant. Il n'a pas été au top aujourd'hui. Le problème c'est que cela a tendance à se multiplier ces derniers temps.

- Tu sais, on ressent tous le stress.

- Ouais c'est sûr, t'as l'air d'un mec stressé toi...

- C'est juste que tu ne l'abordes pas de la bonne manière. Toi, tu subis. Moi je rentre dedans.

- Oh, ça va m'aider ça c'est clair.

- Lucas...il faut absolument que tu apprennes à relativiser.

- Et tu vas me dire que c'est à cause de mon stress que je régresse ?

- Tu ne régresses pas voyons ! Tu ne te remets pas assez en question, tu ne te poses pas les bonnes questions. C'est ça ton problème. Trouve tes défauts et tu verras, ça ira nettement mieux ensuite.

- Mouais...

- Ton stress, ça te bouffe trop d'énergie Lucas. Tu ne t'en rends pas compte mais quand t'as un coup au moral, c'est pas le petit truc insignifiant. Toi tu chutes direct de dix étages.

- Et donc ?

- Et bien, tu te bouges le cul mon pote ! Tu vas aller voir un psychologue du sport. Comme Océane ne cesse de te le demander. Ne me ment pas : là, t'as envie de chialer hein ?

- Et comment ! Si encore j'étais sorti, si je m'étais bourré la gueule je pourrais comprendre pourquoi ça va pas à l'entraînement. J'ai envie de tout lâcher là.


Il faut vraiment que je le secoue. Nous sommes à un peu plus d'un an des Jeux. C'est pas le moment qu'il envoie tout balader. Mais je le comprends d'une certaine manière. Les Jeux, on attend ça pendant quatre ans. Quatre longues années pendant lesquelles on multiplie les entraînements et surtout, les sacrifices. Au bout d'un moment, pour ma part c'est six mois avant ce rendez-vous si important, on n'a plus envie d'être dans une autre compétition. On pense, on vit, on rêve Jeux Olympiques. Et forcément, il y a des moments de doute. Des moments où on se demande si ça vaut la peine de souffrir autant et de se faire mal à ce point. Alors on cogite. On cogite et c'est ainsi qu'on peut foutre en l'air le travail effectué pendant des années.

Lucas progresse vraiment depuis deux ans. Comme moi, il est potentiellement médaillable à Rio. Lorsqu'il faudra réaliser les minimas, il sait qu'il aura encore moins le droit à l'erreur. Entre les défauts techniques qu'il essaie de gommer petit à petit et ses problèmes d'ordre psychologique, ce n'est même pas étonnant qu'il se met une pression de malade. Et je dois dire que son père n'est sans doute pas étranger non plus à tout ça. Il faudrait que Lucas s'en détache progressivement. Comme Océane, il faut qu'il comprenne que sa structure familiale n'est peut-être plus adaptée à ses ambitions. S'il veut se qualifier pour les Jeux, il doit absolument augmenter son capital confiance et gagner en sérénité.

J'aimerais l'aider. Mais Lucas est comme moi, il a un putain d'orgueil mal placé qui l'empêche de tendre la main à ceux qui l'entourent. Je repense alors à ma blessure du mois de décembre. Lorsque Lucas m'avait emmené à l'infirmerie. Je voulais qu'il me laisse tranquille. Mais il avait insisté et, au final, heureusement qu'il avait été présent sinon, j'aurais aggravé ma blessure c'est une certitude. A moi d'être là pour lui à présent.

- Allez mec, t'es pas au bout de ta vie là. Elle dirait quoi Océane si elle te voyait comme ça ?

- Elle se ferait plaisir de me foutre un bon coup de pied au cul.

- Oh, bah c'est parfait. C'est ce que je comptais faire.

- Mouais. Mais avec moins de délicatesse qu'elle !

Nous éclatons de rire tous les deux. Ouf, j'ai au moins réussi à le faire sourire. Je regarde alors Lucas attentivement :

- Plus sérieusement, il serait temps que tu nous montres ce dont tu es capable réellement. Je te l'ai déjà dit tu es le seul à ne pas croire en ton potentiel. Il faut que je te pose une question Lucas.

- Je t'écoute. Oh, attends, pourquoi tu fais cette tête ?

- Est-ce que tu aimes ce que tu fais ?

- Hein ? Mais bien sûr !

- Tu as toujours dis que tu aurais préféré jouer au basket mais que pour faire plaisir à ton père, tu t'es lancé dans le décathlon comme lui.

- Où tu veux en venir Chris ?

- Je crois qu'il reporte sur toi les aspirations qu'il avait à ton âge. Je ne t'ai jamais entendu dire que tu t'amusais sur une piste.

- Mais...mais si je t'assure ! J'adore ce que je fais.

- Alors montre-le moi.

Maintenant, je suis certain d'avoir compris le problème de Lucas. Il n'ose pas aller contre l'avis de son père. Denis, n'a jamais été plus loin que le niveau national français. Il était doué mais son refus d'être suivi par des coachs de la fédération française, son refus de participer à des groupes d'entraînement avec les autres athlètes élites l'ont fait stagner et l'ont privés de nombreuses sélections alors qu'il aurait pu y prétendre s'il s'était entraîné plus intelligemment. Océane a fini par comprendre qu'elle devait changer son staff. Lucas, lui, ne l'a toujours pas compris. Le problème, c'est que le jour où il va percuter, il sera peut-être trop tard...

Et je connais mon colocataire : têtu comme il est, il continuera de foncer tête baissée. Il n'y a pas trente-six mille solutions : soit j'y vais franco avec le risque que Lucas se braque et fasse pire que mieux, soit...Et là je cherche toujours l'autre solution. Parce que je pense que le frère d'Océane est comme moi : il faut le secouer, la manière douce, ça ne marchera jamais avec lui. Je songe alors à Andrew. Ses petites piques bien senties ont le don de me booster et de me remotiver. Car il est malin, il appuie toujours là où ça fait mal.

Lucas n'a pas besoin de changer de groupe d'entraînement mais bien de coach. Le tout, c'est de lui faire comprendre. Et ça,...ça ne va pas être facile. Non, pas facile du tout. 


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