6 - Julia
Julia n'aime pas ce qu'il se passe. Ça ne lui plaît pas du tout, mais alors pas du tout. Heureusement que Nino reste à la cité U lui aussi ( même si elle est désolée qu'il n'ait pas réussi à partir à Tahiti ), parce que sans son voisin un peu lourd, elle serait probablement devenu folle. Hier déjà, elle s'est senti offensée que son orchidée ne lui réponde pas. Vraiment, cette stupide fleur n'a aucune conversation, c'est désespérant.
Julia déteste la solitude et le silence. Elle a grandi dans une petite maison à Bayonne avec quatre frères, alors le calme, ce n'était pas un truc qu'on avait l'habitude d'entendre chez eux. Julia adorait vivre là-bas. Elle adore ses frères, elle adore Bayonne, et l'époque où toute sa famille était rassemblée lui manque terriblement. Mais bien sûr, ça ne pouvait pas durer éternellement. L'un après l'autre, ses trois grands frères sont partis faire leurs études, et puis ça a été son tour. Elle est à Bordeaux, Jorys est à Lille, Antonin à Londres et Isidor à Paris. Dans la maison de Bayonne, seul Théophile est resté avec les parents. Et si aucun des quatre plus grands enfants de la famille Nikos n'est rentré, c'est bien pour Théophile.
Le cadet des Nikos est malade, gravement malade. Il a besoin de soins constants, et d'aller souvent à l'hôpital. Quand tout va bien, seulement une fois par semaine, pour les contrôles. Quand tout ne va pas bien... Julia préfère ne pas y penser.
Mais avec le Covid-19, Julia a peur. Peur, parce que pour ne pas infecter son frère, elle ne peut pas rentrer chez elle et doit rester seule. Peur parce que les hôpitaux sont débordés et que les infirmières n'ont plus suffisamment de temps à accorder à Théophile. Peur parce que Antonin est bloqué à Londres, qu'elle n'a plus de nouvelles de Isidor et que Jorys, qui tousse depuis une semaine, a maintenant de la fièvre.
Et au milieu de tout ça, il y a ses concours. Julia est en prépa PC, physique et chimie, et les concours d'entrée en écoles sont censés se dérouler dans moins de deux mois. Alors Julia doit se forcer à travailler, parfois seule, parfois sur Skype avec les autres, dans son appartement miteux au lieu d'aller à la BU. C'est dur, et elle préférerait mille fois avoir le loisir de s'inquiéter tranquillement et s'ennuyer sur son lit que de bosser. D'autant plus qu'elle n'est même plus sûre de la date des concours : les écoles Centrale, par exemple, ont déjà repoussé.
La première fois qu'un report des concours a été mentionné, ça a paru absurde à toute la classe de PC. C'était des prépas HEC, qui visent les écoles de commerce, qui en parlaient à côté de la machine à café. Julia y prenait son expresso de 10 heures avec sa copine Victoire, seule autre fille de la classe ( en première année, elles étaient sept, mais quatre sont partis en PSI, la spécialité sciences de l'ingénieur, et la cinquième a abandonné. Alors il n'y a plus que Victoire et elle ). Les deux filles en ont discuté après, avec le reste de leur classe, et Victoire a ajouté : "C'est pas possible que nos concours à nous soient supprimés, ou même décalés. On est quand même pas comme les épiciers !"
Au fond d'elle, Julia s'est senti d'accord, même si elle n'aime pas trop quand les gens appelaient 'épiciers' les prépas HEC. C'est dégradant pour eux, et aussi les vrais épiciers. Enfin, tout ça a eu lieu dix jours auparavant, et maintenant, Centrale est reporté, ainsi que Polytechnique et les Ecoles Normales. Ce n'est pas tellement grave : Julia ne passe pas Polytechnique, et elle n'a de toute façon aucune chance pour Centrale. Mais le problème, c'est qu'il ne fait aucun doute que les autres écoles suivront.
Alors Julia a peur. Parce que cette histoire sent vraiment mauvais - à moins que ça ne soit que la cuisine de Nino.
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