Chapitre 7

 Salazar est assis, les yeux plongés dans les flammes qui grondent dans la cheminée. Il ne bouge pas d'un pouce, comme mort. A quelques pas derrière lui, se dresse son Infante, attendant ses ordres.

Le vieux vampire semble perdu dans ses pensées, son index posé sur sa tempe. Ses yeux bleus voient des choses qu'Eve ne parvient à saisir. La française ne bouge pas, prenant sur elle pour rester immobile. Au loin, une horloge compte les secondes qui s'égrènent en minutes, interminables.

Il finit par se mouvoir et, d'un geste de la main, il fait avancer sa fille. Elle obéit, la tête baissée, sans le quitter des yeux. Son regard s'attarde sur la courbe trop dure de sa mâchoire, sur les iris faites de glace qui semblent s'acharner à lui refuser un regard.

Salazar est plus distant que jamais, plus froid que dans le passé. La vampire ne peut que le comprendre. Alexis n'est pas loin et ils ont entre leurs mains quelque chose qui peut le faire sauter dans leurs bras. Il a beau avoir modifié son prénom, offert des consonnances plus royales à son titre, il reste toujours bouffé par ses pulsions, obsédé par ses envies.

— Jette sur la chasseuse la goule, ordonne l'immortel. Je veux qu'elle se brise. Les poupées sont plus faciles à reconstruire qu'à réparer.

Sans un sourire, sans un mot doux, Eva acquise et s'échappe de cette pièce à l'ambiance trop lourde.

Elle ne peut pourtant empêcher les questions qui ceignent son cœur, les idées qui bruissent dans son cerveau. Est-il certain de ce qu'il veut faire ? Abigaël est une chasseuse pas une vulgaire humaine modelable.

Mais Eve ne peut rien dire. Son Sire ne lui offre que la froideur en réponse à ces questions, que le silence en murmure à ses craintes. Elle devrait faire comme son frère, trahir sa glaciale existence pour d'autre dragons bien plus brulants. Il est pourtant tout ce qui lui reste, la seule trace d'humanité de son âme. Elle se revoie encore, pauvre française innocente dans ses robes à jupons, croisant pour la première fois le regard de cet homme si étrange.

Aujourd'hui, la candeur est morte, remplacée par une rage sourde, par une ambition démesurée. De la haute noblesse, Eve n'a gardé que l'attrait pour les jeux de pouvoir.

L'habitude la dirige à travers les longs couloirs du manoir, l'entrainent jusqu'aux escaliers des sous-terrain. L'ombre l'appelle alors qu'elle s'approche des geôles, créations ô combien sadiques du premier propriétaire de l'antique demeure. Son histoire est tachée de sang, des prisons sous terraines et des milliards de dédales et de passage secrets. Bien des cris ont retentit entre ces murs. Aucun n'en sont jamais sortis.

Eve ouvre une dernière porte, et un sourire vient agripper ses lippes.

Abigaël vient de se réveiller. Son corps nu, trop menu pour l'ancienne époque, est trop jeune. Elle doit avoir à peine dix-huit ans... Ses cheveux blonds, crinières de nœuds, cachent la moitié de son visage, qui lui n'offre plus la moindre trace de l'enfance. Son regard a vécu des millénaires, son âme des siècles.

Les poings de la vampire se serrent, tout comme ce cœur glacé dans sa poitrine et elle détourne les yeux. Son regard se porte sur Shiloh, le petit ami de leur sorcière devenue esclave. Faith leur est tombée dans les mains au bon moment, tout juste expatriée d'Irlande, rêvant de liberté et d'amour.
Pour ne trouver aux Etats-Unis que des cendres et des chaines.

Shiloh n'a rien de ces hommes qui accrochent les cœurs. Ses yeux marrons, banals, ne lâchent pas la chasseuse, brillant d'une inquiétude tout humaine. Il est trop gentil, trop mignon, trop bon. Tant de qualificatifs qui lui ont offerts le surnom de "toutou" de la part des immortels.

Abigaël finit par le toiser à son tour. Dans ces yeux, pas de pitié, juste des questions et une hargne sauvage. Elle est loup quand lui est chien.

Ils ne sont pas moins des animaux de compagnie. Qui se fixent, se jugent, s'apprécient.

— Qu'est-ce que tu regardes toi ? aboie finalement la chasseuse.

Eve s'enferme un peu plus dans les ombres, analysant leurs mouvements, découvrant leurs caractères. Salazar veut qu'elle agisse et elle le fera. Mais pas sans avoir glané des informations. Car si l'obéissance fait survivre, seules ces dernières offrent le pouvoir.

— Où est-ce qu'on est ? questionne-t-elle, toujours aussi brusque.

— Dans une belle merde, répond Shiloh.

Abigaël plisse le nez, une moue visée aux lèvres.

— Et comment ça se fait que tu sois embourbé dans cette belle merde toi aussi ? demande Abigaël.

— Je suis amoureux d'une sorcière... et, par la même occasion, des problèmes de ce genre. Et toi ?

— Amoureuse d'un vampire... c'est pas mieux.

– Je vois qu'on a de bonnes idées tous les deux ! lance Shiloh en riant légèrement.

Les paroles de l'humain arrachent un sourire à la chasseuse, un sourire enfantin, bien loin de ce qui grogne dans ces yeux.

— Ouais... fini par répondre Abigaël, avant d'ajouter : C'est ta sorcière qui t'a mis là ?

— Si seulement... on est dans l'antre de Salazar, un vieux dégelasse plus flétri qu'un pruneau. Tu le verrais, t'aurai envie de ch...

— Dans... dans l'antre de qui ? l'interrompt subitement la chasseuse.

L'odeur de la peur s'entoure autour de son corps, venant titiller les narines de la vampire tapie dans l'ombre. Alexis lui a surement parlé de son Sire, en des termes loin d'être élogieux. Si seulement ces deux imbéciles de mortels connaissaient Salazar... Le prince est un dieu au milieu de moutons, Infant du plus puissant vampire que cette Terre n'ait jamais porté, premier né d'un primordial arraché au monde.

— Salazar. Salazar Borson, Bjoron ou je sais plus trop quoi. Un putain de vampire quoi. Tu le connais ?

— De nom... murmure la chasseuse, le visage baissé, sa morgue subitement envolée.

— ... Et de réputation c'est ça ? Bah crois moi, tout est vrai. J'espère pour toi que les projets qui te concernent seront bref... C'est mal parti.

Sur un soupir, Eve s'échappe des ombres.

Immédiatement, la chasseuse se redresse, s'accroche à son arrivée. Le grognement, sifflant de sa gorge, a tout d'animal. Elle n'est pourtant que mortelle, que chair et os fragiles. Un roquet qui aboit beaucoup pour ne mordre que très peu.

— Qu'est-ce que vous me voulez ? aboie Abigaël.

Adieu la jeune fille pleine de questions. Adieu les doutes et les interrogations.

La morgue est revenue dans son regard, couplée à cette colère que rien ne peut doucher. Mais s'ajoute, cette fois, un brin de terreur, un soupçon de la peur qui glisse sur les papilles d'Eve. Elle s'en serait pourléchée les babines en d'autre temps, en d'autre lignée, aujourd'hui bien trop nobles pour s'abaisser à devenir animal.

La vampire avance, son regard plongé dans celui d'Abigaël. Elle sent tant de choses, elle lit tant de choses. Elle discerne un visage, une ombre qu'elle ne reconnait que trop bien. Traits d'ange, yeux de démon, longs cheveux qu'il n'a toujours pas coupés.

Alexis.

Alexis et lui seul, comme une litanie obsédant la chasseuse. Comme un rêve qu'elle implore, quelle espère.

Son frère, son amant, son passé, son contraire. Lui nés dans les cendres de ses parents sorciers et elle dans la soie des draps de l'aristocratie.

Son souvenir.

Eve laisse le silence durer, long, trop long, soutenant le feu des prunelles d'Abigaël. La peur, l'amour, la haine. Trop contradictoire sentiment qu'elles ont toutes deux éprouvées. Que la vampire ne laisserait qu'à la chasseuse.

— Voilà donc la jolie petite créature d'Alexis. Alec, Alessio, Alexandre ou je ne sais comment il s'est présenté à toi, siffle-t-elle, un sourire sur ses lèvres écarlates. Pour les petites présentations, je suis la... "sœur" de ton cher et tendre vampire. On peut dire que nous partageons le même père. Je pense que tu sais pourquoi tu es là ?

— Si vous avez quelque chose à régler avec Alexandre, pourquoi vous ne le faites pas directement avec lui ? M'enlever ne changera rien. Il... Il n'en a rien à faire de moi. Comme vous dites, je n'suis qu'un animal de compagnie.

La voix d'Abigaël se brise, s'éteins une seconde. Shiloh, la voyant, s'anime d'une rage qu'Eve fait taire d'un simple regard noir. Il ne reste plus grand-chose du mortel autrefois si furieux.

La chasseuse s'offre une seconde, une minute, pour digérer sa peine mais attaque, encore, toujours, aussi provocante qu'arrogante.

— Mais peut être êtes-vous trop lâche pour vous attaquer directement à lui ?

— Abigaël... Tu penses vraiment qu'Alexis nous ferait peur ?

L'immortelle s'avance, les portes s'ouvrant sur son passage sans même qu'elle n'est à faire un mouvement. Pour la première fois de sa vie, la jeune humaine est sans défense, seule face aux crocs de l'immortelle, promesse trop concrète de mort.

— Mais malheureusement...

La main d'Eve fait apparaitre la gorge d'Abigaël, avec cette force que seule la mort offre.

— ... Je n'ai pas le droit de l'attaquer de front.

Son haleine vient caresser la nuque offerte et sa langue s'attarde sur la carotide qui pulse au rythme des battements frénétiques du cœur de la jeune femme. Elle entend Shiloh gronder dans sa cage, attaquer le barreau qui le retiennent. Il ne sortira pas, Abigaël est entre ses mains, sa vie ne dépendant que de sa bonne volonté.

La vampire repousse pourtant l'humaine, refusant de mordre cette gorge si attrayante.

Un reniflement s'échappe de ses lippes et elle tourne les talons avant de claquer des doigts, ouvrant la voie à une créature bien plus dangereuse qu'elle.

Créature, voilà bien la seule manière dont on peut définir la chose qui était autrefois vampire. La goule comme l'a renommé Salazar. L'immortel n'a plus rien à voir avec ce qu'il était. Sa peau, blanchie par le manque de soleil, transpire la douloureuse mutation que son pouvoir lui fait subir. Il aurait dû être métamorphe mais la lignée de celui qui l'a mordu est souillée par un sang impur qui les rends tous si répugnant. Les canines de la chose, larges, dépassent de sa bouche sans qu'il ne puisse les rentrer, laissant un filet de bave couler sur son menton. Des excroissances, ailes encore accrochées à sa peau, déforment son dos en boules grisâtres.

Il entre dans la geôle, posant ses prunelles blanches, aveugles depuis de siècle, sur la chasseuse et le bruit raque de sa respiration s'accélère. Cette créature hantait encore les cauchemars d'Eve. Son Sire, dans un accès de rage, l'avait envoyé besogner son corps. Une fois. Une seule. Brisant volonté et révolte. Entrainant l'allégeance d'Eve pour les dragons.

Aujourd'hui, c'est pourtant sans le moindre état d'âme qu'elle le laisse s'approcher de la chasseuse et qu'elle laisse l'enfer envahir la prison. Abigaël ne doit mourir. Mais la souffrance n'est qu'une petite mort et bientôt, elle suppliera pour qu'on l'achève. Vient petit Alexis. Vient sauver ta chasseuse. Si tu ne veux qu'elle te haïsse pour l'éternité.

Les portes se ferment sur l'horreur et sans un regard pour l'humain qui hurle de rage, Eve tourne les talons. Voilà longtemps que les cris ne heurtent plus son cœur prit dans la glace. Voilà longtemps que l'odeur du sang ne la rends plus folle. Et voilà encore plus longtemps qu'elle a vendu son âme. 

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