Chapitre 2

Installé confortablement dans les hauteurs de San Francisco, Alexandre regarde en contrebas la vie qui fourmille dans la baie. Il observe les mortels s'agiter dans les lumières peu naturelles qu'ils ont créées. La baie, au loin, semble refléter la lune, aussi surprise que les hommes du ciel sans nuage qui enroule sa noirceur autour de chaque gratte-ciel. Pour la première fois depuis vingt jours, il fait beau.

Une cigarette brille entre les doigts du vieux vampire, se consumant d'elle-même. Il ne bouge pas d'un centimètre, ombre sombre au regard qui ne loupe le moindre détail.

L'attention de l'immortel s'échappe du spectacle de la ville. Ses iris bleus se focalisent sur le parking plein à craquer de l'une des boîtes de nuit les plus branchées de San Francisco. Éclairée par la lueur du Bloody Sky, une silhouette semble attendre. Les lèvres du vampire s'ourlent d'un sourire alors qu'il détaille sa chasseuse, si belle petite poupée de porcelaine au visage angélique.

Abigaël chasse, il peut le voir dans son regard étincelant et sa tenue moulante. Elle aguiche, séduit, avant de mieux tuer, mante religieuse à l'apparence humaine.

Voilà comment il lui a appris à procéder, minaudant pour mieux faire baisser la vigilance de ces proies. Et pour plus facilement enfoncer dans leur cœur une arme mortelle. Elle attend chaque seconde avec la patience d'un chat, frémit, bondit. Sans que son visage de poupée ne perde cet air enfantin qu'elle sublime de regard naïf.

Un sourire carnassier étire les lèvres d'Alexandre alors qu'il voit l'immortel que traque sa chasseuse s'approcher, inconscient que les rôles s'inversent ce soir. Leurs mots sont sucrés, séducteurs. Abigaël baisse la tête, rougissante, comme une adolescente qui découvrirait pour la première fois le jeu de la séduction.

Tout s'enchaine à merveille.

Le vampire se laisse prendre au jeu, bloquant la jeune femme contre le mur. Il se penche, coupant la vision de sa chasseuse à Alexandre. A peine une seconde s'étire dans le ciel sombre.

La proie nocturne s'écroule au sol, un pieu planté dans la poitrine. Le sourire d'Abigaël est sans équivoque et elle enfonce un peu plus l'arme en bois dans le cœur de l'immortel, faisant jaillir le sang qui vient lécher sa peau blanche. Elle se penche, susurrant surement ses dernières paroles à sa proie, avant de se redresser, satisfaite.

Alexandre se met en mouvement lorsque la blonde sort un mouchoir de son corset et commence à essuyer l'hémoglobine sur ses mains. Le vampire se relève, jetant la cigarette qui s'est consumée entre ses doigts alors qu'il regardait le spectacle et il bondit de son perchoir.

Comme un prédateur, il descend dans le plus grand silence jusqu'à la chasseuse et atterrit derrière la jeune femme, une ébauche de sourire sur les lèvres. Ses yeux sont déjà rendus fous par sa nuque dévoilée et par le peu de sang encore présent sur ses mains, invisible pour un humain. Du sang qu'il ne devrait goûter mais avec lequel il se drogue mieux encore que lorsqu'il n'était qu'un mortel.

Abigaël se retourne, souriant à son tour. Les sens de la jeune femme sont aiguisés, captant le moindre mouvement d'air, seule solution pour survivre dans le monde d'immortels où il l'a jetée.

— Il était jeune. Et pas très intelligent, glisse-t-il avant de sortir une liasse de billets toute fraîche.

— C'était facile, cette fois. réplique la jeune femme, sans un regard pour l'argent qui s'étale devant elle. Je vais finir par m'ennuyer.

— Mais si c'était si facile, je ne vais pas te donner les jolis petits cadeaux verts. Tu en feras quoi après tout ? De nouvelles armes pour tuer les vampires ?

Un rire s'échappe des lèvres du vampire, glapissement presque animal. Son ton est moqueur, comme toujours. Savoir lorsqu'Alexandre est sérieux est impossible. Clown incompris et prince du chaos, le vampire se veut joueur et encore plus avec la si jeune chasseuse. Abigaël le fascine, tant par cette hargne qui coule dans ses veines que par le danger qu'elle représente.

— Non. Une nouvelle arme pour te tuer toi... lance-t-elle avec un sérieux déconcertant.

Le rire du vampire disparaît brusquement et son regard se fait plus froid alors qu'il la dévisage.

Il ne voit rien dans ses iris, rien d'autre que le sourire mesquin sur ses lèvres.

Puis elle éclate de rire, rire qu'il ne suit pas. Les sourcils froncés, il la regarde s'approcher de lui, plus sensuelle que jamais. Il la laisse jouer, la laisse prendre sa main pour le guider jusqu'à la boite. Abigaël a la tête à l'amusement ce soir, à l'inverse de son maître vampirique. Alexandre ne rit pas, se contentant de fixer l'entrée du Bloody Sky. Ce bar si particulier, tenue par une immortelle sanglante et où les vampires se sont fait une place de choix.

Elisabeth a su leur offrir un tous un petit coin de paradis.

— Tu cherches un nouveau jouet ou tu es déjà fatiguée ? demande-t-il, un petit sourire se frayant finalement un chemin sur ses lèvres fines.

— Ce soir j'ai pas envie de chasser... emmène-moi danser dans le coin VIP plutôt. Je serai fatiguée seulement quand le soleil se lèvera !

Alexandre voudrait lui répondre non, lui dire qu'ils ne sont là pour s'amuser ou pour faire parler d'eux mais le regard que lui jette Abigaël, suppliant et charmeur, le fait accepter. Lui refuser quelque chose était bien plus facile avant qu'elle ne devienne cette femme joueuse et teigneuse.

Il comprend qu'il a eu tort sitôt entrés dans le bar dansant.

Le Bloody Sky est bondé, rempli d'immortels qui le reconnaissent. Le silence se fait, aussi lourd que la prime sur la tête du vieux vampire. Abigaël accrochée à son bras, il remonte la lignée de ces semblables la tête haute. Si le Conseil a mis beaucoup d'argent sur sa tête, il est trop âgé pour que les vampires se jettent sur lui.

Ils s'éloignent alors de lui comme d'un pestiféré, lui offrant une place de choix. Le prince clown est craint, honni et adulé par ceux qui rêvent de s'affranchir de l'autorité d'un Sire violent. Ces actes ont giclé sur son monde. Il n'en regrette aucun.

Des danseuses s'approchent immédiatement, poches de sang offertes aux crocs des vampires. Il voudrait refuser mais l'odeur qui règne ici, maitresse des pêchés, le pousse à faire glisser ses crocs sur la chair tendre. Dans l'anarchie ambiante, Alexandre se sent à sa place.

La drogue, dans le sang des mortelles, glisse dans ses veines, l'enivre, le rappelant à des souvenirs lointains. En l'an mille, les poissons n'étaient pas aussi nombreux et à l'exception de quelques champignons et de mandragore bien dosés, les hommes étaient raccrochés à leur triste condition. Il se serait tant plu à cette période, de l'héroïne plein les veines.

Abigaël est partie danser et Alexandre la regarde, comme un maître surveille le loup qui va courir parmi les moutons. Elle ondule, félin plus rapide et plus furtif que les autres. Ses doigts glissent sur sa peau, creusent sa chair. Son dos, cambrée à l'extrême, dévoile une chute de rein offrant des rêves remplis de luxure.

Elle est dangereuse et les regards que certains vampires lui jettent veulent tout dire. Oui, c'est elle. La chasseuse de vampires, que personne n'est assez fou pour dénoncer au Conseil. La terreur qu'inspire ce couple morbide est réelles mais elle n'empêche pas un immortel de venir se coller à la blonde.

Abigaël s'amuse, accepte de danser avec lui, sans pourtant lâcher des yeux son maitre. Joueuse, elle se fait chatte alors qu'elle se frotte à sa peau froide. Elle finit par prendre sa main, l'entrainant à sa suite dans une chambre.

Immédiatement, les lèvres de l'Aîné se parent d'un sourire cruel. L'autre ne touchera pas à la chasseuse. Abigaël n'est pas une vulgaire putain qu'on peut coucher là et mordre pour se repaître de son sang. La belle est une fleur vénéneuse, capable d'empoissonner celui qui aurait le malheur de la blesser.

Les minutes s'écoulent, entrainant Alexandre dans la danse langoureuse d'une poche de sang. C'est une autre hémoglobine qui fait relever la tête du vampire alors que la musique s'éteint. Celle des immortelles, interdite et dévastatrice. Celle dont il se gave.

Ses pupilles se dilatent sous le désir que les effluves font naître en lui et ses ongles s'enfoncent dans le cuir du fauteuil. Il ne doit pas craquer, surtout pas ici.

La chaleur le prend soudainement au visage alors que les projecteurs se braquent sur la scène.

Le vampire qui dansait avec sa chasseuse quelques minutes plus tôt est là, crucifié dans un tableau macabre dont Alexandre connaît l'auteure. Le sang goutte sur le sol pendant que les lèvres de la jolie blonde qui présente le spectacle s'étirent sur un sourire carnassier. Abigaël virevolte sur une barre, sa tenue moulante troquée contre quelque chose de bien plus osé, des arabesques de carmins dansant sur sa peau.

Son spectacle ne dure que trop peu de temps, assez pour faire frissonner les vampires.

Puis elle s'approche de son maître. Ses doigts, habiles, jouent sur sa peau, se posent à la commissure de ses lèvres. Y font glisser quelques gouttes de sang immortel.

Le visage d'Alexandre se fait dur. Brutal. Sa main agrippe le poignet de la chasseuse, au point de lui faire mal. Il se lève, trop rapidement et la fait sortir aussi vite.

Comment ose-t-elle ?

Il traîne Abigaël à l'extérieur et ils retrouvent à peine l'air frais que le bruit sourd d'une gifle retentit sur le parking. La marque s'inscrit immédiatement sur la joue de la chasseuse. Elle tombe au sol, ne se relève pas. La pulpe de sa lèvre a explosé sous le coup. Alexandre a contrôlé sa force mais il a frappé pour faire mal. Il ne la tuera pas, non. Pas pour une si petite infraction. Il veut juste lui faire peur, un peu plus. Pour qu'elle comprenne à quel point la faute qu'elle a commise est grave.

— Comment oses-tu Abigaël ?!

La voix du vampire n'est qu'un sifflement de serpent alors que dans ses yeux brûlent déjà les flammes de la folie qui l'a consumé depuis si longtemps.

— Attire l'attention sur toi, je m'en contrefous. Mais jamais, jamais ! ne le fait sur ma personne !

Le regard du vampire est sombre, dangereux, celui d'un prédateur bien trop puissant pour une si jeune chasseuse. Il pourrait la tuer là, sans le moindre état d'âme, éclater son si beau visage entre ses mains, la voir supplier alors qu'il se gorge de sa carne.

Il se baisse, approchant son visage de celui de la chasseuse, attrapant ses cheveux pour la forcer à le regarder. Elle pousse un glapissement de douleur, tentant de saisir la main de l'immortel. Il lui arrache le contact, brutal.

— Ne refais jamais ça Abigaël. Ou je te tue.

Il n'y a aucun sentiment dans le regard qu'il lui renvoie, froid comme la mort qui l'a depuis longtemps pressé contre son cœur. La flamboyante chasseuse n'est plus rien, proscrite au sol, ses cheveux masquant son regard qu'Alexandre sait plein de larmes.

— Oui maître, murmure-t-elle, doucement.

Abigaël se relève, difficilement, sans le regarder dans les yeux, Ses épaules relevées et son cœur battant trop vite prouvent à eux seuls la peur qui broie son estomac.

Elle sort de son corsage deux fioles qu'elle dépose sur le toit d'une voiture. Le regard brûlant de l'immortel ne la quitte pas, vide d'amour, seulement empli de rage. Ses iris s'arrêtent quelques secondes sur les reflets écarlates du sang dans les fioles mais il ne sourit pas. Pas après ce qu'elle a fait.

— Je n'ai pas trouvé plus pur que celui-ci, ce soir. J'ai pris le temps de vérifier. Aucune trace d'ail, d'alcool ou de drogue. J'espère qu'il vous plaira...

Un grognement s'échappe des lèvres d'Alexandre.

Elle rentre un peu plus la tête dans les épaules.

Lui ne bouge pas d'un centimètre, ne prenant pas même la peine de s'approcher de ce sang qu'elle lui offre. Abigaël semble craintive, la flamboyante créature d'il y a quelques heures mortes sous le regard de l'immortel. Elle a dansé, elle a tué.

Mais son maître n'aime pas ce qu'il voit.

La chasseuse s'éloigne alors, après lui avoir demandé d'un regard l'autorisation de déguerpir. Il lui donne sans desserrer la mâchoire et la voilà qui grimpe dans sa voiture. Elle allume le moteur, enclenche une vitesse dans la foulée. La sportive grogne alors qu'elle démarre, s'éloignant trop vite pour sa propre santé.

Ce n'est que lorsqu'elle n'est plus visible qu'Alexandre attrape les fioles, les observe et les glisse dans sa poche. Les ombres s'enroulent autour de lui au moment où il disparaît.

Il y a des traces de sang dans les volutes noires qui n'ont rien d'une magie pure.

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