Le Blue Sparrow est plein à craquer ce soir. Des dizaines de clients tournent autour du bar pendant que d'autres regardent des filles peu vêtues et passablement alcoolisées danser. Nombreux sont les regards focalisés sur une danseuse plus aguicheuse que les autres et au sourire hypnotique qui s'enroule autour d'une barre, sa peau nue luisant de sueur.

Les basses résonnent d'une musique sourde qui se marie trop bien avec le décor sombre. La sirène qui danse suit le rythme, dévoile sa gorge. Ses reins frissonnent, se tordent. Ses longs cheveux blonds caressent la pointe de ses fesses alors qu'elle se cambre. Elle frémit, intouchable. Une batterie cogne, la faisant accélérer.

C'est dans l'ambiance moite du bar que Justine sert depuis plusieurs mois. La barmaid court, à droite et à gauche, ses cheveux remontés en une queue de cheval haute. Elle sert un énième verre à un homme bien trop alcoolisé qui offre une remarque vaseuse sur son décolleté. La jeune femme lui jette un regard noir, retenant une remarque acide avant s'approcher d'un habitué, le cocktail qu'il lui avait commandé dans les mains.

— 15 dollars. Et cette fois essaie pas d'm'avoir sur le tarif. J't'en ferais pas cadeau.

Jonathan lui répond d'un simple sourire mutin avant de lui tendre un billet vert et de lui glisser du bout des lèvres qu'elle peut garder la monnaie.

Justine s'accoude au bar, suivant le regard du jeune homme jusqu'à la piste de danse.

Cette nuit, le peintre chasse une demoiselle à glisser dans ses draps. Et Justine s'amuse toujours de le voir agir ainsi. Pourtant, alors que la lumière dévoile la peau blanche de la danseuse que Jonathan ne quitte pas des yeux, la barmaid ne peut s'empêcher de froncer les sourcils. Il émane de la séductrice un poison que touche tous les hommes et dérange Justine.

Cette femme n'est pas n'importe quoi ou n'importe qui.

— Tu devrais te méfier Jo. Tu risques de te casser les dents. Elle ne voudrait pas de toi, tu es bien trop humain pour elle.

— Non, tu déconnes ? demande-t-il, aussi mutin qu'elle.

Justine ne sourit plus alors que le regard de Jonathan s'attarde sur la créature qu'il a choisie pour la nuit. Il reste muet un court instant, semblant chercher dans ses pensées quelques réponses. Voilà peu de temps que la jeune femme lui a appris l'existence de son monde et il semble toujours atterré lorsqu'il comprend que ce qu'elle lui a soufflé sur l'oreiller est réel.

— Mouais.... je suis sûr que tu me sous-estimes. Je parie mon prochain verre que je décroche un rencard ce soir, jette-t-il, un sourire sur les lèvres.

— Paries pas trop Don Juan. Elle te mangera tout cru.

La voix de la jeune femme est acide, n'attendant la moindre réponse et pourtant, identique à lui-même, son meilleur ami explose de rire.

— T'en fais pas, elle t'en gardera un morceau !

Levant les yeux au ciel, Justine hausse les épaules avant de le planter dans sa contemplation. Elle se tourne vers un blondinet venu commander un verre. Il disparaît bien vite lorsqu'elle lui demande son ID. Les enfants et leur envie de goûter aux plaisirs enivrants avant d'y avoir le droit.

La barmaid prend une nouvelle commande, glissant la bière de la maison dans une pinte. La Sparrow et son teint ambré, qui ravit les connaisseurs. Le regard de Justine court jusqu'à Jonathan alors qu'elle enlève la mousse. Il n'a pas quitté la danseuse des yeux.

Elle rajoute un peu de Sparrow, tape son nom sur la caisse et récupère le paiement. Un nouvel arrivant lève la main mais elle fait mine de ne pas le voir. Il vient trop souvent, boit trop et est déjà ivre mort. Hors de question qu'elle le serve avant qu'il n'ait un minium décuvé.

Justine retourne alors vers Jonathan, un sourire amusé sur les lèvres.

— Elle traîne avec un vampire qu'on dit jaloux, glisse-t-elle, le faisant sursauter.

Le regard que lui jette Jonathan la fait éclater de rire pour de bon et elle ne répond pas aux ronchonnements de l'artiste. Buvant une gorgée du cocktail aux fruits rouges de son ami, elle détourne les yeux sur une autre demoiselle qui danse, d'une manière bien moins sensuelle mais également bien moins dangereuse. Une proie qui pourrait être parfaite.

— Je te conseillerai plutôt celle-là. Mignonne, blonde comme tu les aimes, avec un soupçon d'exotisme qui promet des merveilles une fois dans ton lit. Tu lui parles peinture et elle te tombe dans les bras.

— Mmmh... très peu pour moi. J'ai beaucoup mieux en rayon, dit-il sans jeter un seul regard à son amie qui devine facilement qu'il parle d'elle.

Elle lui envoie une remarque acide en plein visage, vexée qu'il la considère comme acquise. Elle ne peut pourtant s'empêcher de jeter un dernier regard à la danseuse si différente des autres.

Elle transpire le danger, plus encore que le poison. Essayant de découvrir ce qu'elle est, Justine essaye de réveiller les pouvoirs qu'elle sait tapis au plus profond d'elle-même.

Comme à son habitude, rien ne lui répond. Elle ne connaît pas assez la magie pour pouvoir faire quoi que ce soit d'autre que des petites étincelles.

Un nouveau client l'arrache à la contemplation de la danseuse. Il lui fait un signe de la main, pour une commande. Un sourire artificiel naît sur ses lèvres alors qu'elle s'approche de lui. Ses cheveux mi-longs, blonds, encadrent un visage aussi froid que la mort et aux yeux de glace qui semblent happer toute chaleur. Pas l'ombre d'une barbe à sa mâchoire carrée.

Un frisson glisse sur l'échine de la sorcière alors que son propre regard s'attarde sur la peau légèrement halée. Il y a quelque chose qui cloche chez cet homme et qui la rend méfiante.

— Tu bois quoi ? demande-t-elle, chaleureuse

— Un whisky, lance-t-il, sans même la regarder.

Justine lève les yeux au ciel, retenant une remarque glaciale. Le client est roi et elle doit mettre son mauvais caractère dans sa poche avec un mouchoir dessus. Mais un "s'il vous plait" et un regard change drastiquement la manière dont elle traite les clients.

Dire qu'elle a ici le job de ses rêves serait mentir. Mais il lui permet de payer une partie de son loyer et surtout de manger. Fait non négligeable. Le monde de la nuit ne l'avait jamais vraiment attiré mais le Blue Sparrow cherchait du monde en même temps qu'elle cherchait du travail et... il n'y avait pas besoin d'en dire plus.

— L'ambiance est toujours aussi... délirante, ici ? demande l'inconnu.

Justine récupère la bouteille de whisky sans répondre et attrape un verre au-dessus de sa tête. Elle y verse la dose réglementaire de liquide ambré et accroche un faux sourire à ses lèvres en le tendant au client. Involontaire, ses doigts effleurent les siens.

Un flash d'image explose dans son esprit, voilant sa vision. Elle bondit, s'éloigne rapidement, en un mouvement de recul instinctif. Elle doit contrôler la moindre partie de son cerveau pour ne pas laisser la place aux ombres qui sévissent.

Les images s'infiltrent en elle, faites de feu et de sang, d'horreur et de monstres. Des vampires qui grondent sur des loups, les crocs pleins de sang découverts alors qu'ils bondissent. C'est un massacre. Une silhouette se découpe, aux côtés d'un loup gris. Une femme dont les traits sont déformés par la douleur. Elle semble se concentrer, prête à faire quelque chose que Justine ne comprend pas. La magie entoure ses doigts, lueurs orangées qui subliment son visage.

Le souffle court, la barmaid tente de reprendre ses esprits. Levant les yeux vers le blond, elle devient agressive. La question qu'il lui a posée n'a plus le moindre intérêt alors qu'elle aboie :

— C'était quoi ça ?!

Un mouvement capte son attention.

Jonathan l'a vue bondir et semble prêt à intervenir, des questions pleins les yeux. Les rides d'inquiétudes sur son front en disent long sur ce qu'il pourrait faire. Justine lui ordonne de ne pas bouger d'un signe de main.

Elle veut comprendre. Vu la chaleur des doigts qu'elle a frôlés, la jeune femme sait aussi parfaitement qu'il risque de finir en pâtée. Pour chien. C'est un loup qu'elle a devant elle. Depuis le temps, elle a appris à les reconnaître par les expressions mais surtout par la brûlante aura qui les entoure.

Les sourcils froncés, le cœur battant à mille à l'heure, elle aboie à nouveau :

— T'es qui ? Ou plutôt t'es quoi ? Et qu'est-ce que tu viens foutre ici ?

Justine n'a pas peur, pas encore. Elle sait que si le danger se fait trop important, les choses en elle prendront le contrôle de leur magie aussi noire que leurs âmes. Elle refuse net. Trop de témoins et surtout trop de vies innocentes qui finiront sacrifiées si les ombres noires montrent leur vrai visage.

Le loup émet un grognement, accompagné d'un regard noir, soutenu par les iris flamboyants de Justine.

— Soit plus discrète bon sang !

Il jette un coup d'œil à son badge avant de lui lancer :

— Justine c'est ça ? Il semble que nous avons besoin d'avoir une discussion, toi et moi. A quelle heure tu finis ?

La sorcière le regarde de haut en bas, encore sous le choc des images qui lui ont sauté aux yeux, tétanisée par les voix qui susurrent à son esprit. Elle ne doit pas écouter les paroles pleines de poison et de violences qui raisonnent dans sa tête.

— Deux heures du matin, lance-t-elle, plus froide qu'elle ne l'aurait voulu.

L'inconnu laisse ses yeux glacés la détailler et Justine déglutit. Elle doit calmer le tremblement de ses mains, calmer son cœur qui bat à tout rompre. Les images qu'elle a vues lui semblent tellement réelles...

— Je t'attendrais dehors. Garde la monnaie.

Il avale son verre d'une seule gorgée avant de se lever. Les yeux fixés sur son dos, Justine le regarde se frayer un chemin entre les clients pour mieux disparaître.

La musique sourde revient finalement hurler à ses oreilles. Jonathan a beau lui faire un signe de main pour l'appeler, elle ne répond pas. Le choc des images et la présence dérangeante de ce loup inconnu la tétanisent.

Qui est-il ?

ID Card: pièce d'indentité