38. La grande évasion
Après ma séance, Basile et Cléo sont venus tous les deux me récupérer comme promis. Je n'ai fait aucun progrès même si au fond, cela ne me surprend pas. Je ne m'attendais pas non plus à pouvoir remarcher au bout de deux semaines et de gambader dans les près comme si de rien n'était, mais j'osais croire au miracle. Je m'y accroche toujours un peu d'ailleurs. À l'espoir. L'espoir d'un jour pouvoir quitter ce fauteuil avant d'avoir des bras plus musclés que mes jambes.
Je ne leur ai pas non plus parlé de Michael qui se trouvait là. À quoi bon ? C'est juste un garçon comme un autre, non ? C'est triste ce qui lui arrive, mais d'un certain côté, moi ça m'arrange. J'aime à savoir que je ne suis pas définitivement seul. Qu'on est dans le même bateau et qu'il peut me comprendre. Comprendre ce que je ressens. Comprendre ce que je vis. Ce que je pense. Quelque part, ça me fait du bien.
- Et donc ? Tu ne lui as rien dit ?
- Non.
Je sens le regard lourd de questions de Jacqueline sur moi tandis qu'elle croque dans une pomme en ne me lâchant pas d'une semelle.
- Gabriel. Tu te souviens de ce que je t'ai dit au début quand tu es arrivé ?
- Ne te braque pas. Ce n'est parce que je te parle d'un nouveau garçon que de suite je vais lui sauter dessus et le faire passer à la casserole. Tu me prends pour un chaud lapin ou quoi ?
- Je te dis ça uniquement pour Basile. Tu sais...
Oui, je sais. Ça a été difficile pour lui et je le comprends ! Je le comprends réellement, mais personne ne se dit que ça a peut-être été difficile pour moi ? Personne n'essaye de voir que ça ne va pas ? Que j'ai des cernes plus larges qu'un hamac sous les yeux ? Que je ne dors pas, car je suis terrorisé chaque nuit à l'idée de refermer les yeux et de vivre encore et toujours la même scène ? Vous croyez que ça ne m'a rien fait d'apprendre que finalement Manuel est mort malgré tous mes efforts ? Sérieusement, quelles idées et opinions vous avez de moi ? Si c'est pour toujours parler des autres, j'aurai mieux fait de rester au fond de l'eau.
À ce moment-là, j'ai complètement débranché. J'entends ma grand-mère me parler, mais je ne l'écoute pas. Je n'en ai pas envie. J'en ai plus qu'assez qu'on me dise "Basile par ci", "Truc par là". J'ai compris, c'est bon. Inutile de me le rabâcher sans cesse dans les oreilles !
Je suis éclopé, pas sourd bon sang !
- Gabriel, tu m'écoutes ?
- Non. Non, je ne t'écoute pas. Honnêtement mamie, j'en ai marre. Tu ne vis que par Basile. J'étais tellement content quand on m'a dit que tu commençais à aller mieux même si ce n'était toujours pas ça et que je pouvais aller te voir. J'étais tellement content à l'idée de te retrouver que j'ai juste l'impression de continuellement me faire gronder pour des bêtises que je n'ai même pas faites. Si Basile t'es si précieux, qu'il soit ton petit-fils ! Ce n'est pas comme si j'en avais quelque chose à foutre après tout. Ce n'est pas comme si j'ai failli crever en voulant sauver bêtement et vainement le clampin du coin ! Personne n'a pensé à me remercier ? À me dire un petit mot, non ? Juste un "Oooh pauvre Basile!" parce que forcément, c'est Basile qui est le plus à plaindre dans cette histoire, n'est-ce pas ?
- Ne le prends pas comme ça ! Tu es resté ce même petit garçon boudeur qui prend tout à cœur.
- Boudeur ? Mais tu te rends compte de ce que tu me dis ? Je veux dire, tu ne m'as même pas demandé une seule fois comment j'allais, ce que je ressentais, etc. Je suis dans un putain de fauteuil ! UN FAUTEUIL ! Tu crois que je le vis bien ? Tu crois que ça me plait ? Non, tu sais quoi ? Laisse tomber. Je n'ai pas envie d'en parler avec toi, je vais retourner dans ma chambre. Si tu veux de la compagnie, tu n'as qu'à demander à Basile.
Si j'avais pu, je serais parti d'ici en courant en activant mon mode dramaqueen, mais tout ce que j'ai fait en tournant le fauteuil trop violemment c'est de renverser le plateau se trouvant à côté de moi en provoquant un vacarme pas possible.
- Gabriel ! Arrête ! Ne le prends pas comme ça ! Reviens !
Je le prends comme je veux. Je fais ce que je veux.
Je ne sais pas si tu t'en rends compte mamie, mais au fond de sommeil quelque chose. Une petite boule. Une petite boule de colère qui grandit et grandie chaque jour un peu plus tandis que je reste entre ces murs. L'odeur du désinfectant, le pas rythmé des internes et des infirmières dans les couloirs, les cris, les pleurs, les ordres des médecins. Tout ça, ça me fatigue. J'ai envie de rentrer. De rentrer chez moi.
Clairement, je veux partir d'ici et le plus loin possible.
En retournant dans ma chambre, le calme et le vide m'apaisent le temps de cinq minutes avant que Basile n'entre à son tour et referme la porte derrière lui à ce simple geste, je devine qu'il devient de plus en plus familier avec l'environnement de l'hôpital et qu'il commence à s'habituer au lieu.. Je le suspecte, à son silence, d'avoir entendu notre conversation.
- On peut parler Gabriel ?
Non. Je n'en ai pas envie. Je sais déjà ce que tu vas me dire et je ne suis pas d'humeur à l'entendre.
- Je veux que tu me parles.
Pour dire quoi ? Qu'est-ce que tu veux savoir, hein ?
- Ce n'est pas en faisant l'huître que je peux savoir ce que tu as sur le cœur, ce que tu ressens, ce que tu penses. Je ne peux pas voir non plus ton visage. Je ne peux pas deviner aux traits de ton visage si tu es heureux, triste, en colère, épuisé...Je ne peux que savoir brièvement.
- Non, justement non. Tu ne peux pas savoir.
- Regarde-moi Gabriel. Regarde-moi bien et dis-moi si ce que tu vois en face de toi n'est pas quelqu'un dans l'exacte même position. Quelqu'un avec une tare. Une différence. Un handicape.
- Dis-moi Basile, as-tu souffert autant que ce que j'entends ?
- Non. J'ai été malheureux, c'est vrai, mais je n'ai pas souffert. J'ai perdu un ami, mais je n'ai pas perdu la personne qui compte le plus pour moi à cet instant, c'est à dire toi. Que ça te plaise ou non Gabriel, je vais sérieusement te coller à la peau. Je vais être chiant. Tellement que tu ne me supporteras plus. Mais je n'ai pas envie de te lâcher. J'irais partout où tu iras. Je te suivrais. Parce que maintenant que tu es là, je sais que tu es à ma portée. Je peux t'atteindre. Je peux te toucher. Je peux sentir ton cœur battre. Mais il faut que tu me parles Gabriel, tu sais que c'est important pour moi.
- Très bien, je vais te parler. Je vais te dire ce que je ressens. Je vais te dire tout ce que je retiens depuis que je me suis réveillé dans cette chambre.
Je peux même te le résumer si tu veux.
- J'ai peur. Tout simplement. Chaque nuit j'enchaîne les cauchemars. Chaque nuit je revois cette rivière, ce tsunami m'arrivant droit dessus et m'aspirant. Tu sais ce que ça fait que de se noyer Basile ? Que de se sentir partir ? Que de rien pouvoir faire ? D'être totalement inutile ? Non, tu ne le sais probablement pas, toi. Tu ne sais pas ce que ça fait que de voir qu'on ne peut absolument rien faire. C'est terrifiant. C'est un sentiment qui nous paralyse et qui nous prend à la gorge. Je ferme les yeux et je sens mes poumons se remplir d'eau. Je ferme les yeux et j'entends les cris de Cléo sur la berge à côté. Je ferme les yeux et le tonnerre résonne encore au-dessus de moi. Je suis coincé dans une boucle infernale qui me pétrifie. Je me réveille alors, seul, incapable de bouger, incapable d'appeler à l'aide, ou ne serait-ce que de crier le prénom de quelqu'un. Je me réveille là et il n'y a que moi. Et quand j'essaye de bouger ? Devine quoi...Je ne peux pas ! Rien ne bouge. Pas même un orteil et alors ça me revient de plein fouet comme une seconde vague cette fois : Je souffre de troubles moteurs. Génial, hein ? Ma vie est faite de vagues terrifiantes et angoissantes ! Et quand j'essaye de l'expliquer, on me dit "Mais Basile est celui qui a le plus souffert" ! Bien sûr ! Parce que t'es celui qui ressent tout ça, hein ? N'est-ce pas ? Je sais que tu ne mérites pas ça. Que tu ne mérites pas ma colère et je sais qu'elle ne t'es pas spécialement destinée non plus...Mais je n'en peux juste plus. Je suis au bout de ma vie Basile. Vraiment au bout.
Tout ce dont j'ai envie c'est d'enfouir ma tête contre l'oreiller et d'oublier. Je veux essayer d'oublier.
- Alors, fuyons.
Pardon ?
- Si tu en as marre, on a qu'à partir d'ici, c'est aussi simple que ça !
- En quoi c'est simple ? Tu es aveugle, je suis en fauteuil...Comment tu comptes nous lâcher dans la nature ?
- Tu as confiance en moi Gabriel ?
Cette question est-elle supposée être là pour me rassurer ?
- Oui...En théorie, parce qu'en théorie, tout se passe bien.
- Ai confiance. Je vais te faire sortir de là. On va préparer ton évasion !
Ne viens-je pas de passer cinq minutes à lui dire que je vis dans une peur constante ?
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