37. Avoir quelqu'un qui nous comprends
C'est le troisième mur que je me paye en l'espace d'une demi-heure. Je fais des progrès, y'a pas photos. Néanmoins, on sent le manque de maîtrise et je trouve qu'on devrait avoir un permis pour circuler avec ces choses-là, histoire d'apprendre à manier la roue droite ou la gauche ainsi que le système de freins. Un permis spécial fauteuil roulant.
- Tu nous fais signe quand tu as besoin de notre aide Gabriel, pouffe Cléo
- Je vais y arriver ! Vous n'êtes pas non plus obligés de me suivre à la trace à chaque fois que je vais me promener en dehors de ma chambre.
- On craint pour la sécurité des autres patients en fait.
Sympa.
- Ton rendez-vous chez le kiné est dans 10 minutes.
- Je sais, merci ! J'y vais à mon rythme.
J'aimerais bien la voir celle-là. À critiquer dès que je frôle un pan de mur ou que je manque d'entrer en collision avec une personne se trouvant sur mon chemin. Je n'ai pas demandé à finir comme ça et je n'ai pas demandé à être babysitter dès que je m'assois là-dedans non plus. Je n'ai pas besoin des regards interrogateurs ou inquiets. Je n'ai pas besoin de sentir leur soupçon pour savoir si je vais pouvoir le faire ou pas. Si je vais m'en sortir.
- Gabriel attention devant toi !
À deux centimètres près, je rentrais dans un garçon, comme moi, ne semble guère maîtriser son fauteuil étant donné que ce dernier se retourne brusquement avant d'éclater de rire en me voyant complètement paniqué.
- Désolé ! Je ne t'ai pas vu arriver, me dit-il en s'excusant.
- Y'a pas de mal, c'est aussi de ma faute.
On se dévisage un moment avant que Cléo n'arrive avec un Basile complètement silencieux suspendu à son bras.
- Gabriel !
- Je me suis excusé, c'est bon.
- Ton amie ? me demande-t-il en la regardant
- On peut dire ça.
- Hé, toi là...T'aimerais pas avoir sa place alors arrête avec ce regard. Franchement c'est plus facile de juger que d'aider. C'est toujours la même chose avec les gens. Ça me fatigue. Bon, je dois y aller. J'ai un rendez-vous.
Il arrive tant bien que mal à faire demi-tour pour repartir quand il s'arrête au milieu du couloir et se retourne vers moi.
- Désolé encore de t'être presque rentré dedans.
- Non, non, c'est moi...
- Peut-être qu'on se reverra ! À la prochaine !
- Ouais...
Finalement, je ne suis pas le seul. Il y en a d'autres comme moi. Je veux dire, je le sais, j'en ai conscience, je ne suis pas qu'entouré de gens valides et je l'ai toujours su, mais c'est la première fois en deux semaines que je croise quelqu'un de mon âge, dans un fauteuil et qui semble galérer comme je galère. Je me demande s'il ressent ce que je ressens et s'il a les mêmes inquiétudes que moi.
Je me le demande...
- Tout va bien, Gabriel ? me demande Basile pour me sortir de mes pensées tandis que mon regard reste braqué sur le couloir d'où il venait.
- Oui, oui, je n'ai rien ne t'inquiète pas. Bon, on y va ?
- Attends, hein.
Il lâche Cléo et vient se cramponner au fauteuil tandis que je le regarde, sceptique en me demandant ce qu'il va faire.
- Basile...
- Bah quoi ? Y'a les cannes pour aveugle, les chiens d'aveugle, maintenant y'aura les éclopés pour aveugle ! Tu me guides et moi je pousse.
- Non, mais tu m'as pris pour un chariot de course peut-être ?
- Allez en avant toute !
- Basile !
À peine ai-je eu mon mot à dire que ce dernier commence à avancer et je sens le fauteuil, hors de mon contrôle.
- À droite ! Tourne à droite !! Le mur attend ! Y'a le mur, le mur !
- Il faut que tu sois plus précis ! Je n'y vois rien.
- Ah bah merci pour l'info, je n'avais pas remarqué !
- Bon et maintenant ?
- Continue tout droit, vas-y. Toujours tout droit, encore tout droit....Stop ! On est arrivé.
- Mince...C'était presque drôle.
En quoi c'est "drôle" de me pousser ?
- Quel couple atypique vous formez tous les deux. On aura tout vu. Un aveugle poussant un fauteuil roulant, pouffe Cléo en nous rejoignant alors qu'elle était restée derrière.
- Bon je vous laisse tous les deux, j'en ai pour approximativement une heure.
- Pas de soucis, on va aller voir Jacqueline en attendant. On revient te chercher après !
- OK, ça marche on fait comme ça. À tout à l'heure !
Ils partent bras dessus, bras dessous tandis que je franchis la porte de la salle de rééducation, quand soudain, je bute sur quelqu'un.
- Ah pardon ! Je ne savais pas qu'il y avait quelqu'un derrière.
- Y'as pas de mal...Je ne savais pas où me garer...
Je relève les yeux et aperçoit le même type que tout à l'heure, dans son fauteuil, l'air hébété de me voir ici aussi et tandis que l'on se pointe du doigt, on souffle en même temps :
- Hé !!!
Comme on se retrouve.
- Le monde est petit, hein!
- C'est ce que je devrais dire. Je suis encore désolé pour tout à l'heure, me répété-je
- Pas de soucis, t'inquiètes. Je n'ai rien. Enfin, rien de plus grave que ce que je n'ai déjà. Au fait ! Je m'appelle Michael, et toi ?
- Gabriel.
- Un prénom d'ange. Ça colle bien au personnage.
- C'est à dire ?
- Tu ne vas pas me dire que t'as pas conscience que t'es plutôt beau gosse ?
OK. Alors jusqu'à présent, je me savais plutôt direct quand il s'agissait de draguer ouvertement quelqu'un, mais je crois que lui est pire que moi. Il ne s'embête même pas avec les formalités, non. Il se lance sans crainte et sans gêne.
- Euh...C'est gentil. T'es pas mal non plus.
Autant retourner le compliment, hein.
- T'es là pour quoi toi ? Tes jambes aussi ?
- Ouep !
J'ai envie de savoir. Ça me prend comme ça, comme une curiosité maladive, mais j'ai envie de savoir son histoire. Comment il a pu se retrouver dans cet état à son âge. À notre âge.
- Tu veux savoir, hein ?
- Comment...
- Tu fixes mes jambes depuis cinq bonnes minutes
- Ah désolé ! C'est juste que...Pardon. Ça ne se fait pas, je présume ?
- Y'a pas de mal. Ça ne me gêne pas d'en parler. Je n'ai aucun secret. C'est juste un accident de voiture. Enfin...Vélo contre voiture. Je me suis fait renverser un soir où je rentrais chez moi par une bonne femme ivre morte et puis..tada ! C'est arrivé. Et toi ?
- J'ai fait la chaussette dans la rivière.
- La rivière ? Attends...T'es le mec miraculé ?! C'est toi ?! Mec...T'es tellement mon héros ! Je veux dire, les infirmières ne parlaient que de toi y'a encore une semaine. C'est ouf ce que t'as fait !
- Ouais enfin...ça n'a rien changé et je n'ai pas fait grand-chose.
- Tu rigoles ou quoi ?
Non. Je ne rigole pas. Ou plus. Je n'ai pas réussi à sauver Manuel. Une part de moi, quand elle y pense, se dit alors qu'elle aurait mieux fait de le laisser, de ne pas aller le chercher et de ne pas lâcher ce foutu bout de bois. J'aurai dû rester accroché et peut-être que je ne me serais pas retrouvé dans un tel état. Peut-être que je ne ferais pas ces cauchemars. Peut-être que Cléo ne me regarderait pas ainsi, même si je suis presque certain qu'elle n'en a pas conscience.
Soudain, Michael me prend la main et la secoue de haut en bas avec une certaine frénésie comme s'il venait de rencontrer son idole.
- En tout cas, ça me fait plaisir de parler au "héros de la rivière". Mais après...C'est dommage que tu sois condamné au même sort que moi.
- Ce n'est pas grave...Je tente encore de me faire à l'idée.
Je tente surtout de ne pas en faire un drame et de ne pas mourir de dépression le soir, seul dans ma chambre.
- Ça va te paraître horrible ce que je vais te dire Gabriel, mais...ça me rassure d'avoir quelqu'un comme moi. De mon âge et qui traverse la même chose.
- Non, je ressens exactement ça aussi.
- Si ça ne te gêne pas, on peut se revoir pour...discuter...Enfin...On se connait à peine et je...enfin voilà. Si t'es d'accord ?
- Ouais pourquoi pas. Je pense que ça nous ferait du bien.
Alors en attendant notre séance, on a continué à discuter. De tout, de rien. De la pluie, du beau temps. De nos vies. De nos vies d'avant. Et alors, l'espace d'un instant, quelque chose s'est produit. L'espace d'un instant, on s'est compris. On s'est compris plus que n'importe qui en ce bas monde pourrait nous comprendre. La douleur. Les craintes et les peurs. La peine. Tout ça, on le ressentait.
L'espace d'un instant, Michael est devenu la seule personne pouvant réellement comprendre ce que je ressentais sans que je n'ai le besoin de mentir ou de prétendre quoi que ce soit. Il comprenait tout simplement et ce simple fait me suffisait.
Ça me suffisait à me soulager. À me rendre heureux.
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