10. Gaby & Gabriel

Je ne sais pas ce qui me fait le plus tiquer : me faire remonter les bretelles par ma grand-mère, ce qui est en soi tout à fait légitime, ou me faire tirer les oreilles par Basile, ce qui là, je dois le dire, est un abus suprême. De quoi je me mêle d'abord ?

- Je devrais peut-être rentrer et bosser mes cours. Je ne voudrais pas commencer l'année avec des lacunes.

Aucun des deux ne me répond. Je présume qu'ils s'en foutent un peu. Ils se contentent de me regarder ramasser mes affaires et passer la porte du magasin tandis que je me retrouve au beau milieu du village à chercher l'arrêt de bus le plus près. Y'a bien le bus au moins dans le coin ?

Je tourne pendant un moment avant d'en trouver un à 20 minutes à pied de la boutique, je regarde les horaires et me rends compte qu'il y en a un qui ne devrait pas tarder à passer. Une petite attente dans le calme ne me fera pas de mal. J'ai besoin de calme.

Au fond, peut-être qu'ils ont raison. Enfin, ce n'est pas "peut-être" c'est ils ONT raison : Je suis un immonde abruti qui n'est pas foutu d'être reconnaissant. J'aurai pu faire comme tous mes potes et aller dans une fac en ville ou dans une autre ville pour continuer mes études, mais non. J'ai choisi ce bled. Ce coin. Pourquoi ? Parce que l'éloignement m'attirait et parce que je voulais souffler loin du mode de vie des citadins. Mais au final, ce que je découvre ne me plait pas et j'ai l'impression d'agir en enfant roi né avec une cuillère en or dans la bouche.

Faut dire que tout est beaucoup trop brutal. Ok je voulais du dépaysement et je l'ai eu. Je voulais un nouveau départ et je l'ai eu. Je ne m'attendais juste pas à ça. Je pensais arriver chez ma grand-mère comme une fleur, profiter de son fameux gigot d'agneau et que l'affaire serait dans le sac. Au final, j'ai découvert ma grand-mère en collocation avec un aveugle qui sort de je ne sais où, qui a plus d'humour que moi, qui est mignon à croquer et qui en plus ose m'envoyer dans les roses.

En fait mon problème ce n'est pas ce bled : C'est Basile.

Je n'aime pas les éléments de surprise. Je ne m'y fais pas et je ne me fais toujours pas à sa présence. Je ne le déteste pas. Je ne le méprise pas, mais je ne m'y fais pas. Il est cet élément qui sort du décor. Et je n'aime pas ce qui sort du décor. J'ai l'habitude d'avoir une vie que je contrôle un minimum, où j'ai une emprise sur à peu près chaque chose qui m'entoure. Et là, je perds carrément pied. Tout ça à cause de lui.

Il me faut approximativement une petite heure pour rentrer en bus du village jusque chez ma grand-mère et à part deux âmes perdues dans ce bus, il n'y avait pas un chat quand je suis monté dedans. C'est cool, ça change vraiment de ce que j'ai l'habitude de vivre quand tout le monde est entassé dans un tout petit espace.

Je sais que ma grand-mère laisse un double des clés dans les rosiers, comme ça, celui qui est tenté se fait forcément mal. Elle n'a pas changé cette habitude depuis que je suis gosse et tant mieux pour moi, je ne me voyais pas attendre dehors sur la terrasse au soleil.

En montant dans la chambre, je me surprends à détailler les étiquettes en braille collées un peu partout. Je passe mon doigt dessus en fermant les yeux et j'en viens à me demander comment Basile fait pour comprendre ce qui est marqué dessus.

Comment il fait pour se repérer dans sa vie, tout simplement ? Je me pose peut-être trop de questions sur lui, je n'en sais rien, mais ce gars reste un mystère pour moi. Je n'explique pas comment du jour au lendemain sans prévenir personne ma grand-mère s'est retrouvée avec lui. Je ne sais pas ce qu'il attend d'elle ou de la vie. Est-ce qu'il a des rêves ? Des objectifs ? Est-ce qu'il a envie de quelque chose en particulier ? Ça ne me regarde pas. Je devrais déjà me concentrer sur moi-même, me focaliser sur ce qui m'attends, mon diplôme et ensuite je dis adieu à tout ça. Je me trouve un petit coin loin des yeux, loin du cœur et tchao bye !

En installant mes affaires sur le lit, je me rends compte que mon téléphone vibre : Maman.

- Allô ?

- Gaby chéri ? C'est maman ! Alors ? Comment tu vas ? Tu as bien dormi ? Ta journée s'est passée ?

Comme d'habitude, toujours dans l'excès et l'affolement. Elle sait pourtant que je ne peux répondre qu'à une question à la fois.

- Maman, tout va bien. Je suis bien arrivé chez grand-mère, je t'ai envoyé un message hier, tu ne l'as pas eu ?

- Je n'ai pas fait attention...Et tout va bien ?

- Oui, pourquoi ?

- Ta voix me parait plus faible. Ne me dis pas...Tu es malade ?

- Mais non ! Je vais bien, c'est juste que je suis un peu fatigué.

- Je présume qu'elle ne t'épargne pas.

Tu n'as pas idée.

- Elle est qui elle est. C'est une vieille dame encore pleine de vie, crois-moi.

- Tant mieux !

- Tu savais qu'elle vivait avec un jeune de mon âge ?

Tiens maman, celle-là, c'est cadeau.

- Tu veux parler de Basile ? Bien sûr que je le savais. Elle m'en a parlé.

Ah. Donc je suis celui qu'on laisse sur la touche et qu'on ne prévient pas, c'est ça ?

- Et tu n'as pas jugé bon de m'en parler avant mon départ ?

- Pourquoi ? Qu'est-ce qui se passe ? Tu ne t'entends pas bien avec lui ?

- Tu savais qu'il était aveugle ?

- Oui aussi et ? Ça te dérange ?

- Non, c'est juste que....

- Qu'est-ce qu'il y a Gabriel ? Tu sais que tu peux tout me dire. Maman sera toujours là pour toi. T'es mon poussin. Mon cœur.

Tu sais, c'est dans ces moments là que j'ai envie de rentrer dans tes bras. Je me demande si te laisser seule est une bonne idée. Si partir n'a pas été une décision précipitée.

- Je ne le connais pas, c'est tout.

- Eh bien apprends à le connaître. Tu sais, les êtres humains ne mangent pas. Ils mordent un peu c'est vrai, mais évite de foncer dans le tas et de faire ton grand "Gabriel". Adapte-toi aux gens. Tu sais Gaby, quand tu m'as dit que tu voulais partir pour tes études, ça m'a inquiété. Je me suis posé énormément de questions à ce sujet en me demandant si c'était une bonne idée. Mais maintenant, je pense que ça te fera le plus grand bien. Fait une coupure avec qui tu étais avant, qui tu avais l'habitude d'être pour plaire à une foule de gens.

- Je ne...

- Laisse-moi finir. Tu peux dire tout ce que tu veux, mais je pense qu'inconsciemment tu t'es plié à un style de vie pour "convenir", pour entrer dans un moule qui n'était pas spécialement fait pour toi et tu sais, c'est tout à ton honneur d'avoir essayé et presque réussi, mais je te connais. Ce n'est pas toi tout ça. Toute cette extravagance. Tu as besoin de calme et je suis certaine que tu le trouveras là-bas.

- Et si je ne le trouve pas ? Si ce que je cherche n'est pas là?

- Si tu as encore ce trou dans ton cœur, mon chéri, alors je viendrais te chercher moi-même et je le remplirais avec tout l'amour qu'il me reste à te donner.

Depuis la mort de mon père, j'ai toujours vu ma mère comme une petite fleur à protéger et je me suis convaincu en grandissant que je devais lui montrer que je suis un homme fort, que je peux me débrouiller tout seul et parfaitement m'intégrer à la société.

La vérité c'est que je crois que maintenant, le petit garçon qui n'a jamais eu sa chance dans la vie tente de faire une sortie et ça, ça me fait peur. Je n'ai pas envie de le laisser sortir. Je n'ai pas envie de montrer aux gens que y'a un deuxième Gabriel : celui qui aime la glace à la framboise avec un coulis au caramel. Celui qui connait toutes les chansons des comédies musicales sur le bout des doigts. Celui qui lit de temps en temps de la romance parce que ça le rassure de voir que dans un livre, la vie n'est pas si moche qu'en vrai.

Y'a le Gabriel, "Gaby", qui aime son pyjama avec des lunes dessus parce qu'il est hyper confortable et chaud. Y'a le Gaby qui a une peluche "hérisson" dans ses affaires et qui ne l'a pas encore sortie.

Je veux cacher cet aspect-là. Ce deuxième moi. Gaby. Je ne veux pas que les gens sachent qu'il existe. Je veux qu'ils se concentrent sur Gabriel, le jeune étudiant venant de la grande ville et qui se comporte comme un petit trou du cul parce que ça lui plait d'avoir le monde à ses pieds.

Je préfère être Gabriel que Gaby.

- C'est nous !

J'entends la voix de ma grand-mère et ma mère certainement aussi à l'autre bout du téléphone étant donné qu'elle raccroche tandis que je ne quitte pas la chambre. Je ne sais pas quoi leur dire. Comment les regarder. Suis-je supposé m'excuser ?

- Gabriel, tu peux descendre et aider Basile, s'il te plaît ?

- J'arrive !

Posant mon téléphone à côté de mon ordinateur sur le lit, je descends et retrouve ma grand-mère au beau milieu de la cuisine.

- Tu as fini de travailler ?

- Pas vraiment, mais j'ai pas mal avancer.

- Tant mieux. Surtout, ne torture pas trop ton cerveau, tu sais qu'il a besoin de souffler lui aussi ?

Elle me parle comme si de rien n'était et je présume qu'elle ne me tient pas rigueur pour ce qu'il s'est passé dans la boutique.

- Où est Basile ?

- Dans le jardin derrière, il met la table pour le dîner.

- Vous mangez tôt.

- Parce qu'on se lève tôt mon petit !

- Bon, je vais le voir.

Si mes jambes pouvaient se retourner, je crois qu'elles le ferraient. Au fond, ce que je redoute, ce n'est pas ma grand-mère, c'est tout simplement Basile. J'ai peur qu'il continue à me dire des choses que je ne veux pas entendre. Des choses qui me touchent. Qui me blessent.

- Tu veux un coup de main ? proposé-je subitement en le voyant jouer avec une fourchette.

- Ah, oui, merci. Tu me sauverais, j'ai toujours du mal à dresser la table.

J'attrape les couverts tandis qu'il fait de son mieux pour disposer les verres. L'espace d'un instant, nos épaules se frôlent et nos mains se croisent. On dirait presque un ballet. Pourtant, aucun de nous n'en rajoute. Il n'y a pas un mot qui sort et ça en devient carrément pesant.

- Je suis désolé pour tout à l'heure, sortis-je d'un coup comme si ça allait me soulager.

Il s'arrête brusquement tandis que mon regard se perd sur l'assiette verte pomme que je fixe pour ne pas à avoir à le regarder.

Elle est quand même vachement jolie cette couleur. J'aime beaucoup. Elle est fraîche presque pastel.

- Viens avec moi Gabriel.

Il me tend sa main, que j'attrape, tandis qu'il marche dans le jardin comme s'il sait où aller. Et c'est ce qui me surprend ! Il s'arrête devant la balançoire accrochée aux branches d'un arbre et s'aide des cordes pour s'asseoir dessus. On est loin des oreilles indiscrètes de ma grand-mère.

- Tu veux que je te dise un secret ?

Je secoue la tête pour approuver et je réalise qu'il ne peut pas me voir alors mon geste et dès plus inutile.

- Oui.

- J'ai peur des chiens. Et des escargots aussi. Je n'aime pas non plus quand y'a de l'orage et j'ai une sainte horreur des radis.

- Pourquoi tu me dis ça ?

- Tu sais, tout à l'heure dans la boutique, je t'ai dit que je ne te jugerais pas. Et c'est vrai. Je veux dire, tu dois bien avoir tes peurs et tes propres goûts toi aussi. Tu as ton histoire qui fait que tu es toi. Tu as tes faiblesses et parfois, tes moments où tu craques. Où tu exploses parce que tu retiens beaucoup trop de choses et qu'au bout d'un moment, tu ne sais plus quoi en faire. Tu es un être humain.

Voilà. C'est ça. C'est ce que je n'aime pas chez lui. Cette façon qu'il a de parler aussi ouvertement avec son cœur. Il est assis là sur cette fichue balançoire en bois agitant ses jambes tandis que moi, je me retrouve comme un con ne sachant quoi lui répondre.

- Je veux que l'on apprenne à se connaître toi et moi. Pas parce que tu es le petit fils de Jacqueline et que je l'aime beaucoup, mais parce que j'en ai envie. Je pense que tu retiens quelque chose ou plutôt que tu caches quelque chose, je veux voir ce que c'est. Je veux voir qui est derrière ce masque.

- Je ne vois peut-être pas, mais j'ai vu assez de monde dans ma vie pour savoir quand on me ment ou pas.

- T'es une sorte de détecteur de mensonges ?

J'en ris presque. Il ne peut pas savoir. Il ne me connait pas.

- Je te l'ai dit, je prends le temps d'écouter. Tu vis et vas à un rythme qui n'est pas le tien. Crois-moi, si tu continues comme ça, au bout d'un moment, ça ira mal pour toi. Et je ne veux pas que ça se passe. T'as un côté attachant et amusant quand on gratte un peu. Je veux voir ce que tu réserves.

- Et si je ne veux pas te le montrer ?

- Alors tant pis, mais tu sais ce que l'on dit ? Les personnes qui entrent dans nos vies, ce n'est jamais par hasard. Je ne suis peut-être que "l'aveugle", "l'handicapé" ou "le squatteur" à tes yeux, mais pour moi, tu es juste un homme qui ne demande qu'à être écouté. Alors, voilà, je te le dis ici et maintenant : Je t'écoute Gabriel.

Le truc c'est que quand bien je souhaiterais te parler de tout ce qui m'a blessé, je ne pourrais pas effacer les erreurs que j'ai faites.

Tu vois Basile, la différence entre toi et moi, c'est que moi, je ne suis pas doué pour tout ça. Pour parler avec mon cœur. Je ne sais pas mettre des mots sur les maux que je ressens. Je ne sais pas comment t'expliquer ou comment débuter mon histoire.

- Je...

- Les garçons à table !

Il se redresse et me chuchote alors tout bas :

- Je n'en ai pas fini avec toi. Crois-moi.

Ce garçon me fait peur. J'ai l'impression qu'il pourrait défoncer à grands coups de pied les verrous de mon cœur dont je n'ai plus la clé.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top