Chapitre 15

Le temps filant, Iseult, épuisée, était assise un peu à l'écart avec Esther et elles se maintenaient au chaud sous les fourrures offertes par Eirik l'Ancien.

Comme chaque soir, toutes deux observaient en retrait le jarl, Joar le Jeune, Sven, Guthred, Liv et Eirik l'Ancien, installés autour d'un bon feu de camp, leurs épais manteaux de peaux sur le dos. Éclairés par les flammes rougeoyantes et crépitantes, ils discutaient dans leur langue natale, buvant de la bière et riant des plaisanteries de certains, des anecdotes des autres. Quand la conversation redevenait grave, les deux esclaves le comprenaient aux mines sérieuses et aux tonalités des voix, mais c'était toujours sur une note joyeuse que la nuit s'achevait.

D'ailleurs, il y avait toujours un peu d'agitation de ce grand campement, mais à cette heure-ci, un peu partout fleurissaient des petits attroupements comme celui du jarl, et les rires s'élevaient çà et là, sans pour autant être trop bruyants, car tous veillaient à la sécurité du camp.

Cette nuit cependant, le ton monta non loin de là. Joar le Valeureux étudia la situation de loin, tout en portant sa chope à ses lèvres, accoudé sur une cuisse :

— Femme ou argent ? lança-t-il à Guthred, de sa voix grave et posée, pour parier sur le sujet de la discorde.

Tout en se grattant la barbe rêche, Guthred se retourna pour observer les Danois qui se faisaient face en s'injuriant.

— Femme ! choisit-il.

— J'aurais dit pareil, s'esclaffa le jarl, le regard amusé, avant de se lever.

Iseult observa le jarl. Tout en lui inspirait naturellement le respect, ainsi, en quelques mots, il calma ses guerriers qui voulaient se battre pour une esclave. Alors que leur discussion semblait s'alléger, Iseult sentit que Joar le Jeune la dévisageait. Quand elle osa tourner le regard vers lui, elle soutint brièvement le sien, car il se leva et s'éloigna. Dans le même temps, le jarl revenait avec un pichet de bière, tandis que les deux guerriers et l'esclave marchaient ensemble pour disparaître sous une tente.

Père et fils échangèrent quelques mots, puis le jarl lui claqua une main amicale sur l'épaule et chacun alla dans une direction opposée.

— Il est pour toi, conclut le jarl, en l'offrant à Guthred qui avait vu juste.


Du côté de Siger, il n'avait pas hâte de revoir la fille de Joar le Valeureux, car à de rares occasions l'inaccessible vierge guerrière l'avait visité durant ses songes nocturnes. Heureusement, Storm et lui avaient été très occupés à faire fortune, allant jusqu'au Pays de Galles et retardant leur retour vers l'est. Cette campagne sanglante avait eu le mérite de clarifier ses pensées, fermant définitivement la porte mentale derrière laquelle lui et Liv avaient une torride et inépuisable liaison.

Allongé sous les peaux de fourrure avec l'esclave consentante qu'il avait chevauchée jusqu'à l'épuisement, lui permettant de dormir auprès de lui, Siger repensa à la conversation qu'il avait eue avec Storm. Ainsi, c'est ensemble qu'ils avaient décidé qu'après avoir obtenu le wergeld pour la forteresse, ils remonteraient vers le nord.

Si la morne saison était précoce, ils hiverneraient en Northumbrie, autrement, ils attaqueraient l'Écosse pour obtenir des terres et y établiraient un campement durable. Puis au printemps, ils iraient chercher fortune en Francie. Or, ce projet ne pouvait prendre corps, que s'ils réussissaient à conquérir la forteresse. Ainsi, les hommes du nord et le clan du jarl Joar le Valeureux devraient coopérer durant plusieurs semaines.



Six jours plus tard, du côté de Joar le Valeureux, le campement avait été entièrement démonté et les trois quarts des hommes marchaient vers l'est. Ils avaient la mission d'être le plus discret possible et d'établir un nouveau campement proche de Lichfield, qui devait être opérationnel pour le retour du jarl et de l'armée des Norvégiens.

Comme la plupart des chevaux aidaient au transport du matériel, le tiers des hommes restants qui escortaient le jarl, Liv et Sven, étaient à pied et leur convoi remontait plein nord pour rejoindre les deux frères.

Sous le couvert des bois, une brise détachait les feuilles mourantes des branches pour les faire virevolter jusqu'à les mettre à terre. En tête de colonne, Liv chevauchait à côté de son père, guidant les troupes à travers une forêt qui semblait tranchée en deux par un petit cours d'eau et qui formait une petite ravine. Le lit du ruisseau était suffisamment large pour voyager à plusieurs, côte à côte, et les bords qui formaient la cuvette étaient juste assez hauts pour leur permettre de rester discrets.

Les yeux rivés vers l'horizon, le jarl, intrigué, leva le bras pour ordonner aux hommes de faire halte. L'instant suivant, les soldats Merciens qui s'étaient cachés en attendant leur arrivée lancèrent l'attaque. Ne laissant pas le temps aux Danois de former leur mur de défense, les archers postés au bord de la ravine décochèrent leurs premières flèches, tandis que d'autres Merciens armés de faucilles dévalaient la pente, prêts pour un corps à corps.

Perchés sur leur monture, Joar le Valeureux, Liv et Sven, épée en main, gravirent la pente raide et terreuse du petit ravin puis foncèrent sur les archers. C'est avec la rage au ventre qu'ils égrainèrent le nombre de leurs ennemis, mais les autres Danois, conscients qu'ils avaient déjà perdu beaucoup d'hommes, commençaient à battre en retraite.

De son surplomb, le jarl, furieux, leur ordonnait de tenir leur position pour maintenir leur mur de défense en bas, mais il reçut trois flèches dans le dos. Les impacts successifs le firent tomber en avant, puis il bascula et chuta sur le sol couvert de feuilles mortes. Dans le chaos ambiant, Liv avait déjà mis pied à terre pour lui porter secours, tandis que Sven massacrait le tireur et que la jument du jarl fuyait au triple galop.

Le jarl, force de la nature, s'était déjà redressé : assis, les jambes tendues, les bras ballants, il cherchait son épée du regard.

— Père ! clama-t-elle en lui prenant le visage à deux mains.

Agonisant, Joar chancelait sur son séant, toussait et crachait du sang, alors que sa fille, agenouillée près de lui, l'encourageait à se lever.

— Emmène-la ! ordonna-t-il à Sven qui était debout derrière Liv, à jeter des regards inquiets sur eux, puis sur les Merciens qui massacraient les Danois en contrebas et qui ne prêtaient pas attention à eux.

— Non, on part ensemble ! refusa-t-elle en secouant la tête de négation.

La gorge gargouillant de sang, Joar le Valeureux ne put plus prononcer un mot. Ayant épuisé ses dernières forces, il tomba à la renverse, mais Liv le retint pour l'aider, puis elle lui confia sa hache pour s'assurer qu'il rejoigne le Valhalla. Le jarl serra le poing sur le manche et ferma les yeux avant de s'éteindre.

Sonnée par le décès de son père, le temps semblait s'être figé pour Liv, qui ne prêtait pas attention à la voix de Sven qui l'appelait sans relâche. Elle sentit sa poigne sur son bras, puis sa force qui la remit debout.

— Liv, il faut partir ! lui ordonna-t-il en la traînant vers les chevaux.

Elle réagit et monta en selle, alors que les cris guerriers en contrebas se transformaient en cris de joie de voir les Danois fuirent à toutes jambes. Sven et Liv talonnèrent les chevaux pour fuir en direction du nord. Dans un dernier geste d'adieu, Liv fit faire volte-face à son étalon et se figea en voyant l'un des Merciens lever la tête de son père, qu'il venait de décapiter avec sa propre hache. Le Saxon se tourna vers elle et lui exhiba son trophée tout en riant à gorge déployée, tandis qu'un autre saisissait un arc.

— Liv ! la récria Sven.

Le cœur serré, la boule au ventre et les larmes aux yeux, Liv dut abandonner la dépouille du jarl à ces Saxons qui n'auraient aucun respect pour le grand homme qu'il avait été...


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