[Terreur toxique - 4] Dissimulations
Mercredi 2 octobre, dans la matinée
Ce matin, toujours pas d'odeur. En fin de compte, que la météo porte sur la pluie, le beau temps ou les gaz toxiques, elle se plante toujours une fois sur 2.
Pour une fois, ça me convient parfaitement.
La liste des produits chimiques qui ont brûlé a enfin été publiée par la préfecture, qui renâclait jusque-là à rendre cette liste publique. La raison officielle de cette réticence ? "Prévention anti-terroriste", nous a-t-on dit. Bah voyons. Personne n'y a cru.
Mais enfin, cette liste a été diffusée. Le problème ? En dehors du fait qu'elle est difficilement interprétable, elle ne mentionne pas toutes les substances qui se trouvaient dans les 2 entrepôts qui ont brûlé (seuls les produits situés dans l'un d'eux ont été détaillés).
Pour les autres, silence radio.
Rien que ça, ça représente plus de 5000 tonnes de produits toxiques partis en fumée. 5000 tonnes. C'est inconcevable.
Mercredi 2 octobre, 11h50
À midi, la question d'aller ou non à la piscine se pose : une fois par semaine, mes collègues et moi allons faire quelques longueurs dans la piscine semi-couverte de Mont-Saint-Aignan. Cette fois-ci, personne n'ira : par mesure de précaution, le bassin extérieur a été fermé, ce qui réduit les espaces disponibles à peau de chagrin.
Et comme si cela ne suffisait pas, je me dis que prendre soin de ma santé en faisant du sport serait un peu inconsidéré si cela implique de patauger dans une eau dont je ne suis pas absolument certaine qu'elle est dépourvue de toute trace de substances dangereuses.
Je dois déjà en absorber suffisamment sans y ajouter un bain toxique.
Mes collègues et moi discutons d'un article d'hier, dans lequel un pompier raconte ce qui s'est passé durant l'incendie... et après. Il a réalisé des analyses sanguines après être intervenu sur le site de Lubrizol, mais depuis, on lui refuse ses résultats. Extraits choisis (lien de l'article complet en commentaire interligne) :
"Aujourd'hui, on me dit que mes propres résultats d'analyses me sont inaccessibles, qu'elles doivent rester confidentielles. Comment voulez-vous qu'on ne devienne pas paranos ?"
"Dès le premier jour, on a manqué de bouteilles d'air au bout de deux heures. On a été obligés de continuer le boulot avec des masques en papier. Ça sentait le soufre et l'hydrocarbure. La fumée était suffocante, le sol était recouvert d'une marée noire. Les employés de Lubrizol présents sur place étaient suréquipés. Mais nous, je voyais bien que nos tenues n'étaient pas du tout adaptées."
J'aurais envie de copier/coller tout cet article tellement les témoignages suivants sont, eux aussi, alarmants. Élus locaux, agriculteurs, habitants du centre-ville... ce qu'ils révèlent est effarant.
Mis bout à bout, tous ces témoignages dépeignent une réalité difficile à croire. Si difficile que, loin de Rouen, certains se demandent si tout ça ne serait pas un peu conspirationniste.
Une usine chimique dangereuse brûle pendant des heures et les politiques disent que tout va bien : j'en déduis donc que tout va bien. Arrêtez de vous inquiéter bande de gueux en manque de sensationnel, TOUT VA BIEN on vous a dit. Qu'est-ce qu'ils sont têtus ces gens à s'inquiéter de la santé de leurs enfants, j'vous jure...
Je suis en colère. Je me demande toujours pourquoi tant de gens sont incapables de suivre cet adage pourtant très simple : "quand on ne sait pas, on se tait".
Et dans la famille "à défaut d'avoir deux sous de bon sens, j'ai un avis à donner, donc je vais vous le donner, bande de péquenauds", j'appelle madame Sibeth Ndiaye, porte-parole du gouvernement :
"Aujourd'hui, on peut dire que la qualité de l'air est parfaitement respirable, et je pèse mes mots, il n'y a pas de pollution différente de ce qu'il se passe habituellement à Rouen et (...) toutes les agglomérations françaises."
C'est limite si c'est pas mieux qu'avant, tiens. Je vais aller dire ça à tous ceux qui, comme moi, présentent des symptômes d'intoxication : je suis certaine que notre état va immédiatement s'améliorer !
"(Si j'habitais à Rouen), moi je serais restée car je suis quelqu'un d'un peu rationnelle et j'essaye de faire confiance aux gens qui savent."
Rationnelle ? On veut de la rationalité ? Aller, let's go, faisons de la rationalité (navrée, je vais encore pondre un pavé pas forcément intéressant, mais vraiment, ça m'agace de lire des trucs aussi cons, "et je pèse mes mots" ).
1. Exemple de Tchernobyl : quand le nuage passe sur l'Europe, les bulletins météo français annoncent à tout le pays que oui, bien sûr, le nuage s'arrête à la frontière grâce à... un anticyclone ? Je ne me souviens plus de l'excuse invoquée. La population a fait confiance à "ceux qui savent". Aujourd'hui, ces mêmes personnes ont, pour certaines, un traitement à vie à cause d'un cancer de la thyroïde (pas de chances, ils avaient mangé des champignons en Alsace, puisqu'il faut faire confiance, hein).
2. Exemple d'AZF : après les attentats du 11 septembre 2001, il était préférable, pour éviter la panique, de prouver que l'explosion qui a causé, rappelons-le, un séisme de magnitude 3 et des bananes, était accidentelle (notez l'ironie avec Rouen : aujourd'hui, alors que tout le monde pense que l'incendie de Lubrizol est accidentel, la direction de cette usine essaie justement de prouver que c'est un acte criminel. Misère). L'accident est toujours la version officielle, malgré des thèses "conspirationnistes" (ciel, encore ces vilains conspirationnistes qui aiment tant compliquer des choses simples ! Faites confiance, voyons). Comment en est-on arrivé à l'explication de l'accident ? C'est simple : on a demandé à des experts de prouver par A + B que l'explosion pouvait avoir une cause accidentelle.
Comment je le sais ? C'est bien simple : à l'époque, un type qui travaillait pour la Défense, dont l'un des collègues faisait justement partie de l'équipe en charge des tests, nous a raconté la "méthodologie des tests". Cette équipe a tenté de simuler un accident provoquant la catastrophe que l'on connaît (à ce stade, on ne cherche même pas à savoir si c'est véritablement ce qui s'est produit...).
Eh bien figurez-vous qu'ils ont été dans l'impossibilité de créer un scénario accidentel pouvant expliquer cette explosion. Étaient-ils nuls ? Peut-être. Mais voilà, ça, vous le saviez ? Faites confiance à nos dirigeants.
3. Lorsqu'une fuite de mercaptan, en 2013 (à Rouen), a été sentie jusqu'en Grande-Bretagne, Lubrizol et les autorités se sont voulues rassurants : aucune toxicité, juste une gêne olfactive. Lubrizol a eu une amende très symbolique de 4000 € (oh, la petite tape sur la main, c'est choupi). Sauf que le mercaptan, à haute dose, c'est toxique, voire mortel. Surpris ? (aller, faites semblant d'être surpris s'il vous plaît, c'est pour faire plaisir aux anti-conspirationnistes).
4. Revenons à Rouen, septembre 2019 : nous n'avons pas encore assez de recul pour connaître l'étendue de la farce dont nous sommes l'objet, mais déjà, ça sent pas bon : la plupart de nos élites ont fui dans les heures qui ont suivi le début de l'incendie, n'en déplaise à cette brave Sibeth Ndiaye (n'hésite pas à dire à tes collègues qu'ils pouvaient rester, en fait, puisque tout va bien).
De plus en plus de spécialistes s'élèvent pour dire que les composés chimiques les plus dangereux n'ont pas été testés, et que le cocktail de toutes ces joyeusetés chauffées à des températures monstrueuses est particulièrement inquiétant.
Tandis que le préfet martèle que la fumée est sans danger, le compte twitter des pompiers de Rouen rappelle "une fumée saine n'existant pas, restez hors des fumées". Et de préciser à la presse que dire aux gens qui étaient sous le panache qu'il n'y a aucun danger, c'est faux.
Alors Sibeth Ndiaye, à qui doit-on faire confiance selon toi ? À tous ces politiques qui, en plus de ne pas y connaître grand-chose (soyons honnêtes 2 minutes, la chimie, c'est pas votre truc), ont une tendance historique à mentir pour éviter la panique/éviter d'engager l'État dans des procédures d'indemnisation très coûteuses ? Ou à des "gens qui savent", donc des pompiers et des chimistes qui nous alertent sur les dangers de la fumée, des retombées, des gaz et de la pollution sur le long terme ?
Pardon d'être sceptique. Je dois être paranoïaque en fait. Je ne vois que ça, comme explication "rationnelle".
Et pour terminer cette partie déjà trop longue, deux articles très instructifs pour les sceptiques qui pensent encore qu'on respire de l'extrait de barbe à papa, à Rouen :
# Un article concernant l'autorisation du préfet pour l'agrandissement des zones de stockages de produits dangereux de Lubrizol, et il est édifiant (lien en commentaire interligne) ;
# Un article de 2013 traitant du rapport accablant sur les causes de la fuite de mercaptan cette année-là (vous savez, l'année où Lubrizol a dû verser 4000 € d'argent de poche à titre d'amende).
Voilà. Maintenant, le prochain qui vient me casser les pieds sur un prétendu "conspirationnisme", je lui envoie un joli colis plein de bons produits locaux récoltés après le 26 septembre.
Rendez-vous dans quelques années dans le CHU de ton choix pour discuter de la qualité de notre gastronomie.
~ À suivre ~
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