Rencontre avec Aron Carmidor
Le présent fragment est une sorte de "bonus" à mon roman fantasy, Les Carmidor, écrit dans le cadre de la phase 3 du concours LEncreProdigieuse.
Le sujet : écrire un texte compris entre 1500 et 2000 mots en un mois, mettant en scène l'un des personnages principaux du roman en lice avec l'auteur (donc, moi), une rencontre visant à faire ressentir aux membres du jury l'ambiance et les enjeux du roman.
Voici donc le texte que j'ai écrit pour ce concours. Il ne contient pas de spoiler et ne nécessite absolument pas d'avoir lu Les Carmidor pour le comprendre (c'est tout l'intérêt de ce texte). Et pour ceux qui me lisent, vous devinerez sans nul doute la chute si je vous dit que ce texte pourrait, chronologiquement, être inséré au milieu du chapitre 9, Le cri du Cormoran (très précisément, entre le chapitre 9.3 et le chapitre 9.4).
Note : Irina, c'était mon pseudo à l'époque où j'ai écrit ce texte.
TW : scène adulte !
An 1310 après l'Engloutissement
L'acier mordit l'acier dans un chuintement grinçant. Un son désagréable pour quiconque ne maniait pas l'épée, mais mélodieux à l'oreille de ceux pour qui elle était le prolongement du bras.
Mieux valait que l'acier crisse : le bruit de succion qu'il produisait en entaillant la chair, lui, était presque imperceptible.
Observant l'entraînement d'Aron Carmidor et de son maître d'armes, Irina ne pouvait s'empêcher de grincer des dents à chaque fois que les épées émoussées se rencontraient dans une étreinte presque charnelle. Elle leva les yeux au ciel : la comparaison était indécente.
La danse des lames n'était rien de plus qu'un ballet désordonné et mortel.
Dans la plus grande cour du château des Carmidor, l'héritier du duc de Corance parait les coups de son adversaire avec une aisance déconcertante. Son torse luisait sous le soleil de midi, et les muscles de ses bras roulaient sous sa peau telles les vagues s'écrasant sur les côtes de son île.
Après quelques échanges rapides qui ne donnaient l'avantage à aucun des guerriers, Aron glissa imperceptiblement en arrière, offrant une ouverture à son entraîneur. Ce dernier n'était pas dupe : désamorçant le piège que son élève lui tendait, il contre-attaqua, visant sa jambe.
Un rictus se peignit sur les lèvres entrouvertes du noble. Évitant le coup à la dernière seconde, il plongea sur son serviteur et plaça la pointe de son épée sous sa gorge.
Il venait de remporter le duel.
Le maître d'armes relâcha sa poigne. Sa dague tomba au sol, soulevant un petit nuage de poussière ocre. Il hocha la tête, admiratif. Aron baissa son épée et la tendit à un jeune page.
Tandis que les deux combattants se saluaient, Irina soupira. Perdue dans la contemplation du jeune noble comme si elle tentait de le percer à jour, elle réalisa qu'il demeurait parfaitement insaisissable. Insaisissable, et pourtant si proche d'elle.
Des années d'intimité n'avaient pas levé le mystère qu'Aron Carmidor constituait encore pour elle.
À ses côtés, Xorac, le vieux majordome des Carmidor, lui adressa un signe du menton. Comprenant sans mal le message, Irina se dirigea vers le noble qui la remarqua enfin.
Un sourcil levé comme une interrogation à l'intention de Xorac, Aron dévisagea la jeune femme. Il y avait quelque chose de familier dans ce visage opalin.
Des yeux océan, identiques à ceux de sa sœur Giorda.
Là s'arrêtait la comparaison. Petite, mince, de longs cheveux châtains cascadant son dos dénudé, l'étrangère lui faisait face avec une assurance doublée d'une franche curiosité.
Une assurance indécente. Le regard d'Aron tomba sur sa robe légère, presque transparente, qui remontait sa poitrine comme une invitation. Il n'aurait su dire si la jeune femme en était consciente, si elle n'en avait cure, ou si elle était d'une innocence bien trop naïve.
Quoi qu'il en soit, digne et imperturbable sous la soie trop fine pour laisser place à l'imagination, Irina n'était indubitablement pas à sa place.
Anticipant la question de son maître, le vieux domestique annonça de sa voix usée par les décennies :
— Une certaine demoiselle Irina demande à vous voir, mon seigneur.
— J'avais cru comprendre, railla le noble.
L'intéressée lui adressa un sourire en coin, une moue amusée rehaussée par ses prunelles pétillant de malice.
Aron comprit qu'il n'y avait absolument rien d'innocent chez elle.
Plus intrigué qu'agacé par cette étrange intrusion, le noble passa une chemise couleur craie et ordonna à son invitée de le suivre. Irina s'exécuta sans mot dire, suivant l'héritier à travers le dédale de couloirs du château.
Du bout des doigts, elle effleura la pierre des murs, fraîche malgré la température encore caniculaire qui régnait en cette fin d'été. Son attention se perdait au-delà des fenêtres donnant sur la baie : les eaux azuréennes scintillaient, paisibles, impassibles face au fourmillement qui agitait le port de Corance. Impossible pour Irina de distinguer l'activité animant les ruelles et les quais, mais elle savait fort bien ce que l'on y faisait.
Elle aurait pu raconter la journée de chaque habitant. Les commerçants qui rachetaient à bon prix les marchandises sarouhannes tout juste déchargées, les pêcheurs qui hélaient les serviteurs pour leur vendre truites et daurades, les prostituées qui flânaient entre deux étals dans l'attente d'un client, les enfants qui se poursuivaient sur la plage...
Elle secoua la tête, chassant les sons et les sensations qui s'emparaient d'elle alors qu'elle imaginait redécouvrir chaque venelle, chaque rocher, chaque brin d'herbe de Corance. Elle n'était pas venue pour cela.
Aron la mena à un patio ombragé, enclavé entre quatre murs percés de nombreuses ouvertures. Autant de points d'observation d'où l'on pouvait les épier.
Mais le noble n'en avait cure. Irina prit place dans un fauteuil en rotin, regrettant qu'ils ne se soient pas installés sur une terrasse surplombant le port. Un choix pourtant prévisible : Aron lui refusait le droit d'être absorbée par le paysage.
Son temps était précieux et ses désirs à elle, accessoires.
Confortablement installé face à elle, Aron ordonna à un échanson de leur servir du vin. Tendant une coupe à son invitée, il lança brusquement :
— J'imagine que tu es là parce que tu as passé du bon temps avec mon frère et qu'il t'a engrossée. Je suppose que cela devait finir par arriver... dis-moi, combien veux-tu pour élever ton bâtard ?
Irina ricana.
— Vous vous méprenez. Je n'ai jamais eu le plaisir de rencontrer votre frère et je n'ai pas besoin d'argent. C'est vous que je suis venue voir.
Perplexe, le noble l'interrogea sans détours :
— Alors que me veux-tu, au juste ?
Irina trempa ses lèvres dans la boisson, savourant son goût légèrement sucré caractéristique des cépages de l'île. Levant les yeux vers son hôte, elle répondit d'un ton léger :
— Un peu de votre temps. Je désirais simplement vous rencontrer : je n'ai aucune requête à vous soumettre.
Aron émit un sifflement agacé. Il déclara sèchement :
— Dans ce cas, tu as eu ce que tu voulais. Va-t'en, avant que je ne décide de te faire payer pour le temps que tu m'as fait perdre.
Sans se départir de son air tranquille, Irina reprit une gorgée de vin, fixant le noble que l'agacement gagnait. À bout de patience, décidé à châtier l'insolente, il lui arracha son verre et le reposa violemment sur le guéridon à sa droite. Il la saisit à la gorge pour l'obliger à se redresser.
— Ce n'était pas une proposition, cracha-t-il, mauvais.
— Alors c'est moi qui vais vous en faire une, haleta l'étrangère. Je veux, je dois passer un peu de temps avec vous, c'est la seule chose que je demande.
Aron relâcha sa prise. Ses iris mordorés lui intimant l'ordre de poursuivre, il laissa la jeune femme se masser la gorge avant d'expliquer :
— Je vous connais, du moins de réputation, depuis des années. Je sais que je n'aurai pas le plaisir d'avoir une conversation avec vous sans raison valable. Le fait est que je n'en ai pas. Alors, puisque vous n'avez pas de temps à perdre...
Irina rassembla ses cheveux sur une épaule, dénuda l'autre d'un geste nonchalant, et murmura :
— Laissez-moi vous offrir autre chose.
Les mâchoires d'Aron se desserrèrent. La colère s'estompa, remplacée peu à peu par l'amusement. Le noble se moqua :
— Tu te trompes de Carmidor. C'est à Dorio que tu devrais offrir tes charmes. Crois-moi, il n'aurait pas eu besoin du moindre discours pour te prendre sur une table.
Un sourire mystérieux aux lèvres, Irina rétorqua :
— Oh non, je ne me trompe jamais de Carmidor. Quant à la table, j'avoue que j'attendais un peu mieux de vous.
La provocation eut l'effet escompté. Les yeux désormais rivés sur la pointe des seins de la jeune femme, le noble exigea :
— Déshabille-toi.
Elle s'exécuta avec lenteur, rejetant sa chevelure en arrière tandis qu'elle laissait glisser sa robe le long de ses hanches.
— À votre tour, l'invita-t-elle.
Aron arracha sa chemise et la jeta au sol. D'un geste vif, il ouvrit des braies et attrapa l'étrangère sous les cuisses, la soulevant pour mieux la maintenir contre lui. Nouant ses jambes autour de la taille du noble, Irina passa sa main derrière sa nuque, l'attirant contre ses lèvres.
Refusant son baiser, il la plaqua sans ménagement contre le mur. Un hoquet de surprise la saisit lorsque son dos claqua contre la pierre.
Sans se soucier de sa surprise, le Corancien la pénétra d'un coup sec, lui arrachant un cri étouffé. Leurs souffles brûlants se mêlaient aux gémissements de la jeune femme, rythmés par les à-coups qu'Aron lui assénait avec passion.
Durant de longues minutes, les échos de leurs ébats se répercutèrent contre la craie ocre beige du château. Une éternité pour la jeune femme qui, les yeux mi-clos, subissait et savourait cet instant infini, honteusement dérobé en dépit des règles les plus élémentaires.
Elle n'était qu'une étrangère. Sa présence seule était contre-nature. Ses actes, une abomination ?
Bien loin des préoccupations de son invitée, Aron acheva son combat dans un râle de plaisir. Il se figea, épuisé, apaisé, et se retira presque avec douceur. Il reposa la jeune femme au sol. Elle chancela, n'évitant la chute que grâce au mur contre lequel elle demeurait appuyée, comme si elle craignait que le monde ne s'effondre autour d'elle si elle faisait le moindre mouvement.
Haletante, elle reprit ses esprits alors qu'Aron se rhabillait sans un regard pour elle. Néanmoins, il lui tendit sa robe froissée. Un geste auquel elle ne s'attendait pas. Le remerciant d'un sourire contrit, elle s'en empara et se glissa dans le vêtement.
Elle passa ses doigts dans ses cheveux emmêlés pour se redonner contenance, ne sachant quelle attitude adopter. Heureusement, le noble se rassit dans un fauteuil et lui désigna celui qui se trouvait face à lui, l'invitant à nouveau à s'installer près de lui.
Comme si de rien n'était, Aron se resservit une coupe de vin. Reportant son attention sur l'étrangère, il fit de son timbre rauque :
— J'ose croire que ce qui vient de se passer ne t'a pas donné de faux espoirs.
Affichant une moue fière, si semblable à celle de Giorda, Irina répliqua sur le même ton :
— Soyez tranquille, je n'attends rien de vous. Je vous l'ai dit : je ne suis pas venue vous prendre quoi que ce soit. C'est pour donner que je suis là. Un souvenir agréable, un instant hors du temps. Une façon de m'excuser pour ce qui va s'ensuivre. Je ne peux hélas pas en faire davantage.
Aron fronça les sourcils, cherchant à percer les secrets que recelait cette déclaration. Énigmatique, la jeune femme saisit la coupe qu'elle avait quittée un peu plus tôt et but une gorgée.
Le noble voulut ouvrir la bouche pour lui demander de s'expliquer, mais il fut coupé par l'irruption de Xorac.
Le vieux domestique traversa le patio dans leur direction, une lettre à la main. Sa mine grave interpella Aron, qui en oublia aussitôt les paroles sibyllines d'Irina. Cette dernière replongea dans son verre.
Elle savait.
Le majordome tendit la missive à son maître. Aron reconnut immédiatement le sceau de son père, un cormoran aux ailes déployées cerclé d'un C stylisé. Pourtant, la plume qui avait écrit son nom sur le parchemin n'était pas celle de Bargald Carmidor.
Aron aurait reconnu entre mille les arabesques élégantes de sa sœur.
Il décacheta le document et le déplia, entamant sa lecture.
— Je suis désolée, Aron, chuchota l'étrangère.
Les doigts du noble se crispèrent sur le sinistre message. Alors que le désespoir et la rage montaient dans sa poitrine, Irina se leva et s'éloigna.
Et tandis qu'un hurlement de colère et de chagrin ébranlait la demeure des Carmidor, la jeune femme essuya furtivement une larme.
La souffrance était nécessaire. Elle était écrite. Elle était l'histoire.
Mais toute histoire méritait-elle d'être racontée ?
La cerise sur le gâteau, c'est que ce texte a permis à Les Carmidor de se qualifier pour l'ultime épreuve du concours. Hélas, le concours s'est terminé sans podium (les jurées ne répondaient plus), on ne saura donc jamais quels auraient été les vainqueurs.
Toujours est-il que ce texte aura été sympa à écrire !
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