[Catastrophe chimique à Rouen - 4/4] Écrire l'Histoire

Samedi 28, 9h15

Réveil pas trop tardif, ce matin. Bien obligés de sortir pour déposer un colis (une fichue box à retourner avant une date qui, comme par hasard, tombe justement ce week-end), Jérémy et moi bravons le vent normand.

Les rues paraissent normales. Certains restaurants ont même rouverts, et les livreurs à vélo ont repris du service.

Comme si rien ne s'était passé.

Pourtant, çà et là, rappel cuisant de ce qui s'est produit, des voitures maculées de coulées noires sont garées le long des rues.


Samedi 28, 11h50

Après avoir déposé le colis, la normalité de la situation me fait presque oublier mes inquiétudes. Je vais même jusqu'à proposer un restaurant à Jérémy, si on en trouve un avec un intérieur fermé.

Une nouvelle bouffée de gaz nous arrive dans le nez. L'idée tombe à l'eau et nous rentrons chez nous sans tarder.

Sans comprendre les passants, parfois accompagnés de jeunes enfants, qui flânent en feignant ne rien sentir. Certains se plaignent parfois de cette odeur étrange, peu habituelle, mais après tout... ce n'est qu'une odeur, n'est-ce pas ?

Nous décidons de faire les courses en ligne afin de faire des stocks d'eau en bouteille. Nous n'avons pas de voiture, ce qui nous empêche d'y aller nous-mêmes et de revenir avec plusieurs dizaines de litres : à bout de bras, sur 700 mètres, en respirant un air a minima très pollué, ça sent l'idée de merde.

On a de la chance : il reste un créneau de disponible pour une livraison le jour même. On prend une vingtaine de litres d'eau après s'être assurés qu'elle ne provenait pas de la région ou du nord de la France.

Autant prendre de bonnes habitudes dès maintenant.

Nous faisons des réserves, au cas où, en essayant de ne rien oublier. On manquera de PQ avant de manquer de nourriture.


Samedi 28, vers 15h

Je traîne sur Facebook, Wattpad ouvert, mais je suis incapable de m'y plonger. L'idée de raconter ce qui m'arrive me traverse alors : malgré mes maigres espoirs, je sais que je ne réussirai pas à écrire mon histoire fantasy ce week-end. Alors, afin de faire patienter mes lecteurs, d'expliquer ce qui m'arrive et surtout, d'en faire un témoignage, je me dis que Rouen, reine des cendres, ça peut être un beau programme à ajouter dans mon rantbook, même si la forme risque d'être très brouillonne.

Je crée le fichier, j'y mets quelques liens pour me documenter. Je plonge dans les méandres de la paranoïa. Y avait-il des substances radioactives à Lubrizol ? La question, soulevée par une collègue la veille, avait presque fait rire, tant cela semble relever du fake news.

Pourtant, en fouillant un peu, je découvre sur un site du gouvernement qu'il y a en effet des substances radioactives stockées à Lubrizol. Selon les autorités, il ne s'agit que de petites quantités, scellées dans du plomb, qui servent aux appareils de mesure dans l'industrie. À nouveau, une petite couche d'infantilisation : "c'est comme dans les hôpitaux, c'est courant".

Je veux bien vous croire, monsieur le préfet, vraiment. Mais si ces choses-là étaient dites d'emblée, sans attendre que les gens fouillent et posent des questions, peut-être resterait-il une once de confiance en vous chez vos administrés.

Ces substances n'auraient pas été touchées par l'incendie. Tant mieux : nul besoin de rajouter une dose de nucléaire au désastre toxique qui s'est produit.



Je tombe sur des photos, des témoignages de Rouennais. Les oiseaux retrouvés morts sur les quais, les mares noires dans les récupérateurs d'eau de pluie, les récits des parents à l'issue d'une nuit ponctuée des vomissements de leurs enfants. Puis, des memes, à la fois tristes et drôles, sur ce qui nous arrive.

La fameuse phrase de Chirac, "La maison brûle et nous regardons ailleurs", résonne avec une force particulière : quelle ironie que ce soit justement sa mort qui masque, dans les médias hors Normandie, le fait que nos villes s'asphyxient dans l'indifférence de nos politiques.

Des gens nous conseillent d'effectuer nos propres prélèvements sur les suies qui maculent nos fenêtres. Les rebords extérieur des miennes sont recouverts d'une couche noire, que les autorités conseillent de nettoyer à l'eau seule, avec des gants, et de se rincer en cas de contact avec la peau.

On nous suggère de bien nettoyer l'intérieur de nos appartements pour éviter la sur-contamination. J'ai de plus en plus la sensation de vivre un film de science-fiction.

On aère un peu, mais rapidement, on referme puisque l'odeur revient encore. Jérémy bouche désormais les aérations en plus de débrancher la VMC, juste au cas où. Notre appartement devient un bunker.

Mes yeux me grattent de plus en plus, ma gorge me pique, et je commence à tousser. Est-ce un hasard, un rhume bénin ? Je n'ai pas le nez bouché, c'est curieux. J'ai des maux de tête, de temps à autre. Rien de méchant, rien d'inquiétant, quoi que.

Tout une ville semble avoir attrapé un vilain rhume en l'espace de quelques heures.


Samedi 28, vers 22h

Même pour écrire ce fichu témoignage, j'ai une vilaine page blanche, une flemme monstrueuse et je ne sais pas comment tourner la chose. Je ne suis pas une scientifique, je n'ai pas d'information vraiment fiable, je ne peux pas démontrer qu'on nous ment ou même que la situation est plus grave que ce qu'on nous raconte.

Je n'ai que des pressentiments, un ressenti, des symptômes bénins et l'assurance que je ne suis pas la seule à me poser des questions. Les gens sont très inquiets. La gestion médiatique de cette crise est d'une médiocrité sans nom.

Je me demande si les gens, à l'extérieur, ne vont pas tout simplement se dire "c'est rien, c'est pas grand chose, sinon on leur aurait dit". Certains Rouennais finissent même par penser ainsi, se dire qu'il ne faut pas diaboliser les industries et qu'après tout, "c'est pas Tchernobyl".

Est-ce qu'ils se disaient ça, à Tchernobyl ?



Dehors, tout est calme. Depuis vendredi, les habituels emmerdeurs du bar à chicha se sont tus. Les gens ne sortent presque plus, hormis les ivrognes.

Je n'apprécie même pas cette tranquillité-là.


Dimanche 29, vers 14h

Je me lance enfin. Je vois les commentaires sur Wattpad s'accumuler et je sais que je n'écrirai rien. Il faut que je raconte, ne serait-ce que parce que ceux qui lisent Les Carmidor vont s'inquiéter de mon silence radio.

Les Rouennais commencent à s'organiser. Des pétitions en ligne sont lancées, j'en signe deux. Une manifestation aura lieu mardi, devant la préfecture, pour exiger davantage de transparence. La langue de bois continue, évidemment.

Misère, si notre préfet maîtrise aussi bien la langue de bois que sa langue tout court, c'est sa femme qui doit être contente.

Ma mère envisage de se rendre à cette manifestation. Elle qui, de toute sa vie, n'a jamais manifesté et qui se moquait un peu des Gilets jaunes. J'ironise, "c'est vrai que c'est très malin d'aller manifester dehors, respirer tous ensemble à pleins poumons l'air pur que nous envient les Parisiens". Ma mère rit, mais elle me fait remarquer qu'elle est vieille et qu'elle veut faire quelque chose.

Moi, je ne sais pas quoi faire.

Des riverains ont pris un avocat et ont déposé plainte contre X. Contre X. Lubrizol a également des activités pornographiques ? Le lubrifiant qu'ils produisent, en fait, il sert pas pour les voitures ? J'aurais préféré : au moins, ce lubrifiant-là est comestible.

Malgré 3 ans de droit, le jargon juridique continue de me faire lever les yeux au ciel.

J'apprends dans la journée que 8000 m2 de toit amianté est parti en fumée. C'est pas rien, 8000 m2. Mais visiblement, ce n'est pas un souci.

Les dirigeant de Lubrizol ont pris la parole et je redécouvre leurs meilleurs répliques avec un attendrissement sans pareil :

"Je suis réellement embarrassée que notre activité économique ait eu cet impact-là sur la population"

"Je comprends très bien le désagrément et je comprends très bien que l'on soit impressionné par ce qui s'est passé"

"Embarrassée", "désagrément", "impressionné". Vous êtes trop mignons. Je suis impressionnée que vous soyez embarrassés, désolée pour le désagrément, hein ! Bande de raclures.

"Nous sommes perplexes [...] au vu du travail qu'on fait, de l'investissement, de notre culture sécuritaire"

Ladite culture sécuritaire qui vous avait fait condamner en 2014 et qui vous a forcés, en 2017, à remettre aux normes votre usine qui contrevenait à de nombreuses mesures obligatoires de sécurité ? Cette culture sécuritaire-là ?

Et de conclure qu'il y aura du travail pour déblayer et permettre aux salariés de retourner au boulot.

Ah parce que le projet, c'est de recommencer les conneries ? En moins de 10 ans, il y a au moins 3 fois où ils se sont lamentablement viandés, dont 2 qui ont eu un impact indéniable sur la ville. C'est quoi l'objectif, continuer jusqu'à ce que ça explose totalement ?

Il faut savoir que seuls 10% du site ont brûlé, le 26 septembre. Il se passe quoi si 80% brûle, on meurt tous en quelques jours juste pour que vous puissiez, quelques années encore, continuer à produire des substances qui polluent le reste du monde ? Tout ça pour sauver des emplois ?

Et si on décidait de sauver des vies, plutôt ?


Dimanche 29, 23h20 : conclusion temporaire

Temporaire, parce que de nouveaux fun facts vont peut-être s'ajouter dans les jours qui viennent à ce témoignage. Apprendrez-vous que les autorités ont décidé de dire la vérité ? Y aura-t-il déjà des victimes ? En saura-t-on plus sur les substances que nous avons inhalées ces derniers jours, et leurs effets sur le long terme ?

Quoi qu'il en soit, je crois que je suis soulagée d'arriver au bout de cette "histoire", ne serait-ce que temporairement. J'écris depuis toute petite, mais c'est la première fois que je documente quelque chose qui m'est arrivé ainsi. Et je crois que ça compte.

Merci d'avoir lu jusqu'au bout. Désormais, vous savez ce qui s'est passé à Rouen, en septembre 2019, et pas uniquement à travers les filtres journalistiques et politiques. Vous êtes témoin d'une partie de la vérité, car aussi parcellaire soit-elle, c'est ma vérité. Ce qui m'est arrivé, à moi comme à de nombreux Rouennais. Une vérité qui mérite d'être entendue, car ce sont les personnages qui racontent le mieux leur histoire.

Aujourd'hui, je suis un personnage. Et j'espère que mon histoire se termine bien.


~ Partie 4/4 ~

Et parce qu'hélas, à ce jour (vendredi 4 octobre), cette histoire n'a pas encore révélé tous ses secrets... "à suivre". Terreur chimique sera prochainement postée à la suite.

Merci à tous ceux qui ont déjà lu, apporté leur soutien ou partagé ce témoignage : désormais, je le sais, Rouen n'est pas seule.

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