[Catastrophe chimique à Rouen - 3/4] Parfum mortel

Vendredi 27, 8h05

Après une journée confinée dans un appartement dépourvu de la moindre ventilation, entre odeurs de cuisine, humidité de la salle de bain et mon mal de crâne, j'étais presque contente de retrouver l'extérieur.

Mais j'étais inquiète.

Pourtant, en refermant la porte de ma résidence dans mon dos, je suis surprise : pas d'odeur insoutenable, pas de flaque d'essence, pas de mare glissante suspecte. Les trottoirs sont humides, il y a un très vague parfum d'hydrocarbures, mais tout semble anormalement... normal.

J'arrive sur le boulevard où j'attends Vio, ma covoit', et j'y retrouve un collègue. Certes, on discute des événements de la veille, mais on prend aussi le temps d'évoquer la soirée de mercredi et nos gueules de bois respectives. En somme, un début de journée presque classique !

Vio arrive : la discussion dérive sur sa journée de la veille. J'apprends alors qu'elle était en route pour aller déposer son fils chez la nounou lorsque son mari lui a demandé de ne pas sortir. Comme beaucoup de gens, elle a découvert le panache de fumée une fois dehors, alors que le jour se levait, et ça me rend folle d'imaginer qu'au-dessus d'elle et de son bébé, le ciel vomissait des hydrocarbures sans même qu'elle ne s'en rende compte.



Nous sommes les premiers arrivés au bureau. Dès que nous ouvrons la porte, nous sommes saisis par l'odeur qui y règne : une odeur très forte, chimique, qui prend à la gorge. Nous ouvrons aussitôt les fenêtres pour faire un courant d'air.

Petit à petit, nos collègues arrivent à leur tour. La journée s'organise, j'enchaîne sessions Photoshop et réunions. Mais l'odeur reste, et on switch entre fenêtres ouvertes pour la chasser et fenêtres fermées pour empêcher une nouvelle bourrasque de pénétrer dans les bureaux.

Et cette odeur persistante commence à avoir un impact bien réel sur l'ensemble de l'équipe.


Vendredi 27, 12h10

À midi, nous nous installons dans la salle de pause où flotte encore, malgré les fenêtres ouvertes, l'odeur insupportable du matin.

L'odeur revient par vagues, au gré du vent, comme s'il restait des fûts entiers de gaz qui se déversaient sporadiquement dans l'air. Mon patron finit par nous laisser le choix de rentrer chez nous pour l'après-midi, afin d'échapper à cette odeur... et, à mots couverts, à ce que l'odeur signifie.

Ce fut une décision importante : beaucoup d'entre nous devenaient vraiment trop inquiets pour se concentrer sur le travail. Certains regrettaient de ne pas avoir pu partir dès jeudi, quitter la ville pour se mettre à l'abri. D'autres remarquaient, à raison, que si nous devions être confinés, nos bureaux étaient le pire lieu pour cela, bardé de fenêtres mal isolées qu'ils sont.

Beaucoup ont décidé de partir. Dès midi trente, les bureaux furent vidés.

Mes covoit' et moi avions chacun des réunions à tenir. Impossible de partir sans remettre une partie du travail à lundi, ce qui aurait posé problème. Aussi, nous décidons de rester.

Nous apprenons dans l'après-midi que les journalistes du Paris-Normandie, le quotidien local, avaient tous été évacués "d'urgence" de leurs bureaux, quais de Seine, à cause de l'odeur insoutenable. Ce n'est qu'après-coup que je réalise à quel point c'est inquiétant.

Ces mêmes journalistes, si prompts à relayer la version infantilisante des autorités, qui clament qu'il n'y a aucun danger, sont évacués d'urgence de leurs bureaux à cause d'une odeur ? On n'évacue personne d'urgence à cause d'une odeur, parce qu'une odeur n'est jamais un danger en soi.

Quel est le véritable danger, dans ce cas ? Quelle est cette chose qu'on s'applique tant à nous cacher ?



Vendredi 27, 18h10

Vio nous dépose à quelques minutes de chez nous, comme d'habitude. La journée de travail terminée, nos fichiers dûment sauvegardés, nous nous empressons de regagner nos domiciles respectifs. Dans la rue, la même que celle que nous avions empruntée le matin même, l'odeur est revenue, preuve que la source ne s'est pas tarie.

Je réalise alors pour de bon que cette odeur signale un danger. Mes yeux picotent, ma gorge brûle soudain, et toutes les bourrasques qui nous projettent cette odeur de mort dans la figure me font l'effet d'une attaque.

Je cours presque, la main sur le nez et la bouche, pour éviter de rester trop longtemps dehors. Je grille les feux piétons, je file chez moi.

Je réalise que mon père n'a pas pris la peine de m'envoyer un seul message pour savoir si tout allait bien pour ma soeur et moi. Je décide de l'appeler tandis que mon compagnon prépare le dîner.

En quelques mots, je lui brosse le tableau. Il ne me pensait pas concernée, il n'a pas eu beaucoup d'infos, avec la mort de Chirac... des vidéos circulent, sont-elles toutes vraies ? Et sinon, tout va bien, la santé ?

Oui, bien sûr que ça va. Pour l'instant, je me porte comme un charme ! Et je plaisante en lui répondant que d'ici quelques semaines, ce sera peut-être différent.

Et lui de renchérir "ou quelques années, on sait jamais avec ces choses-là, ah ah !"

Ah ah.

Je raccroche, excédée par son absence d'empathie. Il n'est pas inquiet. Tant mieux pour lui !

J'ai ma mère au téléphone quelques minutes plus tard. Elle me répète qu'elle est convaincue que l'odeur que l'on sent n'est pas celle d'hydrocarbures, mais plutôt celle du mercaptan. Et me détaille alors ce qui lui fait dire cela :

1. Lubrizol a déjà eu une fuite de mercaptan en 2013, donc on sait qu'ils en ont dans leur usine en assez grande quantité pour qu'il se fasse sentir jusqu'au Royaume-Uni. À l'époque, le chef d'accusation de mise en danger de la vie d'autrui n'avait pas été retenue contre la firme, qu'il ne faudrait surtout pas contrarier, en gros employeur qu'elle est pour la région. Seul la nuisance olfactive avait été retenue contre Lubrizol, qui a ainsi écopé d'une amende de... 4000 €. C'est tellement choupi, vous voulez un bisou avec ça, éventuellement ?

2. Les symptômes des habitants correspondent bien plus à un empoisonnement au mercaptan. Yeux et gorge irrités, nausées, et surtout, sensation de picotement sur la peau : cette dernière caractéristique, en particulier, est révélatrice d'un contact avec ce gaz.

3. Le tapage autour de sa prétendue non toxicité : le mercaptan est le gaz, très odorant, ajouté au gaz de ville pour lui ajouter une odeur très forte qui permet ainsi de détecter une éventuelle fuite (seul, le gaz de ville est inodore). L'argument est donc "ce gaz est pas toxique, il sert juste à parfumer des gaz toxiques !".

La vérité est plus complexe : à petite dose, le mercaptan n'est pas nocif, en effet. Néanmoins, comme de très nombreux gaz, il est considéré comme toxique parce qu'y être exposé de manière massive ou répétée est très dangereux pour la santé.

L'autre information, c'est que ma mère n'a pas pu tirer grand chose de ses sources haut placées : non seulement elle sent qu'on lui ment, mais en plus, elle apprend peu à peu que toutes les élites et leurs familles ont quitté la villes, certaines le jeudi matin même, sans attendre.

Simple précaution, ou ont-ils eu connaissance de quelque chose qu'ignore la population ? À ce jour, je n'ai pas la réponse. L'avenir nous le dira peut-être.

Peut-être qu'un jour, vos enfants regarderont une série Netflix dans laquelle ils apprendront à quel point on s'est moqués de nous, et se diront qu'à notre place, ils auraient été bien plus intelligents et qu'ils seraient partis sans attendre des autorités qu'elles nous disent la vérité.

Il est sûrement trop tard pour nous, si tel est le cas.

Je me couche tôt, une nouvelle fois, sans avoir le cœur d'allumer mon ordi pour répondre aux commentaires Wattpad ou écrire un peu. Écrire des catastrophes dans Les Carmidor alors qu'il y en a une qui est en train de m'arriver, une qui ne pourra jamais se produire dans mon histoire fantasy ? Quelle drôle d'idée.

Jamais les Carmidor n'auront le moindre problème avec une usine d'hydrocarbures. 


~ Partie 3/4 : à suivre ~

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