2.Impossible

Personne. La fête battait son plein. Victor pouvait entendre l'orchestre jouer depuis le couloir, mais il était heureusement seul. On aurait trouvé étrange qu'un domestique sorte seul de la chambre d'une marquise... Quoique, finalement, cela devait être plutôt habituel. Victor avait encore quelques difficultés à établir ce qui était normal ou pas chez une femme de la noblesse. Philibert VII avait beau lui avoir confié une garde-robe appréciable et des informations sur les favorites de Gustave IV, il n'avait pu lui montrer ce qu'être une vraie femme signifiait réellement.

Victor se glissa silencieusement vers les quartiers personnels du Ministre des Finances, sachant très bien qu'il n'y trouverait rien, mais tenta tout de même de frapper à la porte. Il avait des dizaines d'excuses en tête pour expliquer sa présence ici, mais personne ne répondit à son appel. Il ressentit alors la pire des impressions, la certitude tenace des espions les mieux entraînés : il était observé. Sans avoir l'air effrayé ni pressé, il fit semblant d'être déçu que le Ministre soit absent et tourna les talons. Où était cet inconnu qui le regardait de loin ? Y avait-il réellement quelqu'un, ou était-il un peu trop nerveux ?

Arrivé devant sa chambre, il ne s'arrêta pas. Peut-être que son observateur était encore là... il devait éviter d'agir de manière étrange. Il retourna dans la salle du bal, se demandant comment n'être vu de personne, et avança en baissant la tête. Il allait traverser la pièce en allant un peu partout, c'était la meilleure des tactiques. Faites que cet inconnu ne soit plus là... Il n'était même pas sûr qu'il y ait quiconque sur ses traces, mais mieux valait être trop prudent. Victor eut la satisfaction de n'être arrêté par qui que ce soit et il remonta les escaliers vers sa chambre. Toujours personne.

Conscient que sa petite promenade aurait pu lui coûter très cher, il s'enferma fiévreusement et enfila une chemise de nuit après avoir ôté ses vêtements de domestique. Vint alors le bilan de ses quelques jours dans la cour de Gustave IV. Il s'était lié d'amitié avec une femme, et c'était à peu près tout. Il n'avait jamais eu l'occasion de parler au Roi de sa belle voix de fausset, et encore moins à l'un de ses Ministres. Il avait cependant l'intention d'aborder le monarque avec sa technique imparable : il le séduirait, jusqu'au moment critique où il lui annoncerait qu'il ne voyait cette relation que comme amicale, et qu'il était une nonne habillée en civil. Aucun roi n'accepterait un tel sacrilège et il s'en sortirait sans encombres. Cependant, il vaudrait mieux aborder le sujet martial avant cette révélation, car une bonne sœur intéressée par la guerre serait très peu crédible. Il ne voulait surtout pas avoir l'air étrange. La guillotine, Victor, la guillotine.

Démoralisé par cette soirée sans intérêt, il s'allongea sur son lit et ferma les yeux. La nuit était toujours une angoisse pour lui : il craignait  qu'un domestique un peu trop zélé n'ouvre la porte de l'extérieur pour le réveiller, et découvre ainsi qu'il n'avait que de courts cheveux bruns et des biceps un peu trop développés pour une femme de la noblesse. Il s'enfouit totalement sous les draps au cas-où et s'endormit laborieusement.

Le lendemain matin, il constata que personne n'était entré dans sa chambre. La perspective de devoir se remaquiller l'épuisa d'avance. Il se demandait bien pourquoi les hommes tenaient tant à séduire des pots de peinture... Le seul avantage était qu'il pouvait masquer les légers traits masculins de son visage. Il n'avait pas l'air d'un homme si l'on ne se référait qu'à sa tête, et c'était sur ce critère que son Roi l'avait choisi. Entre autres. Il ramena ses cheveux en arrière pour y poser sa perruque, puis ouvrit sa penderie pour y choisir une nouvelle tenue. La robe bleue et blanche ferait très bien l'affaire. Il inspira et mit son corset, pestant intérieurement contre cette mode douloureuse et ridicule, puis enfila le pesant vêtement en haletant. Avoir des domestiques pour l'habiller était un luxe qu'il ne pouvait pas se permettre, pour des raisons anatomiques évidentes. Après avoir mis en place sa fausse poitrine, il mit des chaussures à talons qui lui écrasaient les orteils et ouvrit les tiroirs de sa coiffeuse pour se maquiller.

Une demi-heure plus tard, il était redevenu la Marquise de Flantreuille. Il s'entraîna à prendre des poses féminines et à sourire de la manière la plus séduisante mais innocente possible, et entendit un léger bruissement du côté de sa porte. Il se tourna et vit qu'on lui avait glissé une lettre sous l'encadrement. Il se pencha avec difficulté pour la ramasser, se demandant s'il s'agissait encore de son Roi qui le harcelait, mais l'écriture lui était inconnue.

Chère Marquise,

Je ne suis certes pas l'une de vos connaissances, et je ne vous ai jamais adressé la parole, mais voir votre magnifique sourire lors du bal hier soir m'a rendu sot et fou. Vous étiez fabuleuse dans cette robe rose et j'ai sincèrement regretté de ne pas vous avoir proposé une danse. J'aurais adoré passer cette soirée avec vous, mais ma timidité a encore tout gâché. J'espère que je vous reverrai...

Léon de la Villandière

Victor fronça les sourcils, mettant en danger son maquillage. Il ne pensait pas recevoir des lettres d'amour aussi rapidement. C'était maintenant évident : ses robes étaient magnifiques et il était plutôt beau et attirant avec assez de maquillage pour cacher sa mâchoire un peu carrée. Il était un espion un peu trop parfait...

Il plia la lettre et la rangea dans un tiroir de sa commode. Cette missive-là n'avait rien de compromettant, il pouvait très bien la garder. En sortant de sa chambre, il se demanda qui pouvait bien être ce Léon de la Villandière. Un vieil homme ? Un proche du Roi ou des Ministres ? Il pouvait s'agir de n'importe qui, et Victor se prit à espérer pouvoir profiter de cet homme pour accéder aux informations qu'il cherchait. Mais il devait être réaliste : Léon de la Villandière n'était sans doute qu'un jeune noble qui restait à la cour pour danser et séduire des femmes, sans aucun pouvoir politique.

Victor sortit de sa chambre en se forçant à ne pas regarder à droite et à gauche. Son attitude discrète d'espion n'était pas adaptée à une dame de la cour... Il tira un peu sur les manches de sa robe et donna du volume à sa perruque blonde. Il était assez angoissé par cette nouvelle journée : il fallait qu'il trouve ce Léon, mais sans se laisser approcher. Vaste programme. Après un détour stratégique pour ne pas croiser l'armée de domestiques qui aimait repoudrer chaque femme passant par-là, il se retrouva dans la salle de bal. Vide. Bon, par où commencer ? Le conseil extraordinaire des Ministres devait être terminé. Il fallait absolument qu'il puisse s'introduire dans un bureau ministériel et qu'il lise le rapport qu'il cherchait. Ils avaient forcément parlé de la guerre. C'était évident. La situation est trop tendue pour qu'ils n'aient pas abordé le sujet.

« Marquise ! »

Victor fronça les sourcils, prit une expression douce et surprise et se retourna légèrement. Un jeune homme portant une perruque blanche avec un nœud violet, avec un costume assez commun de noble. Des yeux verts, un sourire avenant. Victor ne l'avait jamais vu.

« Oui ? » fit Victor de sa douce voix très travaillée de fausset.

Le jeune homme courut vers lui pour le rejoindre, et par réflexe Victor recula de quelques pas.

« Je ne pense pas vous connaître.

— Oh, non, bien sûr, bafouilla le gentilhomme en rougissant. Je suis Léon de la Villandière, je vous ai envoyé une lettre hier soir... Je l'ai déposée sous votre porte. »

Victor ne répondit pas, méfiant.

« Vous ne l'avez pas reçue, marmonna Léon en regardant ses pieds, visiblement embarrassé.

— Si, je l'ai en effet reçue. Mais je ne sais que répondre, Monsieur.

— Vous ne pouvez savoir ce que j'ai cru ressentir en vous voyant, Marquise ! s'exclama-t-il d'un ton théâtral. Ce fut comme si... des oiseaux chantaient dans mon esprit, la mer tourbillonnait dans mon ventre, des papillons s'envolaient dans mes entrailles, et...

— Euh, oui, c'est très aimable à vous, l'interrompit Victor d'un ton précipité, mais je ne puis répondre à vos avances.

— Que... Comment ? balbutia Léon, comme foudroyé en plein vol.

— Je dois partir. »

Victor contourna Léon et se dirigea à grands pas vers la porte principale, rapidement rattrapé par le jeune noble. Ce dernier lui attrapa le poignet, et son cœur rata un battement.

« Marquise... Pourquoi ? »

On ne doit pas te toucher, on ne doit pas te toucher, on ne doit pas te toucher !

« J'ai quelque chose d'important à faire, veuillez m'excuser. »

Victor dégagea son poignet, qu'il avait heureusement fin, et s'enfuit presque de la salle de bal. Il avait pris de bien trop grands risques en l'espace de quelques secondes, mais il trouvait qu'il s'en était plutôt bien sorti. Ce Léon avait au moins eu la politesse de ne pas l'attraper par la taille ou l'épaule, ce qui n'aurait pas manqué de révéler sa véritable nature.

Bon, revenons à nos moutons. Il s'agit de savoir si le bal de ce soir sera visité par un Ministre ou le Roi lui-même.

Mais après plusieurs heures de recherche, il n'eut droit qu'à des informations contradictoires. Il faudrait attendre le soir pour tout découvrir. Et l'horloge tournait... Quel échec, si la guerre éclate avant que je ne puisse transmettre quoi que ce soit à Sa Majesté...

Dépité, il sortit dans les jardins pour essayer de rencontrer par hasard un Ministre ou le Roi. C'était vraiment la dernière des possibilités, la technique la plus désespérée sur laquelle il puisse compter. Et même si le Roi Gustave IV se promenait réellement avec son épouse ou l'une de ses conquêtes, comment pourrait-il l'aborder et lui parler de la guerre ? Ce serait un travail lent et subtil, précis et très dangereux, mais il fallait bien que Victor commence quelque part, n'est-ce pas ?

« Marquise ! »

Encore ?

« Léon, je vous assure, laissez-moi seule ! s'exclama Victor en se retournant.

— Je ne le peux, Marquise. »

Sa perruque blanche était un peu décalée : il avait couru jusqu'à Victor.

« S'il-vous-plaît, laissez-moi me présenter...

— Eh bien... »

Victor considéra un instant la situation. Il allait peut-être pouvoir se servir de Léon pour approcher un noble plus haut placé que lui.

« ... c'est d'accord. Allons marcher là-bas, nous serons tranquilles. »

Léon lui adressa un immense sourire chaleureux, ce qui embarrassa Victor. Cela allait être délicat, mais le jeu en valait la chandelle. De toute façon, il ne serait pas plus utile enfermé dans sa chambre. Ils s'approchèrent d'un banc et décidèrent d'un commun accord de s'y asseoir.

« Je pense qu'il serait impoli que je tarde plus à me présenter. Je suis Léon de la Villandière, fils d'Hector de la Villandière.

— Je l'avais deviné ! dit Victor, ne sachant absolument pas qui était cet Hector.

— N'est-ce pas ? J'ai vingt-sept ans. Et vous, Marquise ? »

Vingt-sept ? Il ne les fait absolument pas.

« J'ai vingt-deux ans, répondit Victor.

— Vous êtes splendide dans cette robe, Marquise.

— Ah ? C'est très aimable de votre part. »

Victor avait envie de s'enfuir en courant. Sourire, yeux doux, tout va bien se passer.

« Pourquoi êtes-vous venue à Versailles ? lui demanda Léon en remettant en place sa perruque.

— J'ai simplement reçu une invitation de l'une de mes amies. Et vous ?

— Oh, je... Je travaille ici, en quelque sorte. Je suis militaire. »

Tiens donc ! Cela devient très intéressant !

« Le Roi vous garde-t-il ici dans l'éventualité d'une guerre ? demanda Victor d'un ton léger mais curieux.

— Je suis à Versailles depuis cinq ans, et le Royaume de France n'est-il pas toujours dans l'éventualité d'une guerre ?

— Oui, c'est bien vrai. Je pensais plutôt à ces effrayantes tensions entre la France et la Belgique. Ou l'Italie, par exemple, ajouta Victor en souriant candidement.

— Même si une guerre était en train de se déclarer, je n'aurais pas le droit de vous en parler... Mais je vous avoue volontiers que je n'ai pas encore été mis au courant du rapport du conseil extraordinaire des Ministres. »

Victor posa avec mille précautions ses doigts fins sur le dos de la main de Léon.

« Si vous le saviez, me le diriez-vous... à moi ?

— Oh ! Je... Non, bien sûr que... Si vous saviez..., bafouilla le jeune militaire en rougissant violemment.

— Peut-être y réfléchirez-vous quand vous le saurez. Je m'inquiète beaucoup pour vous, maintenant que vous me dites être militaire. Et si vous partiez la semaine prochaine et que je ne vous revoie plus jamais ? Comment ferais-je ?

— Ne vous inquiétez donc pas, Marquise, je suis stratège. Je m'installe loin du champ de bataille et je choisis qui envoyer au combat, comment, et à quel endroit. Je ne risque pas de me faire tuer, vous savez ! »

Il partit dans un grand éclat de rire, et Victor se joignit à lui en réfléchissant à toute allure. Stratège, c'était encore mieux : Léon saurait bien avant les autres militaires quel pays était concerné par une éventuelle guerre.

« J'ai tout de même un peu peur pour vous, au risque de me répéter, fit Victor.

— Vous êtes bien trop anxieuse, Marquise ! Je ne m'attendais pas à tant d'amabilité... après notre précédente rencontre.

— Oh... Excusez-moi, j'avais peur de vous parler, en réalité. J'ai été fort surprise de recevoir votre lettre. Cela ne m'était jamais arrivé.

— Comment vous croire ? s'exclama Léon. Vous êtes magnifique, absolument magnifique. Puis-je avoir l'honneur de connaître votre prénom ?

— Louise, répondit Victor du tac-au-tac.

— Eh bien, Louise... J'ai l'impression que quelque chose se passe entre nous... Suis-je en train de me tromper ? »

Attention, Victor, guillotine, guillotine, guillotine !

« Je ne sais pas..., répondit Victor avec une œillade de séductrice.

— Je me perdrai en vous approchant, Louise ! lança Léon en éclatant de rire.

— Vous n'êtes pas le genre d'homme qui a le loisir de perdre son esprit, Léon !

— Et vous, vous n'êtes pas le genre de femme qui aime se déguiser en domestique, n'est-ce pas ? »

Victor sentit une pierre tomber au fond de son estomac et resta bouche bée, tentant désespérément de contrôler sa voix en la gardant dans les aigus.

« Comment ?

— Je vous ai vue, hier soir. Vous vous promeniez avec des habits de domestique.

— Je l'avoue, c'est l'un de mes loisirs. »

Je savais que c'était la pire idée possible.

« Vous avez des loisirs très amusants. Le travestissement est un art d'une complexité folle.

— Vous n'imaginez pas à quel point.

— Je pense que si. »

Le ton très sérieux de Léon l'effraya, et Victor poursuivit :

« Je ne voudrais pas vous importuner, mais je dois écrire une lettre à ma mère. J'aurais dû le faire hier, et j'ai peur qu'elle ne s'inquiète. Je vais me dépêcher avant le départ du coursier, si vous voulez bien m'excuser.

— Je vous enverrai moi aussi un courrier cet après-midi, Louise. Aurai-je le loisir de vous voir ce soir, au bal ? »

Victor ne pouvait pas espérer aller au bal sans se faire voir de quiconque.

« Bien sûr, Léon. Je serai là. Mais je dois vous avouer quelque chose... Je ne suis pas une femme très tactile, je n'aime pas beaucoup le contact physique. Peut-être ne ferons-nous que discuter.

— Ce serait là un immense plaisir, Louise. »

Léon salua Victor avec un grand sourire, et l'espion repartit vers le château. Ce militaire est très gentil, mais cela ne mènera à rien.


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