Chapitre 35 (1/2)

Les compromis sont pour diriger un pays, et c'est avec les qu'on fait des compromis, pas avec les amis.


Point de vue Dpékan — 25 avril 2081

J'étais concentré sur de très grands contrats avec des sociétés étrangères très puissantes quand une voix fluette me dérangea. D'abord agacé, je fis un geste de la main comme pour déloger un moustique récalcitrant. Néanmoins, la voix insista tant que je me tournai vers le son. C'était ma petite caeli qui semblait un peu énervée, mais soulagée en même temps. Était-elle énervée à cause de moi ? Se permettrait-elle de le montrer ? J'en doutais. Depuis le début, elle me montrait un profond respect et restait à cheval sur les convenances. Si elle avait pu ressentir un courroux en mon envers, elle ne se serait pas permise de le montrer.

— Elle est sortie d'affaire, monsieur, m'informa Amélia.

Bien malgré moi, je fus apaisé. Ma captive avait survécu à son moment de folie. Ce ne serait sûrement pas le dernier et je devrais être vigilant, mais ça avait le mérite d'égayer ma journée un peu trop morose. Il était vrai qu'être le dirigeant d'un pays n'était clairement pas de tout repos, mais je m'y complaisais tout de même. Ces jeux de petits pouvoirs faisaient ressortir l'âme de gamin que j'avais en moi. Aussi, je voulais construire un avenir plus durable pour chacun. Mes prédécesseurs avaient stoppé le progrès, je l'avais fait perdurer et je l'avais même boosté !

Aujourd'hui, les énergies utilisées étaient quasiment toutes recyclables et notre impact environnemental était quasiment nul puisque les naissances et morts étaient régulées pour que la population se stabilise à un niveau que l'on pouvait gérer. Les immigrants également étaient comptés dans la manœuvre. Après tout, c'étaient eux qui construisaient nos habitations. Il fallait compter leur ration de nourriture.

Cela favorisait le marché noir, je le concevais, mais cela ne restait pas longtemps en place, grâce à mes aquas de la milice qui faisaient du bon travail et me ramenaient souvent les instigateurs de ces petits achalandages illégaux. Elles se vendaient d'ailleurs à prix d'or. Pourtant, on les offrait gratuitement, ces rations ! C'est sûrement pour cela que certains les vendaient, pour arrondir les fins de mois. Je soupirai intérieurement, las.

— Bien, fis-je en frappant dans mes mains. Veille à ce que ça ne se reproduise plus, elle a besoin de souffrir, mais pas de mourir. Le quota est bientôt atteint, j'ai encore besoin d'elle. Maintenant, sors et fais entrer la réunion suivante. J'arrive dans quelques minutes.

La petite caeli ne demanda pas son reste et partit en fermant la porte derrière elle. Je souris, elle avait un caractère spécial que j'aimais bien. Discrète, souriante, calme, douce. Tout l'opposé de ce qu'avait été Lola. Je soupirai à cette pensée. Cette petite avait été prometteuse jusqu'à ce que le fils Mylost vienne tout gâcher en lui retournant le cerveau. J'admettais, je l'avais fait le premier, mais je la pensais d'une loyauté infaillible et voilà qu'un beau parleur lui chantait deux, trois louanges, elle changeait de camp !

Finalement, je n'aurais jamais dû accepter ces épousailles, ça avait eu le don de les rapprocher malgré tout. Ou bien, cette relation amicale forte existait depuis plus longtemps que je le pensais et cette confiance envers l'autre était plus forte que celle envers moi. Pourtant, je savais être convaincant quand je le voulais, pourquoi cela avait échoué avec elle ? Que lui avait-il dit pour tout remettre en question ainsi ?

J'aurais dû réagir plus vite et l'enfermer au moment même où il avait prononcé ce discours qui était, je devais le reconnaître, véridique dans l'ensemble, mais qui montrait un visage peu glorieux de ma personne. Néanmoins, j'avais été tellement choqué que cela arrive et que – Daniel ? Oui, c'est ça, Daniel – le fasse avec autant d'aplomb et de ferveur, que cela m'avait laissé pantois. Lui qui était si docile et taiseux, car sa peur d'être déclassé une nouvelle fois le poussait à rester dans le rang. Certes, il avait déjà montré des signes de bravoure en aidant son frère dans son vœu de libérer Brian.

Ils y étaient arrivés les bougres, mais la chance avait joué en ma faveur puisqu'elle fut blessée et les deux frères nous l'avaient rapporté sur un plateau d'argent. Après, je ne saurais jamais comment elle se blessa, si ce fut au cours d'une dispute ou autre chose. Daniel n'en avait pas dit plus concernant cet événement. Certainement traumatisé par ce qui se passa ensuite : Mylost senior avait éliminé son deuxième enfant. Je voyais venir déjà les ragots, ce n'était pas moi qui le lui avait ordonné malgré les « on-dits » qui ont pu passer entre les bouches de mes subordonnés.

Il ne m'a même pas concerté pour ça, je lui aurais déconseillé de le faire d'ailleurs s'il m'avait demandé. Nos enfants étaient précieux, il fallait en prendre soin, c'était la future génération, celle qui reprendrait le flambeau ! Il ne fallait pas la gâcher pour des histoires politiques entre les vieux de ce monde. Oui, j'allais sur mes soixante-cinq ans, je commençais à prendre de l'âge, mais je ne devenais pas sénile, loin de là. Ma maturité devenait exponentielle, j'étais plus lucide que dans mes jeunes années. Ce qui était normal !

Avec l'âge, je comprenais davantage comment fonctionnait le monde. Toutes les petites ficelles à tirer pour que les autres soient guidés comme des pantins selon mon bon vouloir. Il ne fallait pas croire, j'avais l'art et la manière de manipuler les gens derrière mes allures de grand-père bienveillant et paraissant un peu dément. Cela m'arrangeait, peu me soupçonnaient de faire des coups en douce. Je m'en frottai les mains.

J'attrapai ma tasse de café synthétique et la portai à mes lèvres. J'entendis un bruit mat. C'était un dossier qui tomba au sol. Je le ramassai et lis le nom dessus. Quand on parlait du loup, me dis-je. C'était bien la famille Mylost que j'avais sous les yeux. Les deux frères n'avaient pas suivi gentiment leur père. Déjà que le cadet avait commencé à contrecarrer mes plans au tout début, avant même que je mette en place la GEE, l'aîné avait souhaité poursuivre cette ambition fraternelle. Néanmoins, le benjamin, irrémédiablement retardé selon moi, avait été éliminé par mes hommes. Cette nuisance venait sûrement de leurs mères, le père étant aussi docile qu'un Border Collie.

Malheureusement pour celui-là, ça avait été du gâchis, lui non plus n'existait plus, son cadavre avait été dévoré par les bêtes sauvages d'une des réserves où il s'était aventuré. C'était un brave mercenaire prêt à satisfaire le moindre de mes ordres, mais il devait être bien là où il était. C'était ce que je me disais.

Je me levai et contemplai mon empire, puisque je pouvais le considérer comme tel. Un élan de fierté s'empara de moi. Si je mourais aujourd'hui, je ne regretterais rien. Cependant, je trouverai le moyen de ne pas me soucier de la mort. J'avais mis sur le coup pas mal de chercheurs, je leur avais donné comme mission de trouver un moyen de régénérer les cellules qui se dégradaient et même d'en créer de nouvelles ! Mon regard se posa sur mon bureau où traînait encore la photo de Lolita. Je la pris délicatement dans les mains avant de la balancer dans la baie vitrée.

Pourquoi fallait-il qu'elle se range de leur côté ? Ne lui avais-je pas offert la sécurité ? Un travail ? Un foyer ? Mon respect ? Mon.... amour ? Oui, je n'étais pas sentimental, mais mon fils et ma fille me manquaient, j'avais trouvé en elle, ce besoin de materner à nouveau, à défaut de pouvoir le faire avec mes propres enfants, mais elle avait tout ruiné. Je savais qu'elle allait changer après la mort de son chéri, mais pas à ce point. Pas jusqu'à changer de camp. Pactiser avec ses anciens ennemis.

Rapidement, à cause du bruit, trois de mes gardes du corps, accompagnés de la caeli, entrèrent, analysant la scène. Je vis la jeune femme soupirer de soulagement et les hommes se détendre avant de se mettre au garde à vous, ayant conclu qu'il n'y avait pas de danger. Un s'empara de son talkie-walkie pour appeler un technicien de maintenance pour pouvoir réparer la vitre que j'avais brisée. Amélia s'avança vers moi et me tendit un mouchoir.

D'abord surpris, je remarquai que ma main saignait. Par quel hasard ? Je ne savais pas, mais c'était un fait. Je la remerciai d'un regard et attachai le mouchoir en tissu autour de ma blessure, bénigne, mais qui laissait quand même un flot de sang sur la moquette. Je congédiai mes hommes d'un geste de la main et quittai mon bureau, talonné par la caeli. Lorsque j'arrivai dans la salle, tout le monde se leva et me salua.

Réunion de crise. Je les avais mandés en toute hâte, car la situation devenait critique. Certes, je venais de dire que tout allait bien, mais voilà qu'on dénombrait de nombreuses absences dans les bureaux, mais également de nombreux vols de rations de nourriture. Il fallait mettre un terme à tout ça. On ne saurait vivre avec de telles pertes.

— Messieurs, l'heure est grave.

Les rares chuchotis présents venaient de mourir comme d'un seul homme. Les vingt pairs d'yeux qui appartenaient à mes conseillers, – assis autour de cette table ronde qui était celle qui trônait fièrement dans la salle de réunion, – me fixaient d'un air sage. Chacun savait que le moindre faux pas ferait basculer leur carrière de manière irrémédiable.

— Quel sont les chiffres ? brisai-je le silence.

— Que des mauvais, temporisa un homme assez jeune, blond aux yeux verts, un des derniers que j'avais embauchés.

— Des chiffres, monsieur Langlois, je veux des chiffres, pas des beaux discours mielleux pour me faire passer la pilule ! m'agaçai-je. Je sais reconnaître une situation difficile et je préfère m'y préparer convenablement.

— Nous sommes à 2500 rations par jours de volées ou perdues... enchaîna un conseiller plus âgé, il connaissait son métier lui, au moins.

— Perdues ? renchéris-je. Comment peut-on les perdre ? C'est un circuit fermé et gardé ! On ne peut pas perdre des denrées comme ça !

— On ne peut décemment pas penser qu'elles soient toutes volées, voyons, monsieur, elles peuvent également être oubliées dans un entrepôt puis jetées, car passées de date ! tenta de me résonner un autre benêt.

— Vous vous fichez de moi j'espère, monsieur Bertrand ? Comment peut-on oublier ce genre de choses ? Surtout que tout est recompté à chaque sortie et entrée d'entrepôt ! Les chiffres baissent sur le trajet, c'est du vol, tout simplement ! Et puis, vous êtes encore au début du siècle pour débiter des imbécilités pareilles ? La nourriture ne périme plus !

— Pardonnez-moi, je ne suis pas du métier, monsieur...

— Ça se voit ! fulminai-je. Mais tout le monde le sait ! Ma propa... campagne n'a pas suffi pour expliquer tout ça ? Ne m'avez-vous pas écouté ? Le progrès a repris, d'accord ? TOUS !

— Oui, monsieur. Bien, monsieur, bredouilla l'incriminé.

Je me tournai vers les autres, sévère. Ils avaient réussi à m'énerver alors que la réunion avait tout juste commencé. Bande de gougnafiers ! pensais-je.

— Nous avons un autre problème, monsieur, recentra un autre, madame Chid nous a fait parvenir des résultats inquiétants sur le nombre d'immigrants français qui arrivent en Suisse. Nos frontières sont pourtant fermées, il faut trouver une solution pour endiguer cette vague de fuite !

— Et que conseillez-vous ? m'enquis-je.

— Des rondes plus régulières dans les réserves naturelles.

— Nous n'avons pas assez d'hommes pour ça, intervint de nouveau le benjamin.

J'allais pour de nouveau le sermonner, mais il reprit la parole avec une idée qui n'avait même pas effleuré mon esprit.

— Je propose d'implanter une puce dans chaque citoyen. Celle-ci donnera accès aux rations et nous pourrons également savoir qui a fui. Tous les noms étant dans la base de données, ceux qui ne se présenteront pas seront jugés comme les autres résistants, ils seront traqués et jetés en cellule ou tout autre sort que vous leur attribuerez.

Les conseillers commencèrent à chuchoter entre eux, surpris par ce que Langlois venait de proposer. Beaucoup fronçaient les sourcils, opposés à cette solution, d'autres, au contraire, semblaient tout content. Quoiqu'il en soit, la décision me revenait.

— Messieurs, je pense que...

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