Chapitre 32 (1/2)
Sois toujours comme la mer qui, se brisant contre les rochers, trouve encore la force de recommencer.
Point de Vue Victoire — 02 avril 2081
Lorsque je me réveillai, je mis du temps à comprendre où j'étais et ce que je faisais ici. Puis, petit à petit, les pièces du puzzle s'assemblèrent pour me rendre ma mémoire. Je me mis debout, levant les yeux vers la table sur laquelle se tenait le livre que je devais lire. Ensuite, les baissant sur mon ami paisiblement endormi. Je regardai mes mains glacées et tremblantes.
Ma tête me fit mal. J'avais l'impression d'être sur un bateau, seule au milieu de la houle. J'étais un matelot égaré en mer, sans aide, sans capitaine, et sans repaire accueillant. Je n'avais que des abîmes qui me tendaient les bras. Un océan sombre, sinistrement calme, presque envoûtant et attirant. Y plonger serait me perdre, mais à cet instant, c'était la seule issue que je trouvais. Je n'avais jamais été lâche, ou peut-être quelques fois, comme tout le monde, mais je ne doutais pas que je pouvais affronter chaque obstacle.
Celui-ci, en revanche, était au-delà de mes forces. Je préfèrerais mourir que de faire encore souffrir. Je sautai de mon bateau vers les vagues. J'ouvris les yeux en me cognant sur une surface dure. Ce n'était pas dans la mer que j'avais sauté, mais dans la flaque du flot de mes larmes qui ne cessait pas. Je me frottai la tête, me maudissant. Je levai mon regard vers la lumière aveuglante qui éclairait chaque cellule que je visitais. J'espérais que mon tortionnaire me sorte de celle-ci.
Malheureusement, le silence pesant ne me destinait qu'à une chose : conter l'histoire qui se finirait mal également. Je pris une grande inspiration et m'approchai de la table où se trouvait l'ouvrage, orange cette fois-ci et, comme pour le précédent, un titre qui allait avec sa couleur : Orange Physalis. Le physalis était autrement appelé « L'amour en cage, » car les fruits de la plante étaient jalousement gardés derrière une carapace frêle.
Je me ressaisis et ouvris à la première page. Cependant, je reculai, indécise, faisant un pas en arrière, je me rapprochai de mon ami pour le réveiller, je me disais qu'il fallait sûrement mieux lui expliquer ce qui allait se passer pour qu'il n'angoisse pas plus. Bien sûr, j'omettrai la fin tragique, puisque je ne voulais pas l'admettre à voix haute, surtout pas à lui. Il ouvrit péniblement les yeux, encore dans la brume du sommeil, il sourit faiblement, content de me voir.
— Je ne suis pas mort, constata-t-il.
— Écoute Chim, je dois être rapide. Ne panique pas, mais il faut que je lise l'histoire qu'il y a sur la table.
— Pourquoi ?
Son regard trahissait de la peur et je m'en voulais sérieusement, mais si je ne lui disais pas ce qu'il en retournait, il ne lâcherait pas l'affaire et nous perdrions du temps en bavardages. Je pris alors mon courage à deux mains et lui tins ce discours.
— Dpékan le veut, et je n'ai pas vraiment le choix, il va tous nous tuer sinon. Ça va te paraître un peu bizarre, je pense. C'est comme dans une virtualité augmentée, mais vraiment beaucoup plus poussée, tu vas absolument tout ressentir.
Dit comme ça, c'était carrément flippant et j'aurais fui à toutes jambes si j'avais pu, néanmoins, c'était la vérité.
— Tu ? Je suis le seul à participer ?
— Je dois lire, abrégeai-je.
Il me regarda un peu méfiant. Il avait raison de se poser des questions. Malheureusement, je ne pouvais pas répondre en détails, sinon il m'en voudrait et moi aussi. Ignorant, je l'épargnais de cette réalité. Je me replaçai et commençai à lire le roman.
Il était une fois un homme, vieux, seul, aigri qui habitait avec quelque chose que les humains convoitent souvent : une richesse faramineuse qui ferait écarquiller les yeux de n'importe quel être sur terre. On ne peut pas dire que dans sa longue vie, il eut été dépensier. Loin de là. Il économisa chaque écu qui pouvait l'être sans pour autant baisser sa qualité de vie. Il ne se montra pas arrogant, du moins c'est ce qu'il pensait, il n'étala rien de sa fortune, il était conscient que s'il la montrait, il attirerait l'avidité de personnes dangereuses.
Il ne s'entoura de personne non plus. Il se disait qu'avec une femme et des enfants à charge, il ne pourrait pas économiser correctement, elle voudrait sûrement s'acheter des toilettes hors de prix et des jouets idiots pour la marmaille. Il ne souhaitait pas se préoccuper de ce détail-là. Il préfèrerait la compagnie de ses sous qu'il nettoyait un par un pour être sûr qu'ils ne soient pas sales. Vous allez vous demander pourquoi il faisait cela. Eh bien, c'est simple.
Plus jeune, il avait perdu son épouse, car il n'avait pas eu assez d'argent pour ses soins. Il aurait tellement voulu la sauver, il avait travaillé deux fois plus, mais c'était trop tard. Il s'était juré de ne plus être dans le besoin et de ne plus dépenser comme il l'avait fait. Voilà pourquoi il s'était enrichi, mais il avait inévitablement fini seul.
Un jour, il fut dérangé dans son grand nettoyage par une jeune femme qui portait un bambin de trois ou quatre ans dans les bras. Elle était petite et maigre, ses joues creusées étaient témoins de son régime alimentaire douteux. Elle avait des cheveux châtains, clairs, secs et cassants. Sales, de surcroît, comme son visage. On se demandait de quand datait sa dernière toilette, qui ne devait pas être de la veille, vu l'odeur qui émanait en plus d'elle. Ses yeux verts traquaient le regard de l'homme comme si elle cherchait en ce dernier un ultime secours de la vie.
Il leva un sourcil, intrigué, mais s'apprêtait à refermer la porte aussitôt quand elle l'arrêta en coinçant son pied menu et nu dans le chambranle. Elle émit un petit couinement de douleur au moment où son orteil rencontra le bois, mais elle resta fière. Son regard se fit plus insistant et l'homme perdit patience. Il l'invectiva et la somma de partir ; et rapidement, de préférence. Elle fronça les sourcils et s'adressa à lui tout doucement. Elle lui expliqua que tout le monde l'avait rejetée, elle et son fils, mais que les autres personnes ne l'avaient pas fait par choix : ils étaient aussi, sinon plus, misérables qu'elle. Selon elle, il ne méritait pas cette richesse si ce n'était pour la partager. Il s'énerva un peu et la chassa.
Furieuse, la jeune maman partit avec son bambin sous le bras. Il soupira et revint s'asseoir sur son fauteuil pour continuer d'astiquer. Il tenta de se sortir cette femme de la tête en vain. Il grommela contre lui-même. Pourquoi avait-il ouvert la porte ? Il balaya l'air de sa main et fit tomber une pièce. Il pesta en la ramassant. Un esprit apparu devant lui.
— Pourquoi n'as-tu pas ouvert à cette pauvre femme ?
— C'est une voleuse ! se justifia le vieillard.
— L'as-tu vu voler ?
— Non, avoua-t-il, mais si elle, qui est pauvre, vient dans ma maison, c'est que c'est pour me voler ! Je suis sûr que tout le monde est au courant pour ma richesse, même si je le cache !
— Et si tu n'attendais pas qu'on te vole et que tu offrais, justement ? Cette pauvre femme avait grand besoin de toi et tu l'as repoussée.
— Elle est déjà partie et puis, à quoi bon ? Vous leur donnez le poignet, ils vous prennent le bras !
— Quand on est généreux, on ne compte pas !
— Je ne suis pas généreux ! C'est ça que vous voulez entendre ?!
— En effet, tu l'as avoué...
— On ne dit pas faute avouée à moitié pardonnée ?
— Ça ne marche pas comme ça, je condamne ta richesse à redevenir poussière.
— Vous pensez me faire peur ?
— Regarde ta main.
Le vieil homme s'exécuta et vit, à la place de ce qui était au départ un sou brillant, un petit tas de poussière informe. Il se prit les cheveux à deux mains, complètement abattu. Il avait sûrement rêvé, ce n'était pas possible. Comme pour le narguer, lorsqu'il prit un deuxième sou pour confirmer ses dires, celui-ci redevint poussière comme le premier. Il se tourna vers l'esprit, fou de rage, mais le spectre était déjà parti. Comment allait-il faire maintenant ? Comment allait-il vivre ?
Soudain un éclair de génie le traversa, il n'avait qu'à prendre un chiffon pour les saisir ! Il ne les touchait pas ainsi ! Il se saisit de celui qu'il avait négligemment jeté au sol avant de retenter son expérience qui se solda par le même échec. Comment c'était possible ? Le fantôme avait dit quoi déjà ? Ah oui... que sa richesse redeviendrait poussière. Est-ce que peu importait la personne qui tenterait de subtiliser sa fortune subirait la même chose ?
Il devait en avoir le cœur net. Il sortit au dehors chercher une pauvre âme qui accèderait à sa folle demande. Les gens refusèrent catégoriquement le traitant de cinglé et de sénile. Surtout qu'ils se méfiaient de lui. Ils savaient que ce vieil homme détestait qu'on touche à la moindre de ses pièces. On pensait que c'était encore un coup tordu de la part du vieillard pour satisfaire son besoin potentiel de sadisme.
Puis, il recroisa la pauvresse qui était venue chez lui. Il s'approcha d'elle, mais elle s'enfuit quand elle le reconnut. Il lui courut après, mais, l'âge ayant raison de lui, il se fit vite distancer par la plus jeune. Il revint bredouille, cherchant désespérément quelqu'un qui puisse l'aider. En ne faisant pas attention, il rentra dans un jeune homme qui lui ressemblait quand il était jeune. Il redemanda une énième fois son entreprise et l'homme, par miracle, accepta. Il se dit que le pauvre bougre était sûrement dément et que lui faire plaisir serait sa bonne action de la journée.
Ils entrèrent tous deux dans la maison du vieil homme et ce dernier se précipita vers le monticule d'argent miroitant. Le jeune homme, peu convaincu, s'approcha doucement et vit tout le luxe qu'avait l'homme. Il n'en crut pas ses yeux. Le plus âgé prit de force la main du plus jeune pour qu'il passe la main dessus et ils poussèrent un cri quand les pécules disparurent. Pour le vieillard, c'était un cri de désespoir, pour l'autre, de stupeur si violente qu'il s'enfuit ayant peur que le vieil avare soit un sorcier.
Le gripsou appela l'esprit durant ce qu'il lui semblait des heures. Ce n'était pas possible. C'était un horrible cauchemar, comment pouvait-il perdre son bien le plus précieux en l'espace de quelques heures ? Le spectre ne vint pas, pas plus que les jours qui suivirent. Cependant, il eut la visite de quelques badauds qui vinrent triturer les derniers écus qui restaient dans la triste poussière, dévorant ainsi le cœur de l'ancien riche.
Seulement, il n'était pas au bout de ses surprises. En effet, en voyant ça, le village s'était réuni pour faire le procès du malheureux. Beaucoup évoquèrent la sorcellerie et le condamnèrent, d'autres parlèrent d'une malédiction, mais tous s'accordèrent sur l'intervention de la magie dans cette histoire. Néanmoins, depuis quelque temps, les peuples croyants en avaient peur et la répudiaient.
Un beau matin, dans le comble de sa tristesse, le maudit fut emmené et sur l'avis à l'unanimité des villageois, un bûcher fut érigé pour lui.
— Vous n'avez pas osé ? m'interrompis-je.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, s'innocenta mon tortionnaire. Poursuis, je t'en prie.
— Répondez-moi d'abord !
— Je n'y suis pas contraint. Continue.
— J'ai dit, répondez-moi !
Le son du micro se coupa, me laissant seule avec mon livre dans la main et mon ami apeuré sur le sol. Je n'eus d'autres choix que de m'exécuter.
Il tenta de se débattre dans un dernier élan de vie, mais on le maintint. On l'attacha et on alluma le brasier. Le vieillard disparut peu à peu dans des cris de souffrance extrême, emprisonné dans des flammes orange. Orange physalis.
Ce n'était pas possible. Encore une fois, je perdais un ami. C'était ma faute, uniquement ma faute. Comment pouvais-je le laisser m'infliger ça ? Nécessairement parce que je n'avais pas le choix. C'était pire que s'il triturait une plaie avec un râteau rouillé. C'était profondément horrible.
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