Chapitre 11 (1/2)

L'oiseau en liberté est mieux qu'en cage dorée.


Point de Vue Hugo — 25 décembre 2077

Cela faisait deux mois que j'avais vu ma sœur pour la dernière fois, je venais de marquer une nouvelle croix sur mon calendrier. Plus le nombre de jours augmentait, plus mes espoirs de la retrouver s'amenuisaient. J'avais peur pour elle. Elle était si pâle et semblait si mal en point la dernière fois que je l'avais aperçue. Je ne l'avais quittée que parce que je risquais de compromettre la mission et les personnes concernées. Elle me manquait beaucoup. Beaucoup plus que je ne l'admettrai jamais.

Elle était ma sœur, mon modèle dans la vie. Je l'adorais même si l'on se disputait fréquemment. J'ai envie de dire que c'était la même chose chez toutes les fratries avec un écart d'âge aussi faible... On avait à peine vingt-et-un mois d'écart. L'âge critique selon certains psychologues. Ces derniers pensaient que les fratries rapprochées étaient plutôt élevées comme jumelles et que lors de l'adolescence, le besoin d'identité propre devenait explosif. Cependant, avec nous, ça s'était assez bien passé, comparé aux autres.

On a toujours été très complices, étant petits. Dire que nous avions fait les quatre cents coups ensemble ne serait pas un euphémisme. Des petites aux grosses bêtises, on en avait vues beaucoup. Beaucoup entendues. Et en avons beaucoup appris. Ma sœur était une haut potentiel... Moi aussi, mais, bizarrement, personne dans la famille n'en avait évoqué le sujet avant notre diagnostic.

Jusqu'à que l'on décèle cette capacité mentale chez ma sœur, on s'ennuyait souvent. La plupart des gens nous semblaient bêtes, même si quelques-uns avait été digne d'intérêt. Par la suite, nous avions compris que nous n'avions plus nos places au sein de cette société qui refoulait tous les « anormaux » comme nous.

Déjà que les hautes sphères du pays avaient mis en place depuis quinze ans une sorte de tri pour éviter les surpopulations, les famines, et cetera. Cela consistait à laisser mourir les malades. Nombre de fois en passant devant l'hôpital, en rentrant de l'école, j'entendais le personnel dire « Encore cinquante aujourd'hui et toi ? » ou des patients qui s'enfuyaient pour échapper à l'injection létale quand on les déclarait inaptes ou incurables.

Même sort pour les personnes âgées qu'on ne comprenait plus, qui avaient des pathologies physiques ou mentales qui nécessitaient un accompagnement de vie. Les gouvernements voulaient faire des économies et avaient déjà eu des prémices de guerres civiles, ils avaient donc cessé les taxes supplémentaires. En contrepartie, les malades, les meurt-de-faim étaient le plus souvent laissés pour compte et les plus de soixante-dix ans, étaient euthanasiés. Tous ceux pour qui la mort de leurs aïeux importaient – car certains n'attendaient que ça pour toucher l'héritage ou la libération d'une charge financière, voire pour les concernés eux-mêmes, qui préféraient partir –, avaient protesté suite à cette décision soudaine, mais quand les gouvernements avaient commencé à faire leur sélection en leur démontrant par « a + b » que cela était bénéfique pour l'ensemble de la communauté, ils avaient cessé de se battre. Ensuite, les politiciens avaient baissé les taxes, pour appuyer leurs dires, et cela fonctionna : la population s'en trouvait ravie...

La seule chose qui avait augmenté était le prix de la place dans un cimetière ou dans un crématorium, car le nombre de décés augmentait chaque jour.

Enfin, s'il n'y avait eu que ça... Non parce que ce serait encore bien trop beau. On nous avait confisqué des droits, même si certains, que ce soit les citoyens et les politiciens, clamaient la démocratie. Soit ils étaient idiots, soit ils étaient dans le coup.

À quel moment se dire que supprimer le droit des fans de faire ce qu'ils voulaient de leurs séries, personnages, jeux vidéo, célébrités préférés... était une bonne idée pour la liberté d'expression ? Bien sûr, je comprenais que cela puisse bénéficier aux autres médias.

Seulement voilà, si chaque fan devait demander plusieurs autorisations ne serait-ce que pour publier un petit gribouillis sur un cahier d'histoire... Il fallait admettre que c'était un peu énorme, mais bon, c'était comme ça, cette loi avait été votée et elle fut appliquée. Alors, plus personne ne fit plus rien.

Je regardai les gens dehors, ils avaient l'air tristes et perdus. Quelques-uns se battaient pour une baguette de pain alors qu'il y avait deux mois l'un était le témoin de mariage de l'autre. Les temps de crise révélaient ce qu'il y avait de pire en nous. C'était affligeant.

Si je les regardai depuis l'intérieur, c'était parce que j'étais « puni.» Autrement dit, j'attendais mon heure. Je savais ce qu'ils voulaient faire à Victoire. Je voulais la sauver des griffes de ces assassins. Je savais qu'ils avaient fait d'autres victimes. Les journaux ne parlaient que de ça et nos investigations avec Lolita nous le confirmèrent. Même si ce qu'ils disaient était court, il y avait eu une dizaine de lignes dans une colonne d'un journal qui avait été censuré depuis.

Même eux avaient repris des moyens archaïques. Ils avaient ressorti leur sorte de machine-tampon avec l'encre noir sur du pauvre papier. Maintenant, on faisait des économies sur tout, au-delà de celles imposées par la GEE. Sur l'alimentation, en premier lieu, qui menait généralement à de réels bains de sang. Il y avait déjà eu une dizaine de personnes mortes par ce genre d'inepties dans mon quartier.

Je n'imaginais pas à l'échelle mondiale. Oui, parce que d'après le gouvernement, cela touchait tous les continents. De l'Amérique à l'Océanie. Les gens se démoralisaient, ils n'avaient plus foi en rien, ils se suicidaient par milliers.

Dans ma classe, déjà deux filles et un garçon l'avaient fait en famille. Malgré le fait d'être enfermé, j'avais supplié mes parents de laisser venir un ami pour pouvoir continuer à étudier. Il m'avait glissé un mot derrière un schéma de géométrie. Je lui en avais été reconnaissant, car il me donnait ainsi des nouvelles de l'extérieur, fiables.

Je ne croyais plus mes parents. Après ce qu'ils avaient laissé faire à leur propre fille, je me disais qu'ils ne la méritaient pas... Et qu'ils n'avaient plus droit à ma confiance. Et j'avais bien fait. Ce qu'ils me disaient était assez différent de la réalité. Les grandes surfaces avaient été dévalisées, les vendeurs d'électroménagers fonctionnant au gaz avaient vendu leur stock en deux jours, sûrement que les gens pensaient que ça ne durerait pas et que cela ferait l'affaire en attendant.

Les voitures ne roulaient plus, ou alors elles tombaient en panne en pleine intersection. C'était d'ailleurs la loi de la jungle sur les routes, les feux tricolores ne fonctionnaient plus et le code de la route avec ses priorités à droite n'étaient plus respectées. Les accidents se multipliaient, augmentant le nombre de décès.

Toutes ces vies humaines, gâchées par la bêtise humaine.

Je soupirai, fermant les yeux, apposant mon front contre la fenêtre gelée. Déjà, la pluie martelait cette dernière. Cela nettoiera peut-être la rue qui devenait une vraie déchetterie.

Comme l'eau courante ne marchait plus, parce que les techniciens des machines avaient refusé de les entretenir, elles avaient commencé à toutes nous lâcher. On remontait donc comme à l'époque où cette technologie n'existait pas... Les bidets et autres déchets étaient jetés directement par les fenêtres. Et bien sûr, les communes ne faisaient plus le ramassage d'ordures. La pénurie d'essence ne permettait plus aux camions poubelles de rouler.

La pluie cessa enfin. J'ouvris la fenêtre respirant à grandes goulées l'air frais teinté de l'odeur de l'orage qui s'annonçait. J'aimais beaucoup cette odeur. Cela me rappelait lorsqu'on sautait dans les flaques avec ma sœur.

Je repensais de nouveau à elle. Les larmes revinrent en force. Désormais, le moindre souvenir d'elle me minait au plus profond de moi-même. Mon regard se posa sur un point flou et ma vision se brouilla de nouveau.

C'est alors que je vis une passante crapahuter sur la pente devant ma fenêtre. Lorsqu'elle parvînt en haut, elle m'interpella. Elle était complètement dépeignée, sa figure était sale, pâle, le charme qui avait sûrement était le sien avait disparu. Ses yeux hagards étaient d'un brun terne, les cernes violacés qui les entouraient m'informèrent qu'elle n'avait sûrement pas dormi depuis un moment.

Elle avait un drôle d'instrument autour du cou. C'était une sorte de collier fendu d'une dizaine de centimètres au milieu pour pouvoir le mettre. À chaque bout se situait une excroissance de quelques millimètres de plus et reliés à cet engin, deux écouteurs étaient enfoncés dans ses oreilles. À quoi cela servait ? Je ne le savais pas du tout.

Lorsqu'elle s'exprima, sa voix était plutôt rauque, elle manquait de souffle et elle torturait ses mains, signe apparent d'inconfort et de stress.

— Kiko, fit-elle simplement.

Lorsqu'elle vit le reste de larmes sur mes joues, elle les essuya aussitôt avec son sweat crasseux.

À ce stade, je m'en fichai de son état, elle avait, à sa manière, essayé de me remonter le moral et je ne pus que le louer. Je la gratifiai d'un sourire, incapable d'émettre le moindre son sous peine de me mettre de nouveau à pleurer, qu'elle me rendît.

— Pourquoi tu es tout triste ? Tu n'aimes pas la pluie ?

Son innocence et sa gaité de cœur me réchauffèrent plus que n'importe quoi. C'était mon premier vrai contact depuis ma sœur. D'ailleurs, elle lui ressemblait un peu. Yeux bruns, cheveux auburns, visage pâle, mince et plutôt long, nez plutôt quelconque, stature assez mince, taille moyenne. Elle semblait un peu rêveuse, comme sortie d'un songe.

Elle me regarda par à-coup et finit par réellement poser ses yeux sur moi. Elle me détailla puis sembla se désintéresser de moi. Enfin c'était ce qu'il me sembla. Elle prit un air détaché et me souffla comme si c'était un secret, une phrase terrible, si terrible que je me mis à trembler.

— Si tu restes là... Tes parents vont te tuer... Tu vas mourir... Je vais t'aider, attends moi ici, chez toi...

Soudain la porte s'ouvrit dans un fracas assourdissant, et ma mère déboula. Elle commença à m'aboyer dessus comme jamais, faisant fuir la jeune inconnue qui ne demanda pas son reste. La bouche légèrement ouverte, ses dernières paroles me statufièrent. Était-ce vrai ? Était-ce faux ?

Et puis d'abord, qui était cette fille ? Je ne la connaissais ni d'Ève ni d'Adam, donc pouvais-je me fier à une totale inconnue ? Mais elle avait l'air tellement sérieuse et j'avais envie de la croire.

Non seulement parce qu'avec l'exemple de Victoire, je savais ce dont mes parents étaient capables, alors oui, ils avaient « tout fait pour la défendre, » mais pour moi ça restait trop suspect de ne pas aller voir sa fille en prison et de n'avoir pas d'émotions lors du verdict ! Alors, avec ça, cela me donnait la force de me battre et d'user de ce que j'avais pour m'échapper.

Je souris en repensant à elle. Elle était peut-être ma sauveuse. Perdu dans mes pensées, je ne vis pas arriver la gifle magistrale qui percuta ma joue, la faisant douloureusement souffrir. Je massais cette dernière en levant les yeux vers ma génitrice. Je retenais les larmes qui menaçaient de tomber sur mes joues. J'ouvris la bouche, mais toujours incapable d'émettre un son, je la refermai.

Mon interlocutrice ne cessa de me réprimander. Elle me dit que j'étais un fils indigne si je voulais fuguer, qu'ils avaient tout fait pour me rendre heureux, que beaucoup de petits garçons rêveraient ne serait-ce que d'avoir un pour cent de ce que j'avais. Je continuai de la regarder, abasourdi parce qu'elle me sortait.

Elle me menaçait de me mettre en pension, que j'étais grossier et que je ne méritais pas leur amour. Je sentis quelque chose s'écraser sur ma cuisse, puis une deuxième fois. Je jetai un regard, c'était des larmes. Elles avaient fini par me trahir, ces idiotes. Ma mère me fixa avec un regard noir, comme si, maintenant, j'étais impur à ses yeux. Rageuse, elle ferma les volets, puis les fenêtres.

Elle me cria encore dessus en me disant qu'elle serait plus dure la prochaine fois que j'essaierai de fuguer. Elle ferma la porte à double tour et je me retrouvai seul dans le noir. Mon chagrin ne diminua pas. Mon corps était secoué par de gros sanglots qui m'étreignaient la gorge, le cœur et l'estomac. Je tentai de sécher mes yeux, en vain, car ils se gorgèrent de nouveau.

Je me levai lentement et m'allongeai dans le lit, la tête enfoncée dans l'oreiller. Je me mis à hurler, crier, mais aucun son ne sortait. Mes poumons se vidèrent et je suffoquai. Je relevai la tête et respirai à grandes goulées. Mes larmes ne tarissaient pas et je repensai à l'ange... Oui, c'était un ange pour moi, maintenant. Je vais l'appeler Angela, en attendant le jour où je la reverrai.

Plus tard, ma mère rouvrit la porte. Je fis semblant de dormir. Elle avait apporté sur un plateau, une soupe fumante et un yaourt blanc. Elle n'était pas si cruelle, me dis-je avec sarcasme, elle m'apporte à manger... C'est déjà ça...

Je serrai les poings sous la couette. Je ne devais pas bouger ni parler. J'avais maintenant dans l'idée de m'enfuir. Après un débat houleux avec moi-même, je m'étais décidé ainsi. J'attendrai deux jours Angela, si elle n'était pas là avant cette échéance, je m'en irai seul, mais je voulais lui laisser une chance de me rejoindre. Quelque chose chez elle était fascinant, mais quoi ?

Lorsqu'elle partit, elle embrassa mon front comme à son habitude, mais elle me lâcha un « Je suis tellement désolée. » qui remua mes entrailles. J'avais envie de vomir, maintenant. Ses lèvres se détachèrent de mon front et elle referma la porte à clef, avant de s'éloigner dans le couloir.

Je mis ma main sur ma bouche et ravalai ce qui menaçait de sortir. Hors de question de se laisser aller. Elle avait peut-être menti.

Ou peut-être qu'elle adressait son excuse à quelqu'un d'autre. Quoiqu'il en soit je ne devais pas la croire. Je ravalai aussitôt mes larmes. Je la quitterai elle et mon père, tôt ou tard, mais je ne devais pas les regretter, je devais, moi, Hugo, douze ans, vivre ma vie libre et surtout la vivre.

Je me redressai doucement sur mon lit, la tête légèrement bourdonnante, mais le sourire aux lèvres. Assez de larmes. Je mangeai mon repas dans le silence le plus total. Je ne voulais pas gâcher le repas, sachant que nous étions bien lotis pour la nourriture, car mes parents, je l'avais appris, étaient employés du gouvernement. Soudain, j'entendis une dispute éclater dans le salon. Je posai mon assiette et rejoignis en silence ma porte close sur la pointe des pieds.

—.... Je sais bien, mais c'est un enfant ! Et un enfant ça s'éduque !!!

— Dpékan veut qu'on l'y emmène, point barre ! Tu ne me feras pas foirer cette mission, cette fois !

— C'est pas de ma faute si l'autre s'est barrée ! C'est que des gosses, et il comprend pas encore ce qu'il se passe ! Laisse-lui un peu de temps, s'il te plait...

Un poids tomba sur mes épaules. Victoire était toujours en fuite et toujours vivante, j'allais sûrement, moi aussi, suivre son parcours. Seulement, il fallait que je m'enfuisse avant, mais je comprenais autre chose aussi. Mon père avait de l'emprise sur ma mère : quelle était cette mission dont ils parlaient ?

Elle avait raison, je ne comprenais pas tout. Il me fallait des réponses, mais je ne devais pas les apprendre ici. Je n'aurai pas été assez discret, et ils n'auraient pas toujours des disputes durant lesquelles je pourrais soutirer des informations comme celles-ci.

— Moi je le trouve plutôt avancé pour son âge ! Il t'a peut-être embobinée avec sa gueule d'ange, mais pas moi !

J'entendis du mouvement, des chaises qui tombaient, des coups, des vêtements qui se froissèrent.

— Je t'en prie, laisse lui deux jours. Seulement deux jours...

— On n'est pas ensemble, je te rappelle ! Et c'est pas nos gosses, alors concentre-toi sur la mission !

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