Après avoir accepté sa compagnie - je n'ai pas le choix, hélas - nous reprenons notre chemin.

D'abord, personne ne parle, rendant notre marche plus gênante. Je reste méfiante, toujours avec mon couteau dans la main. Et si c'était un vilain ? Quelqu'un qui va essayer de me tuer ? Mon cerveau l'imagine même comme un dragon cracheur de feu ou alors un homme capable de se transformer en citrouille. C'est pitoyable. À deux doigts de l'imaginer aussi tout nu. Oh, non, trop tard.

— Vous avez quel âge, si ce n'est pas indiscret ? me demande Jessy, brisant le silence. Vous m'avez l'air bien jeune pour quelqu'un qui voyage seule.

Et alors, qu'est-ce que cela peut te faire ?

— J'ai bientôt dix-neuf ans, répondé-je simplement.

Les yeux rivés sur la route, je n'ose pas regarder mon nouveau compagnon. Je lui retourne donc la question sans un regard vers lui.

— Je viens d'avoir vingt-et-un an. Je ne suis pas beaucoup plus vieux, alors ! On est fait pour bien s'entendre !

Deux ans. Nous avons deux ans d'écart. Génial !

— Est-ce qu'on pourrait... se tutoyer ? Ou cela dérange ?

Tant que tu ne m'embêtes pas, tout ira bien.

— Non, aucun problème. On ne va pas se vouvoyer jusqu'au retour si on apprend à se connaître, expliqué-je, peu enchantée.

Jessy sourit, l'air amusé.

— Qu'est-ce qui vous fait rire ?

— Rien.

Je reste neutre, tentant de masquer mon agacement. Cette situation m'est inconfortable.

— Ma présence te dérange autant ?

— Quoi ? Non, pas du tout... Je suis juste... Toujours surprise de ne plus être seule...

Jessy hoche la tête et se passe la langue sur les lèvres. Je soupire.

— Vous venez, enfin, tu viens d'Enchantera ? osé-je l'interroger.

— Non, je suis d'un royaume voisin, pas très loin d'ici.

Oh. Alors je suis vraiment en train de voyager avec un étranger. Non seulement je ne le connais pas personnellement mais en plus, il vient d'un autre territoire. J'avoue être intriguée.

— À quoi ressemble votre royaume ?

— À quoi ressemble mon royaume ? hésite-t-il. Des maisons, un château, des arbres, des cailloux...

Énième soupir de ma part.

— Ahaha, très drôle.

Bon dieu, qui est celui qui m'a mis ce bonhomme en travers de mon chemin ? Le destin ou le karma ?

— Je suis réaliste. Que veux-tu que je te dise ? Il n'y a rien à dire de mon royaume excepté ce que je viens de vous énumérer ! Tu n'as jamais mis les pieds ailleurs que dans ton propre territoire ?

Je ne réponds rien, me contentant de fixer un point loin devant moi. Lui aussi a dû mal avec le tutoiement, visiblement.

Non, je ne suis jamais sortie en dehors du royaume avant aujourd'hui. À vrai dire, à Enchantera, c'est une chose peu courante que de voyager. Quand nous naissons au cœur du royaume, nous y restons toute notre vie, sauf dans certains cas. Parfois, les écoles organisent des voyages en dehors de la frontière mais ces sorties sont rares. De toute façon, je ne m'imagine pas aller ailleurs : j'aime mon royaume, j'aime mon roi et ma reine, j'aime ma famille et j'aime nos coutumes. Pour rien au monde je ne changerai ça. La seule chose que je veux changer est ma qualité.

Mon père a l'occasion fréquente de sortir. Il travaille dans les affaires et doit régulièrement commercer à l'étranger. Lorsqu'il part pour de longues durées, généralement quelques jours, avec ma fratrie, nous lui préparons une liste de questions. Quand il revient, nous lui posons et ses explications attisent davantage notre curiosité.

J'ignore si visiter d'autres contrées se fait partout ailleurs. Visiblement, dans le royaume de Jessy, sortir est commun.

Parfois, il arrive que dans la famille royale, certains membres aillent habiter dans d'autres royaumes à l'issue d'alliances pour rapprocher nos peuples. Par exemple, j'ai entendu dire que le prince d'un royaume voisin cherchait actuellement une jeune épouse.

— Et alors, dites-moi, enfin dis-moi, c'est quoi ton don maudit que tu veux changer ? Tu peux manger à l'infini ? Tu peux voir les gens tout nus à travers leurs habits ? Tu craches des arcs-en ciel ? Franchement, si c'est le cas, tu es quelqu'un d'incroyable et tu n'as pas besoin de changer ça !

Il marque une pause.

— Ou bien, ton don est celui d'aimer rester enfermée ? Peut-être es-tu l'une de ces jeunes filles qui préfèrent lire une bonne romance plutôt que de sortir converser avec des gens ?

Je lève les yeux au ciel, désespérée. Évidemment, il allait poser la question, mais je ne m'attendais pas à des propositions aussi... surprenantes de sa part.

— Alors, c'est quoi ton don ?

Je me prépare psychologiquement à sa réaction, créant du suspense, avant de lui annoncer de la manière la plus directe possible.

— Je gagne tout le temps.

— Tu... pardon ?

— Je gagne tout le temps. Gagner. Verbe du premier groupe qui désigne le fait de-

— Non mais c'est bon, je sais ce que veut dire ce mot. Mais comment ça, gagner tout le temps ? Tu as la chance du débutant ou tu es vraiment sérieuse ?

— Eh bien, je ne perds jamais un défi physique, si tu préfères.

— Tu... gagnes tout le temps... Tu te fiches de moi ?

Je lève les yeux au ciel, agacée. Pourquoi aurai-je envie de rire ? Ce garçon m'insupporte. Bon sang, j'aurais dû fuir en courant, priant pour le semer !

Ses yeux s'agrandissent alors qu'un air étonné s'affiche sur son visage.

— TU TE FICHES DE MOI ? Non mais sérieusement ? il y a des gens qui tueraient pour ça ! Tu te rends compte ?

Non, je ne me rends pas compte, visiblement. Je suis Victoire, la fille destinée à gagner éternellement. La fille destinée à être incomprise sur son « don ».

— Je ne comprends pas. Gagner tout le temps, quelle chance ! Je donnerais n'importe quoi pour ça !

Je fais la grimace. Évidemment, quand j'explique quelle est ma qualité dominante, c'est la première chose qu'on va me dire. Je gagne tout le temps. Je ne perds jamais. J'ai de la chance. Les gens m'envient. Sauf qu'il faut réfléchir un peu pour comprendre que ma vie n'est pas juste. Je ne pourrai jamais savoir si j'ai mérité ma victoire, ma vie étant régie par une stupide loi.

— Oh, aller, ce n'est pas si terrible que ça ! Mais bon, même si tu venais à changer d'avis, je veux toujours aller au bout de ce chemin.

J'ai bien choisi mon jour de voyage, dis donc...

— Victoire, la fille qui n'a jamais mis les pieds en dehors de son royaume et qui se plaint de ne jamais perdre.

Arfgh ! Je brûle d'envie de lui mettre des tartes, hélas, je ne fais pas le poids face à un homme qui mesure deux têtes de plus que moi et qui peut à tout moment révéler qu'il est un psychopathe.

Une chose est sûr, cette quête en compagnie d'un garçon que je ne connais pas et qui semble très particulier va être difficile. Je doute de savoir si je vais revenir vivante mais je ne peux en tout cas pas promettre que cette personne va revenir en un seul et unique morceau.

J'accélère la cadence. Le chemin se rétrécit puis un virage étroit apparaît. Je disparais vite de son champ de vision.

— Eh ! Attends-moi ! Je ne voulais pas t'énerver !

Et moi, je ne voulais pas rencontrer un garçon aussi casse-pied...

N'oublie pas la petite étoile du vote ⭐⭐⭐ si tu as aimé ce chapitre ainsi qu'un petit commentaire si tu le souhaites pour me faire part de tes impressions. 🌹🌹🌹