8 - Le Placard
L'appartement de Darek est situé à l'angle du boulevard Raspail, dans un bloc d'immeubles haussmanniens, dont les façades en pierre de taille dominent silencieusement les hordes de passants. J'arrive devant la Rotonde avec cinq minutes d'avance, et j'attends Nox à la sortie du métro. Il ne devrait plus tarder.
J'ai trouvé une robe bleue dans la penderie d'Amanda. Le résultat n'est pas trop mal, même si je dois tirer en permanence sur l'ourlet pour recouvrir mes jambes nues. J'espère que Nox y sera sensible, pour une fois que je fais un effort. Je porte une longue veste par-dessus, ce qui m'évite de me sentir complètement à poil. Le regard libidineux des hommes qui traînent à côté du kiosque à journaux me met mal à l'aise. D'ailleurs, un type d'une trentaine d'années sur le trottoir d'en face m'observe avec insistance. Je lui tourne le dos pour l'ignorer, mais il m'interpelle :
— Eh mam'zelle, où sont tes ailes ?
Je me fige immédiatement. Mes ailes ? Aucun mortel n'est censé connaître ma vraie forme démoniaque ! Je réponds en essayant de garder mon calme.
— Pourquoi tu demandes ça ?
— Ben... parce que tu ressembles à un ange tombé du ciel !
— Qu'est-ce que tu racontes ? dis-je d'une voix sifflante. Tu me prends pour un ange ?
Je suis stupéfaite. Qu'est-ce que cela signifie ? Qui est ce type ? Une pensée terrifiante me traverse soudain l'esprit. Et si quelqu'un avait découvert ma supercherie ? Peut-être que cet homme fait partie de l'administration, et qu'il est au courant pour mon dossier scolaire.
— Ouais, répond-il avec un sourire coupable. Un ange très mignon.
Je me rapproche d'un pas menaçant, et sors discrètement mon arme de ma poche. Ce n'est qu'un vulgaire couteau suisse émoussé, mais il n'a pas besoin de le savoir. Je me colle contre lui en tenant la lame appuyée vers son bas-ventre, cachée par ma veste, à l'abri du regard des passants.
— Qu'est-ce que tu sais sur moi ? lui dis-je. Qui t'envoie ?
Il devient soudain très pâle et tente de me repousser.
— Mais t'es malade toi ! Je voulais juste ton numéro ! Laisse-moi partir espèce de tarée !
— Amy ? Qu'est-ce qu'il se passe ? dit une voix derrière nous.
Je sursaute en attendant mon prénom. C'est Nox, je ne l'avais pas vu arriver. Je range mon couteau en tremblant. L'homme semble à deux doigts de s'évanouir de terreur, et j'ai moi-même le cœur qui bat à tout rompre. Je deviens complètement parano, il faut que je me calme. Nox va finir par comprendre que quelque chose ne tourne pas rond, s'il me voit me mettre dans un tel état pour un simple mortel.
— Ta copine est barge ! s'exclame ce dernier avant de s'enfuir en courant.
Je hausse les épaules devant le regard interrogateur de Nox.
— J'ai cru que... non, laisse-tomber, lui dis-je.
— Fais gaffe, Amy. C'est pas le moment de se taper des embrouilles à la con. Si Michel apprend que nous sommes ici, on est cuits. Vu sa réaction ce matin, je doute qu'il apprécie notre excès de zèle.
— C'est pour ça que tu as changé d'avis ? Toi aussi, tu as trouvé ça louche ?
— Oui. Et j'ai fait quelques recherches de mon côté. J'ai écrit au professeur Valefor, depuis l'intranet de l'Académie. Tu sais, celui qui enseigne les rites occultes ? Nous sommes restés en contact depuis la remise des diplômes, il m'a toujours apprécié depuis mon devoir sur les sacrifices de Carthage... bref, il m'a répondu.
— Je me souviens de lui, oui. Et qu'est-ce qu'il t'a dit ? Tu lui as parlé de... tu sais quoi ?
— Plus ou moins. Nous avons discuté de Paris, j'ai fait croire que j'avais besoin d'informations pour une mission. Il semble confirmer les rumeurs. Ce ne sont pas seulement des bruits de couloir. Il se passe vraiment quelque chose ici. Soit l'Apocalypse est sur le point de commencer, soit l'Antéchrist a disparu dans le coin. Peut-être même les deux. Il m'a conseillé de rester prudent. Quoi qu'il en soit, je pense que ça ne nous coûtera rien d'essayer d'en savoir un peu plus. Si jamais on parvient à impressionner l'administration...
— Nox ! Parle moins fort, nous sommes à deux cent mètres d'une église !
— Merde, tu as raison. Viens, allons à l'intérieur, on sera tranquilles. Jolie robe, au fait, dit-il en me regardant de haut en bas.
Je dois sûrement rougir comme une débile, car il esquisse un sourire moqueur. Je ne réponds rien et m'avance vers la porte principale. Le code d'entrée est toujours le même, je me félicite que Nox garde précieusement les notes de nos précédentes missions. J'admire son sens de l'organisation.
Nous montons au sixième étage par l'escalier de service. Je ne suis même pas surprise quand il sort un trousseau d'une vingtaine de clés, triées par ordre de grandeur. Il choisit directement la bonne, et l'enfonce dans la serrure blindée du premier coup, sans affronter la moindre résistance.
— Oh putain, ça pue ! s'étrangle Nox en s'avançant dans l'appartement.
Une odeur fétide flotte dans la pièce, comme si une dizaine de rats crevés étaient en train de pourrir à nos pieds. Ce n'était pas le cas la première fois que nous sommes venus. Nous pénétrons malgré tout dans le salon, en nous bouchant le nez. Si ce n'est la puanteur et la couche de poussière qui a doublé de volume, rien ne semble avoir changé depuis notre dernier passage. Les meubles sont toujours à leur place, et les placards grand ouverts, vides de toutes provisions et effets personnels. L'électricité a été coupée. Il me faut un peu de temps pour m'habituer à l'obscurité, en m'aidant d'un filet de lumière qui s'échappe d'une fenêtre graisseuse.
— Nox regarde ! dis-je en désignant le sol. D'autres personnes sont venues ici.
La poussière sur le parquet laisse apparaître des traces de pas de tailles différentes. Les marques sont encore très visibles, signe qu'elles sont récentes.
— C'est une mauvaise nouvelle, dit Nox. Nous ne sommes pas seuls sur le coup. Si jamais nous avons loupé des indices la dernière fois, ils ont sûrement été découverts entre temps.
Il a raison. Et il faut qu'on se dépêche, car je n'ai pas envie de me faire surprendre par des visiteurs mystères. Je ne sais pas trop par où commencer, alors je me dirige vers la cheminée. Je m'attends toujours à y dénicher quelque chose d'intéressant, comme une carte de visite à moitié brûlée. Mais nous ne sommes pas dans un film, et je ne trouve rien d'autre que des restes de bois noirci et d'épais morceaux de cendres, qui s'effritent dans mes mains comme du sable à la seconde où je les touche.
Quand je me retourne pour faire face à l'entrée, je vois Nox installé à quatre pattes sur le sol, en train de renifler les traces de pas. Son aura éclaire la pièce d'une faible lueur rouge.
— Euh... Nox ? Qu'est-ce que tu fous ?
— Chut. Laisse-moi me concentrer.
Il prend une grande inspiration, faisant voler des gerbes de poussière au coin de ses narines. Puis il éternue bruyamment.
— Saletés d'allergies ! Ils pourraient au moins soigner nos corps d'emprunt, avant de nous les refiler !
Il essuie un filet de morve dans la manche de sa chemise.
— Bon, je suis sûr d'une chose, ces traces n'appartiennent pas à Darek. Ce sont celles d'un mortel.
Malgré son nez qui continue de couler, il respire à nouveau le sol.
— C'est un homme... Il vient souvent ici. Il n'est pas en bonne santé.
— Et tu as deviné ça en reniflant le parquet ?
Je sais que Nox est capable de lire les pensées de la plupart des mortels (pas celles des démons, heureusement), et parfois même d'influencer les esprits les plus faibles, comme la femme de l'autre jour, celle qui a trouvé la tête dans le parking. Mais interagir avec des matières mortes ? Je n'aurais jamais cru ça possible. C'est fascinant.
— Je me suis entraîné, dit Nox. Je m'améliore. J'espère apprendre à lire couramment les objets d'ici la fin de l'année.
— Nox...
— Si je dois attendre que Michel nous file une promotion, je ne serai même pas capable de tordre une cuillère le jour de l'Apocalypse. J'en ai marre de passer pour un con, tu sais. C'est pour ça que je te crois, je pense que...
— Nox ! Tais-toi !
Un craquement sonore vient de retentir dans la pièce du fond, juste derrière la cuisine américaine. Ça, ce n'est clairement pas un rat. Nous ne sommes pas seuls.
— Qui est là ? dis-je en m'avançant. Montrez-vous !
Je mets une main dans la poche de ma veste, et en sors mon couteau rouillé. Nox n'est même pas armé. Nous aurions dû être plus prudents.
Une silhouette rachitique émerge lentement de l'arrière du comptoir. L'odeur pestilentielle s'intensifie à mesure que je me rapproche d'elle.
— Tirez pas ! crie une voix chevrotante. Pitié !
L'ombre s'avance dans la lumière trouble de la salle à manger. C'est un vieil homme. Je lui donne environ soixante-dix ans. Il peine à marcher, et porte plusieurs couches de vêtements rapiécés. De là où je me tiens, en tout cas, il n'a pas l'air très dangereux.
— Les autres... les autres z'avaient des pistolets, dit-il en tremblant. Mais ils m'ont pas vu, ça non ! Je m'suis bien caché, dans mon placard.
— Le placard ?
Il hoche la tête et désigne un trou près du lave-vaisselle.
— Oui, l'placard. Ma maison.
— Le placard, c'est ta maison ? ricane Nox. Comment tu t'appelles, le vieux ?
— Bernard. Moi, c'est Bernard. J'dormais près du cinéma, puis z'ont dit que c'était vide ici, alors je m'suis installé. Je fais d'mal à personne 'savez ?
Il articule avec difficulté, et je peine à le comprendre quand il parle. Visiblement, le pauvre corniaud n'est plus habitué au contact humain. Je suppose qu'il doit se nourrir en fouillant les poubelles de la Rotonde, dans la cour, sûrement la nuit pour ne croiser personne. C'est ce que je ferais, à sa place.
— Qui sont les autres, Bernard ? lui dis-je.
— 'Sont comme vous, tout rouges sur la tête, des trucs bizarres y disent. Moi j'y comprends rien, j'me mêle pas d'ça. J'veux juste qu'on m'laisse mon placard.
— Tu mens, le vieux, grogne Nox d'un air menaçant. Je sens que tu ne nous dis pas tout. Viens, prends cette chaise. On va discuter un peu, toi et moi.
Aïe. Je connais ce regard. Bernard obtempère et s'assied. Nox se met à son niveau, puis lui saisit les mains. Il ferme les yeux. Son aura recommence à briller. Elle est plus rouge, plus soutenue que d'habitude, signe qu'il fait un effort de concentration intense. Quelques secondes se passent ainsi, en silence, avant qu'il se tourne vers moi, l'air ahuri.
— Il sait ! s'exclame Nox.
— Comment ça, il sait ?
— Tout ! L'Apocalypse, l'Antéchrist, la guerre... visiblement, il traînait ici depuis un moment. Il a dû entendre un paquet de conversations.
Bernard se met à pleurer à chaudes larmes.
— J'voulais pas, pleurniche-t-il. Ptet'qu'ils parlaient d'vos trucs mais j'ai rien écouté ! Laissez-moi tranquille et je l'dirai à personne pour l'diable, je l'jure ! AAARRRGHH !
Nox saigne du nez. Son aura s'est encore assombrie. Le cri de douleur qu'il arrache à Bernard signifie qu'il creuse très loin dans ses souvenirs, qu'il est en train d'atteindre le point de non-retour.
— Amy, halète Nox, en relâchant sa prise. J'ai quelque chose. Les autres, ils cherchaient Darek, eux aussi. Ils ont trouvé un indice. Ils avaient une piste au Macumba.
— Le Macumba ? La boîte de nuit merdique derrière Châtelet ?
— Ouais. J'espère que tu es d'humeur à faire la fête ce soir, dit-il avec un sourire faible.
Il tente de plaisanter, mais je vois bien qu'il est à deux doigts de tourner de l'œil. Quant au vieil homme, un filet de bave lui coule le long des lèvres. Il bafouille des mots incompréhensibles en regardant le sol. Nox se lève péniblement, en s'appuyant sur le bord du comptoir. Il se dirige vers l'évier et boit directement au robinet, puis rince au passage le sang qui lui macule le milieu du visage. Il se tourne vers moi en titubant.
— Achève-le, Amy. Je n'ai plus assez de forces pour m'en occuper.
— Quoi ? Tu veux que je le tue ? Là, comme ça ?
— Bah oui, comme ça ! On ne peut pas le laisser partir, il sait trop de choses.
Il ne dira rien. Il est innocent.
— Mais qu'est-ce qu'on va faire du corps ? Michel va nous défoncer, s'il apprend que nous avons tué un mortel en dehors d'une mission officielle !
— Si l'administration découvre qu'on a lâché un type pareil dans la nature, Michel sera le dernier de nos soucis. Je trouverai bien une raison de justifier notre présence ici.
Bernard semble reprendre légèrement conscience.
— Pitié... non... bredouille-t-il. M'laissez pas crever...
Ce n'est qu'un vieillard. Il ne mérite pas de mourir.
— Allez Amy, grouille-toi ! s'impatiente Nox.
— Je... J'y arrive pas, regarde-le...
— Quoi ? Mais qu'est-ce qu'il te prend ?
Nox me fixe avec mépris. Il secoue la tête d'un air dépité.
— Il y a vraiment un truc qui cloche chez toi. Honnêtement, t'as toujours été un peu bizarre, mais ces dernières semaines... ça devient n'importe quoi. J'ai vu ton regard, l'autre jour, devant la gamine de Karma. Et maintenant, tu te dégonfles...
Il te déteste. Il ne t'aimera jamais.
— Non, je vais le faire, laisse moi deux minutes !
— J'ai une fille qu'a un bébé, pleure Bernard. J'veux lui dire que j'l'aime avant d'partir.
Ma tête est à deux doigts d'exploser. J'essaie d'attraper mon couteau dans ma poche, mais mon corps refuse de répondre. Je me concentre de toutes mes forces. Allez, Amy, tu peux y arriver ! Ce n'est qu'un mortel ! C'est comme arracher un pansement !
— Laisse tomber, dit Nox en soupirant. Je vais m'en occuper.
— NON !
J'ai crié sans m'en rendre compte.
Bizarre. Tu es bizarre.
Je m'adresse soudain au vieil homme d'une voix ferme, que je reconnais à peine :
— Je ne peux pas vous tuer, Bernard.
— Oui... z'êtes une bonne personne, j'le vois à vos yeux, vous...
— Je n'en ai pas envie. Vous comprenez ?
C'est la seule solution.
Je parviens enfin à saisir mon couteau et le lui tends avec douceur. Bernard l'observe quelques instants puis s'en empare fébrilement. Ses pupilles sont dilatées, comme sous l'effet d'une drogue réconfortante. Elles reflètent le halo rouge qui s'est formé autour de moi.
— Ma vie n'a pas été facile, dit-il calmement.
— Non, c'est injuste. Vous n'avez pas eu de chance.
Il sourit avec tristesse, et murmure un « merci », presque inaudible. Puis il serre la lame entre ses doigts, et la plante dans son cou.
Le métal corrodé peine à s'enfoncer dans la chair, alors il recommence, encore et encore, par gestes saccadés et précis, jusqu'à ce qu'ils deviennent de plus en plus lents. Au bout de quelques minutes, il tombe sur le sol, inerte.
Je me sens vaciller. Qu'est-ce que je viens de faire ? Je contemple mes mains, immaculées. C'est moi ? Je l'ai forcé à... se suicider ?
— Amy, c'est incroyable ! dit Nox les yeux écarquillés. Comment tu as fait ça ?
Il me jette un regard suspicieux.
— Toi aussi, tu t'es entraînée ?
— Non, pas du tout... c'est la première fois que ça m'arrive !
— Attends un peu que je raconte ça à Karma ! Je dois avouer que j'avais quelques doutes, mais je commence à comprendre pourquoi ils t'ont choisie. Pour l'incarnation, je veux dire. Jusqu'à présent, tu n'avais rien fait de particulièrement brillant. Tu t'es bien rattrapée !
Il donne un léger coup de pied dans le cadavre nauséabond de Bernard.
— En plus, nous n'aurons même pas à nous justifier pour le corps ! Jusqu'à preuve du contraire, c'est juste un pauvre squatteur qui s'est buté dans une piaule morbide.
Je tente de sourire pour faire bonne figure, mais le cœur n'y est pas. Nox avait raison tout à l'heure : les choses se dégradent. Je n'ai pas été capable d'exécuter moi-même le vieil homme. Je pense à sa fille. Depuis combien de temps ne lui avait-il pas parlé ? Connaissait-elle sa situation ? Sera-t-elle présente à l'enterrement ?
MONSTRE. Tu es un monstre.
Mon téléphone vibre. C'est une notification d'Instagram. Cartésiensdu75 vient de s'abonner en retour à mon compte et est en train de liker toutes mes photos. Je l'avais complètement oublié, celui-là.
Nox semble en tout cas reprendre des forces. Il se dirige vers la porte d'entrée et me fait signe de le suivre. Lorsque je passe devant lui, il pose une main derrière mon dos, d'une caresse à peine perceptible.
— Décidément, tu es pleine de surprises, Amy.
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