6 - Une affaire cartésienne
Si vous pouvez le rêver, vous pouvez le faire — Walt Disney
L'inscription sur le mug me laisse perplexe. Je suis sûre que Walt Disney rêvait d'aller au Paradis, et pourtant j'étais là le jour de son arrivée chez nous. Les démons de Cornedur avaient organisé une fanfare d'accueil en se déguisant en Mickey, je vous raconte pas la tronche du mec en voyant toutes ces souris géantes danser devant lui en chantant l'hymne des morts.
En tout cas, mon café est déjà froid. J'attends seule depuis plus de vingt minutes dans la salle de réunion, et je commence à m'impatienter. J'aurais dû m'en douter, cette petite garce n'est jamais à l'heure. Un des employés de l'agence, dont j'ai oublié le prénom, passe la tête par l'entrebâillement de la porte et me dit d'une voix fluette :
— Luna et sa mère arrivent dans cinq minutes !
Je lui mens avec mon plus beau sourire :
— Pas de souci, j'ai tout mon temps !
Merde. Patricia, la mère de Luna, sera là. Ça, c'est une mauvaise nouvelle. Elle s'est improvisée manager, et est encore plus dingue que sa fille. Je vous jure, il y a un truc qui ne tourne pas rond chez cette femme. Elle s'est teint les cheveux en blond et les a laissés pousser pour ressembler à Luna, qu'elle copie jusqu'au style vestimentaire. « On nous prendrait presque pour des sœurs, hein ma chérie ? », glousse-t-elle à tout bout de champ. Désolée, Patricia, mais les étés passés à bronzer au Cap d'Agde, ça ne pardonne pas. Votre peau plus ridée qu'un testicule ne trompe personne.
Pour me permettre d'approcher Luna, l'administration m'a trouvé un poste en relations publiques dans une agence d'influenceurs (la S.T.A.R). C'est une bonne planque, c'est vrai. Je ne gère qu'un seul dossier, alors je n'ai besoin de m'y rendre qu'une fois par semaine. Officiellement, je suis censée organiser des partenariats pour Luna, planifier son agenda et affiner son calendrier éditorial. Dans les faits, Patricia veut s'occuper de tout. Elle n'a jamais digéré que sa fille choisisse de s'associer à des professionnels. Donc évidemment, elle me déteste.
En parlant du loup, j'entends des escarpins menaçants s'avancer vers la salle de réunion.
— Bonjouuur Amanda, roucoule Patricia. Désolée du retard, impossible de trouver un Uber !
— Bonjour Patricia. Appelez-moi Amy, vraiment. Salut Luna, comment vas-tu ?
— Mmmh... ça va.
Luna n'a pas l'air en forme, aujourd'hui. Rien de surprenant, vu les événements d'hier. Je viens d'en prendre connaissance ce matin. Luna est une habituée des bad buzz en tout genre, et généralement elle s'en sort plutôt bien. Mais cette fois, j'ai failli m'étouffer en voyant les rediffusions qui tournent actuellement sur les réseaux sociaux. J'essaie de m'exprimer d'une voix douce, pour ne pas lui montrer que je suis à deux doigts d'exploser de rire :
— Il faut que nous parlions de ta dernière vidéo, Luna. Je n'ai pas bien compris ce que tu cherchais à accomplir. Nous avons offert une compensation financière aux parents, et heureusement ils ont accepté de ne pas porter plainte.
— Encore heureux qu'ils ne portent pas plainte, s'étrangle Patricia. C'est nous qui devrions les poursuivre ! Ma pauvre Luna aurait pu se faire tuer !
— Je ne pense pas, Patricia. Je suppose qu'ils ont tout simplement pris peur, en croyant que quelqu'un avait enlevé leurs enfants...
— Mais je voulais juste leur faire plaisir ! pleurniche Luna. Je ne savais pas qu'ils allaient appeler la police et que l'autre gamine était allergique aux cacahuètes !
— Vous entendez, Amanda ? dit Patricia. Elle voulait juste leur faire plaisir ! Il faut l'expliquer à tout le monde, vous devez préparer un communiqué !
— Patricia, c'est... un peu plus compliqué que ça. Vous comprenez quand même que vous ne pouvez pas enlever des enfants à la sortie de l'école, sans autorisation des parents ? Encore moins avec une camionnette ? Même pour une vidéo qui vous semble amusante ?
Oui, vous avez bien entendu. Luna a eu la brillante idée de louer le camion d'un marchand de glaces et de faire une visite surprise à la sortie d'une école primaire, pour un live intitulé : « JE RENCONTRE MES FANS ». Dans la cohue, les enseignants ne sont pas parvenus à arrêter tous les enfants, et une dizaine d'entre eux sont montés à l'arrière du véhicule, conduit par Patricia déguisée en clown. Elle s'est rapidement engagée sur l'autoroute, pour les emmener au « pays des merveilles » (un parc d'attractions, je suppose ? Je préfère ne pas le savoir). Évidemment, les parents ont appelé la police, qui s'est immédiatement lancée à leur poursuite. Les choses ont commencé à dégénérer quand les enfants ont pris peur et se sont mis à pleurer en direct, tandis qu'une petite fille faisait une réaction allergique après avoir mangé une glace à la cacahuète. Le résultat pour l'audience est bien sûr catastrophique, surtout quand Luna a hurlé sur les pauvres marmots terrifiés, en les traitant d'ingrats et d'imbéciles.
Je pourrais m'attribuer le mérite de ses dernières frasques auprès de l'administration. Ça me permettrait peut-être de récolter des points supplémentaires. D'un autre côté, si Luna arrête sa carrière d'influenceuse, elle ne nous servira plus à rien et je serai tenue pour responsable. Je dois donc trouver un moyen d'arranger ça, afin que ma protégée puisse rapidement reprendre ses activités habituelles et corrompre à nouveau les masses de préadolescents en les abreuvant de vidéos sponsorisées. Je me tourne vers elle :
— Je ne vois qu'une seule solution. Ce sont des excuses publiques. Tu pourras dire qu'il s'agit d'une simple erreur de communication, que tu pensais que les parents avaient été prévenus, et que tu feras plus attention à l'avenir. De notre côté, nous allons essayer de rejeter la faute sur le marchand qui vous a loué le camion, pour la présence de glace à la cacahuète dans les stocks. Mais ce n'est pas gagné. J'ai pu te programmer une interview sur TMC demain soir. Si tu veux y aller, ce sera l'occasion de clarifier les choses et d'annoncer ton soutien à l'Association pour la Prévention des Allergies. Qu'en dis-tu ? Tu pourras dire que tu as toi-même été traumatisée par cette histoire, et que tu as déjà failli mourir d'un choc anaphylactique pour... je sais pas, une piqûre de guêpe ou...
— C'est scandaleux, s'insurge Patricia. Tout ce bazar pour une si gentille surprise. Ma Luna ne mérite pas cette humiliation ! Les autres ne sont que des jaloux ! Ils en ont après notre famille, vous voulez juste leur donner raison !
J'ignore Patricia et je continue.
— Luna, je te rappelle que je suis responsable de ton planning éditorial. J'aurais dû être informée de cette vidéo, et nous aurions probablement pu éviter une catastrophe. Maintenant, c'est trop tard. Notre contrat à ce sujet est très clair, tu as négligé une clause passible de rupture. Nous sommes prêts à faire l'impasse pour cette fois, il faudra cependant que...
— MAIS JE NE VOULAIS PAS LA FAIRE CETTE VIDÉO ! explose Luna. C'est Maman qui m'a forcée ! Moi, je voulais juste rester à la maison et tester les gloss de Missy Brown !
Évidemment, c'est une idée de Patricia. J'aurais dû m'en douter. C'est aussi elle qui avait organisé le shooting photo dans un cimetière japonais, et qui avait choisi de monétiser cette horrible caméra cachée, tournée dans un service de soins palliatifs. Je vous l'ai dit, il y a un truc qui ne tourne pas rond chez cette femme. Je dois quand même saluer sa créativité. Elle aurait pu avoir de meilleures notes que moi à l'Académie.
— Puisque c'est comme ça, dit Patricia, je suppose que vous n'avez plus besoin de moi. Je suis une mère horrible, pas vrai Luna ?
— Mais non, Maman, arrête ! Je n'ai pas dit ça !
— Oh si, tu l'as dit, répond-elle avec un sourire menaçant. Tu aimerais que je sois morte, hein ? Que je crève la bouche ouverte, pendant que tu récoltes le fruit de mon travail ? Moi qui t'ai élevée seule en bouffant des pâtes et en me privant de tout ? J'ai gâché mes plus belles années pour toi, sale gamine égoïste !
En disant ça, elle se lève et part en claquant la porte. Luna reste figée quelques instants, puis fond en larmes sous mes yeux. Ses épaules sont agitées de hoquets humides.
Elle est triste. Aide-la.
— Ne t'en fais pas, Luna, dis-je maladroitement. Tu sais bien comment est ta mère, elle va vite se calmer ! C'est la vidéo qui te met dans cet état ?
— Ce n'est pas juste ça ! sanglote-t-elle. Enfin, si, mais cette fois c'est plus dur que d'habitude. Maman a raison, ils en ont après notre famille. Ils me détestent tous ! Tu n'as pas idée de tous les messages affreux que je reçois ! C'est de plus en plus glauque ! Regarde.
Elle me tend son téléphone et me montre les derniers commentaires sous ses photos. Aïe. C'est vrai, ils n'y vont pas de main morte.
NikkyG – Quand est-ce qu'on la pend cette débile ?
Ariel.Mulan – Prends un flingue et fous-nous la paix !
ForeverDream – J'aimais bien ton contenu avant, mais tu as changé...
JojoxD – Supprime ton compte. Ou mieux, supprime-toi :)
MissPanda – Quelqu'un a son adresse ? C'est pour une livraison de pizzas
Je remarque cependant qu'un profil revient plus souvent que les autres. Depuis que nous parlons, il a déjà posté une dizaine de messages.
— Dis, Luna, tu connais ce compte ? Cartésiensdu75 ?
Luna écarquille les yeux.
— Oh non ! Il a encore écrit ? Je le bloque à chaque fois, mais il revient sans arrêt à la charge. Je filtre ses commentaires depuis ce matin. C'est le pire, il ne me lâche pas ! Qu'est-ce qu'il a mis cette fois ?
— Euh... le dernier, c'est un lien vers une photo du clown de Stephen King, avec « We all float down here » en légende. Plutôt flippant. Il doit essayer d'attirer ton attention. Ça fait longtemps qu'il te harcèle ?
— Quelques jours, le début de semaine, je dirais. Mais c'est pire depuis le live d'hier. En tout cas, je ne l'avais jamais remarqué avant. Tiens, d'ailleurs, je pense qu'il te connaît.
— Qu'il me connaît ? Moi ? Pourquoi ?
— Parce qu'il parle de toi ! Regarde.
Luna me montre une capture d'écran. C'est une suite de commentaires qui datent de ce matin, sous une photo d'elle en train de faire du yoga aux jardins du Palais Royal. La plupart des messages sont de simples liens, renvoyant probablement vers d'autres images sordides. Certains contiennent de vagues insultes sans intérêt, mais l'un d'entre eux dit : « Coucou Amanda ! XoXo ».
— OK, c'est un peu inquiétant. Pas pour moi, évidemment, mais ce type sait beaucoup trop de choses à ton sujet. Il a fait des recherches pour connaître le nom de ton attachée de presse. Il essaie de te faire peur. Probablement un mec frustré qui tente de t'approcher d'une façon ou d'une autre. Attendons encore quelques jours, et s'il continue ses conneries, j'interviendrai directement. D'ici là, assure-toi de garder une trace de tout ce qu'il fait. C'est d'accord ?
— Oui, acquiesce Luna. Merci Amy. Tu es la seule personne sympa avec moi. Même ma mère me déteste.
— Mais non, elle ne te déteste pas ! Elle est juste... un peu susceptible, c'est tout ! Elle est sûrement déjà calmée, tu devrais aller la retrouver.
Luna me répond en prenant une voix haute perchée :
— Je ne suis pas susceptible, je suis Sagittaire ! Nous sommes des êtres sensiiibles !
Je ne peux pas m'empêcher d'exploser de rire. Elle imite sa mère à la perfection. Malgré moi, je suis contente de la voir sourire à nouveau. Elle est pathétique, d'une certaine façon.
Une fois Luna partie, je reste quelques minutes de plus dans la salle de réunion. Je me rends sur le profil de Cartésiensdu75. Le compte est uniquement abonné à celui de Luna, et ne contient que trois photos. Celle d'un chat mort sur les rails d'un train, beurk. Puis des toilettes sales. Et enfin, un graffiti émoussé de Bob l'éponge sur un mur sombre, dans un endroit qui ressemble à une cave. Bizarre, mais rien de surprenant. Dans un job comme le mien, on apprend vite à ne pas chercher la logique dans l'esprit d'un troll. À côté des types que je fréquente sur 4chan, ce mec est un bisounours.
Une notification m'interrompt dans mon enquête. C'est un message de Nox.
« Ce soir. Rendez-vous à la Coupole, 19 h. Sois à l'heure. »
Je comprends tout de suite où il veut en venir. C'est près de la Rotonde que nous avions recherché notre premier déserteur, il y a quelques mois. Il s'appelle Darek. Le type s'est volatilisé du jour au lendemain, en ne laissant derrière lui qu'un petit appartement vidé de toutes ses affaires personnelles. Nous n'avions rien retrouvé sur place, pas le moindre indice, si ce n'est une veste oubliée dans un placard et quelques magazines pornos près de la cheminée.
Il est déjà seize heures. Je dois repasser chez moi me préparer. Une soirée en tête à tête avec Nox, ça vaut bien de sortir une robe, pour une fois. Pour l'occasion, je vais peut-être même piquer un peu de mascara dans la réserve de maquillage d'Amanda.
Avant de partir, je jette un dernier coup d'œil sur le profil de Cartésiensdu75. Et machinalement, j'appuie sur le bouton « s'abonner ».
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