5 - Une petite question
Comme chaque mardi matin, nous avons rendez-vous au Biggin's avec Michel pour notre réunion hebdomadaire. Lors de ces entrevues, nous nous occupons de préparer les prochaines missions et de faire le point sur nos dossiers personnels. En tant que lieutenant-superviseur, Michel est notre lien direct avec l'administration. C'est à lui de signaler nos erreurs et d'appliquer d'éventuelles sanctions, ou bien de nous attribuer des récompenses (ce qui est beaucoup plus rare). Si nous souhaitons monter en grade, nous aurons besoin d'une solide recommandation de sa part. Pour l'instant, c'est mal parti.
J'ai demandé à Nox de me rejoindre avant les autres. Je veux lui parler de mes récentes découvertes. Ou peut-être lui parler tout court, sans que Karma lui roule des gros patins sous mes yeux. Quand j'arrive sur place, il est déjà présent et m'attend debout, devant la porte. Il me jette un regard mauvais :
— Salut Amy. J'espère que tu as une bonne raison pour m'avoir fait venir plus tôt. Même pas eu le temps de boire un café avant de partir. T'as pas une clope ? J'ai oublié les miennes.
Je sors un paquet de ma poche et lui tends une cigarette. Nox a hérité de l'addiction de son humain à la nicotine. Il la prend sans me remercier et l'allume d'un claquement de doigts, puis inspire une longue bouffée qu'il souffle dans l'air froid avec soulagement.
— Mince, ça caille ! On doit rester dehors jusqu'à ce que Michel arrive ? Pourquoi tu m'as traîné ici ?
— Il fallait que je te parle d'un truc, Nox, et pas devant tout le monde. C'est important.
Il lève un sourcil intrigué par-dessus ses lunettes. Bon sang, ce qu'il est sexy quand il fait ça.
— Ben vas-y, dis-moi tout ! Au fait, il te reste un gros bouton sur la joue.
Je frotte l'endroit indiqué comme s'il s'agissait d'une tâche de peinture. Quand je suis allée me coucher, hier soir, mon nez faisait encore la taille de mon poing et les furoncles avaient commencé à former d'épaisses croûtes odorantes sur mon visage. Heureusement, aujourd'hui, la majorité a disparu.
— Ouais... si je trouve le responsable, je le dézingue. D'ailleurs, c'est de ça que je voulais parler. Tu te souviens, quand je suis partie à l'infirmerie ?
— Oui, bien sûr. Difficile d'oublier l'odeur de vomi dans une pièce surchauffée.
— Plutôt que de m'y rendre, j'ai fait une petite pause aux toilettes. Et j'ai entendu quelque chose... d'intéressant.
Je lui raconte en détail la conversation à laquelle j'ai assisté, enfermée dans les WC, entre Stolas et Gremory. La résistance. Paris. L'Antéchrist. Nox m'écoute attentivement, mais plus je parle, plus il a l'air sceptique. Quand j'ai fini mon récit, il secoue la tête.
— Ça me semble complètement délirant comme histoire. S'il avait disparu, nous serions tous au courant. L'armée serait intervenue, et nous aurions...
Je sais ce qu'il pense, et je l'interromps :
— Pas forcément. Peut-être qu'ils ont une bonne raison de garder ça secret et de ne pas prévenir les agents de terrain. J'y ai réfléchi. Si quelqu'un a enlevé l'Antéchrist, ça signifie que de hauts fonctionnaires ont fait de sacrées conneries. Ça ne serait pas la première fois. Imagine le scandale politique derrière. C'est censé être notre arme la plus précieuse, donc s'il suffit de quelques pouilleux pour la voler, ça promet pour l'Apocalypse. À leur place, je ne voudrais pas alerter tout le monde. J'essaierais de résoudre ça le plus discrètement possible.
— C'est pas faux, admet Nox. Mais quand même... la résistance, c'est un peu gros. D'un autre côté, je connais Stolas. Il vient d'obtenir son grade de Chevalier, alors je doute qu'il raconte des salades. J'en sais rien, Amy. C'est bizarre.
Je fixe Nox d'un regard intense. J'ai envie qu'il me fasse confiance. Il doit me faire confiance.
— Imagine, lui dis-je, que nous menions notre enquête, sans le dire à personne. Que nous retrouvions la trace des déserteurs, et donc de la résistance. Qu'ils nous conduisent à l'Antéchrist. Tu réalises ce que ça voudrait dire ? Nous serions tous les deux promus lieutenants sur le champ, peut-être même commandants ! C'est toi qui donnerais des ordres à Michel !
Connaissant l'ambition démesurée de Nox, j'essaie de jouer sur sa corde sensible. Mais il explose de rire en écrasant sa cigarette sur le sol.
— Ma pauvre, tu délires complètement. On sort à peine d'un stage de remise à niveau, et toi tu penses qu'on va retrouver l'Antéchrist ? Amy, réfléchis deux secondes. Même s'il a disparu, tu crois pouvoir te débrouiller mieux que l'administration ? Mieux que des démons capables de voir à travers les murs et de courber l'espace-temps ? T'es vraiment perchée.
Je baisse la tête. Ce n'est pas la première fois que l'on me traite de tarée, mais de la part de Nox, c'est particulièrement blessant.
— Eh, fais pas cette tête ! C'est pas une mauvaise chose, dit-il avec un clin d'œil.
J'ignore les papillons qui me remplissent l'estomac, car j'entends des hurlements aigus résonner dans la brume matinale. J'aperçois trois silhouettes qui s'avancent vers nous, et je reconnais Karma, Michel et Moe. Ce dernier pique une colère monstrueuse, il se laisse traîner sur le bitume en braillant son prénom d'une voix stridente. Michel se bouche les oreilles et Karma semble au bord de la crise de nerfs.
— Nox, dit-elle, la prochaine fois que tu pars avant moi ne me lâche pas toute seule avec Moe ! Je ne suis pas sa baby-sitter ! J'ai passé la nuit dans une combinaison en cuir, je n'ai pas assez d'énergie pour le supporter. Je suis à deux doigts de le jeter sous un train, je te préviens.
Moe tape du pied sur le sol et s'égosille :
— MOOOOOOOOOOOOE !
Je n'arrive pas à croire que Karma sorte d'une nuit blanche, car elle est absolument sublime. Elle porte un manteau en épaisse fourrure rouge qui lui donne une classe folle. Son maquillage est impeccable, et elle a ramené ses cheveux dans un chignon qui souligne avec douceur les traits carrés de son visage. Elle, au moins, aura été bénéfique à son humaine.
Michel sort ses clés d'un geste maussade, et nous nous empressons d'entrer dans le restaurant pour nous mettre au chaud. Moe semble se calmer en apercevant les donuts de la veille, encore alignés sur le comptoir.
— Moe ! dit-il en désignant celui avec un glaçage rose.
— D'accord, mais un seul, dit Karma. Ensuite, tu arrêtes tes caprices.
Nox prépare du café, puis nous nous installons tous les cinq dans le bureau, comme à notre habitude. Michel nous fait patienter en triant des papiers devant nous. Il aime bien se donner l'air d'un important chef d'entreprise.
— Des factures, encore des factures ! Et qu'est-ce qu'il reste aux petits commerces pour vivre, hein ? Je regrette les années 80, à l'époque les gens savaient apprécier un bon steak bourré d'additifs. Les anges doivent bien se marrer maintenant, avec tous ces hippies accros aux graines de tournesol.
Nous le laissons finir sa tirade, c'est toujours la même. La vérité, c'est que le Biggin's n'a jamais dégagé le moindre bénéfice et que Michel compte entièrement sur les aides de l'administration pour financer sa couverture.
— Bon, reprend-il. Assez de paperasse pour aujourd'hui. Les employés ne vont pas tarder à arriver, pas le temps de traîner. Alors, le stage vous a plu ? J'ai reçu vos certificats, donc nous allons pouvoir nous remettre au travail. Sauf toi, Amy, tu as manqué l'entretien individuel. Dépêche-toi de reprendre rendez-vous pour cette semaine, ou tu ne pourras pas venir vendredi.
— Il se passe quoi, vendredi ? demande Karma.
Michel se frotte les mains et sourit.
— Comme vous le savez, Noël approche...
Nox grimace à cette simple évocation, et Karma crache sur le sol. Noël est la pire période de l'année pour un démon. Entre les films à l'eau de rose, les réunions de famille mielleuses, les messes chrétiennes et les cantiques, chaque coin de rue recèle une bonne raison de se tirer une balle dans le crâne.
— Comme cadeau pour les fêtes, je vous propose une mission d'infiltration. Cette fois, pas de déserteurs à traquer. On passe aux choses sérieuses. Oui, Nox, une vraie mission, une vraie de vraie. Arrête de me regarder comme si tu allais me rouler une pelle, je ne mange pas de ce pain-là. Ou pourquoi pas, après tout. T'es plutôt mignon avec tes lunettes.
Nox semble en effet prêt à demander Michel en mariage. Ses yeux brillent comme le Grand Brasier lors des jours de crémation. Je partage son excitation, même si la mention de mon entretien individuel m'a filé la nausée.
— Ce ne sera pas une mince affaire, dit Michel. Cette fois, si vous vous foirez, personne ne viendra vous sauver. Une cinquantaine d'anges seront sur place, prêts à vous exterminer si vous cramez votre couverture. D'un autre côté, tant mieux. À la moindre connerie, je serai débarrassé de vous pour de bon. Win win, comme on dit.
— Vas-y Michel, accouche, trépigne Nox.
— Oui, oui, j'y viens. Vous connaissez tous Bertha Gunter ? La militante écologiste ?
— J'ai vu un reportage la semaine dernière, dis-je. Elle a fait fermer deux centrales à charbon en Allemagne à l'âge de quinze ans. Quelques dizaines de villes dans la même région se sont entièrement converties aux énergies renouvelables. Maintenant elle organise des marches pour le climat sur tous les continents. C'est une ange, je suppose ?
— Non. C'est une mortelle, mais elle est sacrément douée. À elle seule, elle a réussi à nous faire perdre un point complet sur le Grand Curseur en moins de trois mois. Du jamais vu depuis les Beatles. Elle est en permanence sous protection angélique rapprochée. Son attaché de presse est d'ailleurs un ange d'Uriel.
— Et qu'est-ce que tu attends de nous ? demande Karma.
— Bertha est invitée à Paris ce week-end, pour une soirée de collecte de fonds. Elle viendra en train, comme d'habitude, elle ne prend jamais l'avion. C'est un évènement très prisé, mais l'administration nous a obtenus des billets. Vous vous infiltrerez sur place en respectant strictement vos couvertures. Karma et Nox, vous êtes un couple de philanthropes. Moe est votre morpion, alors essayez de le maîtriser. Il pourrait se rendre utile si les choses tournent mal, aucun ange n'osera s'en prendre publiquement à un gosse de son âge. Amy, toi, tu seras une serveuse. Je me suis déjà chargé de signer ton contrat de travail. Vous devrez entrer d'une façon ou d'une autre en contact avec Bertha, histoire de foutre un peu le bordel. Pas trop non plus, juste assez pour emmerder les anges et leur envoyer un message. Bertha est dans notre ligne de mire depuis plusieurs mois, et nous allons l'avoir, ce n'est qu'une question de temps.
— Et comment on est censés foutre le bordel, si on doit garder nos couvertures ? dis-je.
— Soyez créatif. Les parents de Bertha seront présents. Karma, tu peux t'attaquer au père, je crois qu'il a un faible pour les brunes. Une sex-tape serait du meilleur effet, je te promets des points bonus si tu y arrives. Amy, peut-être qu'en prenant sa commande... je sais pas, tu pourrais donner envie à Bertha de choisir un steak à la place du plat végétarien ? Puis mettre une photo sur Insta-machin ? Et Nox, fais attention, si tu essaies de lire ses pensées. Les anges ont forcément prévu des barrières de protection, alors tu risquerais de te faire repérer.
— Donc si je comprends bien, dit Nox, on ne servira à rien ? Juste à emmerder les anges ?
— Eh, mon coco, c'est déjà ça, non ? Le reste du travail, c'est pour les grands. Vous nous aidez à préparer le terrain pour la suite, et on vous sera reconnaissants. Rho allez, fais pas la gueule ! C'est l'occasion de passer une bonne soirée, tu verras. Si vous réussissez votre coup, on pourra réfléchir à quelque chose de plus sérieux. Soyez patients ! Quand j'étais aspirant, on ne m'a pas laissé approcher un ange à moins d'un kilomètre avant deux siècles de pratique, alors estimez-vous chanceux.
— Moi, ça me va, dit Karma. Un truc un peu glamour, pour une fois. Ça nous change des maisons de retraite et des banlieues pourries. J'ai quelques robes de soirée qui commencent à prendre la poussière dans mes placards.
— Mes placards, tu veux dire, la coupe Nox. D'ailleurs, tu pourrais ranger tes culottes ailleurs, mes chemises empestent le lubrifiant à la fraise.
— Nous nous reverrons jeudi, les interrompt Michel, pour les derniers préparatifs. Pour l'instant, je vous laisse étudier le plan des lieux et apprendre par cœur la biographie de Bertha. On ne sait jamais, vous y trouverez peut-être quelque chose d'intéressant à exploiter. Et cet après-midi, je crois que vous avez rendez-vous avec vos filleuls ?
Oh merde, j'avais complètement zappé. En plus des missions, des stages et du tintouin bureaucratique, les aspirants démons doivent se coltiner un filleul mortel sélectionné aux bons soins de l'administration. Les filleuls ne connaissent évidemment rien de notre identité réelle. Notre but est de les corrompre au maximum pour les transformer en parfaits petits soldats de Lucifer. Un peu comme des travaux dirigés, pour obtenir des points bonus sur notre dossier.
Le visage de Nox s'illumine à cette perspective, car il adore le sien. C'est un gosse de dix-sept ans qui se prend pour un mentaliste après avoir regardé trop d'épisodes de Lie to Me. Karma s'occupe d'un type qui est resté puceau pendant quarante ans, par crainte d'avouer son homosexualité. Autant dire qu'il s'est bien rattrapé. Quant à Moe, sa filleule n'est autre que sa baby-sitter. Je ne sais pas ce qu'il lui a fait, mais ça a l'air efficace. La dernière fois que je l'ai vue, elle s'était teint les cheveux en noir et parlait toute seule devant le miroir.
La mienne s'appelle Luna. Je la déteste. C'est une gamine pourrie gâtée de quinze ans, une star des réseaux sociaux qui passe sa vie à tester des produits de beauté reçus gratuitement. Je ne vois franchement pas ce que je pourrais lui apporter, elle se débrouille déjà très bien sans mon aide.
La réunion touche à sa fin. Michel attrape son tablier sur le porte-manteau, signe qu'il s'apprête à nous congédier pour ouvrir le Biggin's. Les clients vont bientôt arriver pour le premier service. Mais je ne peux pas m'empêcher de lui demander :
— Michel, je peux te poser une question ?
— Oui ? Vas-y ?
— Est-ce que... est-ce que quelqu'un a déjà vu l'Antéchrist ? Tu sais où il est ?
Michel se fige et me regarde fixement.
— Pourquoi tu me demandes ça, Amy ?
— Eh bien... je suis curieuse, c'est tout. Il vit en Enfer ? Il est gardé sous haute protection, je suppose ?
— Évidemment qu'il vit en Enfer, où veux-tu qu'il soit ? C'est quoi tes questions de merde ?
Sa voix est soudain devenue beaucoup plus grave qu'en temps normal. Je sens que je touche une corde sensible. Alors je me lance :
— Et la résistance ? Tu sais où elle se cache ?
— Hein ? dit Karma. De quoi tu parles ?
— Bon, ça suffit ! explose Michel. Amy, arrête de faire chier tout le monde et commence déjà par valider ton entretien. Si tu n'as pas pris rendez-vous d'ici la fin de la semaine, je te renvoie fissa dans les limbes avec les autres glands. J'ai du boulot, moi, alors dégagez ! Ouste !
Je suis stupéfaite. C'est la première fois que je vois Michel perdre son calme de cette façon. Il a beaucoup de défauts, mais ce n'est pas quelqu'un d'agressif. J'échange un regard avec Nox, et je devine à son visage qu'il pense exactement la même chose que moi. C'est la preuve que j'attendais : quelque chose ne tourne pas rond.
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