3 - Maman ?

Nox est d'une humeur massacrante. Je peux le dire à la façon dont il essuie ses lunettes sur le coin inférieur de sa veste, comme s'il voulait faire disparaître le verre. Il tape frénétiquement du pied sous la table du salon, et le bruit répétitif de ses chaussures sur le sol commence à me courir sur les nerfs. Comme d'habitude, nous trainons tous chez lui. Son corps d'emprunt est un psychiatre bourré aux as, qui dispose d'un gigantesque loft en plein centre-ville. Karma a préparé du thé aux épices et se lime les ongles en silence, tandis que Moe et moi jouons à Mario Kart sur la console, près du feu.

C'est vrai, la mission s'est mal passée. Le type que nous devions localiser est un déserteur des troupes de Fleuretty, le seigneur des voleurs. Il s'est incarné dans le corps d'un agent du Fisc et reste introuvable depuis sa dernière mission, il y a huit mois. Nous savons tous ce que cela signifie : un démon ne disparaît pas sans bonne raison, sauf s'il ne veut pas qu'on le retrouve. Et celui-ci est diablement doué pour se cacher. Toutes les pistes que nous avons explorées se sont révélées infructueuses. Notre seule chance, c'était cette petite vieille qui lui a loué une chambre en mai dernier.

Cette fois, Michel est sérieusement remonté contre nous. D'après lui, nous manquons de coordination et d'esprit d'équipe : « Va falloir apprendre à bosser ensemble, bande de glands ! C'est fini l'académie, y'a plus le temps pour vos conneries ! ». En même temps, je dois l'avouer, les catastrophes de ce genre s'accumulent dans notre groupe, et pas seulement à cause de Moe et ses pulsions sanguinaires. Entre les décapitations accidentelles, les otages perdus dans la nature et les erreurs de cible, notre palmarès n'est pas brillant.

Une fois les nettoyeurs prévenus, la sentence est tombée. Nous allons devoir suivre un stage de remise à niveau pour aspirants démons, afin de nous rappeler les « bases de l'incarnation ». Vous savez, quand vous devez récupérer des points sur votre permis de conduire ? C'est un peu la même chose pour nous. Et en attendant qu'on s'y colle, Michel nous a foutus au placard et nous sommes privés de missions jusqu'à nouvel ordre.

Nous sommes tous à cran, sauf Moe qui suçote le bout d'une cuillère remplie de Nutella en gazouillant de joie. Après les événements de ce matin, nous avons fini par céder en le laissant se gaver de chocolat à volonté. Ses réflexes sont décuplés sous l'effet du sucre et il en devient prodigieusement insupportable : il me frappe avec sa manette à chaque fois qu'il gagne, et je dois me faire violence pour ne pas le balancer à travers la baie vitrée (pas de quoi faire mal à un enfant démoniaque, mais les voisins risqueraient d'être surpris).

Nox se lève d'un geste furieux et trépigne autour de nous.

— C'est n'importe quoi, fulmine-t-il. Quel connard ce Michel ! Un stage de remise à niveau ? La honte putain, mais la honte ! J'aurais encore préféré un blâme !

De nous quatre, Nox est de loin le plus ambitieux. Je m'en doutais déjà quand je l'ai rencontré. Tous les apôtres de Caym ont les dents qui rayent le parquet, c'est bien connu. Mais il y a un truc chez Nox, une petite étincelle vicieuse dans le regard, une lueur malsaine que je n'ai jamais vue chez personne d'autre. Et c'est dire les rigolos que je fréquente.

Nous faisions partie de la même promotion à l'Académie, et malgré tous mes efforts, il ne m'a jamais accordé la moindre attention. Je n'aurais jamais pensé avoir un jour la chance d'être intégrée dans son groupe de mission. D'ailleurs, je n'aurais tout simplement jamais cru avoir l'opportunité de m'incarner sur terre. C'est un privilège réservé à l'élite, aux étudiants les plus prometteurs, ceux qui se destinent à devenir les hauts fonctionnaires de l'Apocalypse. Et depuis la naissance de l'Antéchrist, la sélection est plus rude que jamais. J'ai toujours su que Nox en ferait partie.

Les élèves moins talentueux finissent généralement par échouer dans des emplois de bureau au sein des ministères, comme celui des Corps d'Emprunt ou du Grand Curseur. Et enfin, tout en bas de l'échelle, il y a... moi.

— Détends-toi un peu, Nox, lui dis-je. On est loin d'être les pires. J'ai entendu dire qu'un groupe d'aspirants a failli foutre le feu à un orphelinat cette semaine. Nous devons juste apprendre à calmer les ardeurs de Moe.

— Moe ! crie Moe d'un air ravi.

Nox se laisse tomber sur le canapé en lâchant un soupir exaspéré. Karma se rapproche de lui en ondulant avec grâce et lui caresse doucement la cuisse, puis elle pianote du bout des ongles vers sa braguette.

— Détends-toi, mon lapin, dit-elle. Amy a raison. Dans deux jours, ce sera de l'histoire ancienne. Tu ne veux pas oublier tout ça, et venir t'amuser un peu avec moi ?

Je sens les mains de Nox se crisper sur l'accoudoir et il transpire, comme s'il avait soudain très chaud. Impossible de résister à Karma. Mon ventre se tord de jalousie. Si elle continue, je vais lui arracher les yeux et les bouffer en tartines.

Oui, j'ai un faible pour Nox. Et alors ? Ce n'est pas comme si j'écrivais son prénom dans les marges de mon journal intime, en pensant à ma future robe de mariée. Je ne suis pas du genre monogame, c'est juste que je ne ferai jamais le poids face à Karma. Soyons honnêtes.

Karma est une version féminine de Nox. Elle faisait partie des meilleurs élèves de l'Académie. Elle a même été élue présidente du club de Luxure et capitaine de l'équipe de Lancer de Têtes. Une vraie star, j'aurais donné n'importe quoi pour lui ressembler. Je suis sûre que vous aussi, vous connaissez des filles dans son genre. Elle représente ces démons exemplaires, ceux qui semblent destinés au succès, comme s'ils avaient été conçus sur mesure pour servir d'égéries sur les brochures publicitaires de la Grande Guerre.

De mon côté, je me suis illustrée comme une des étudiantes les plus médiocres ayant jamais foulé le sol de l'Académie. Enfant, déjà, je pleurais à chaque fois que nous devions égorger des animaux pendant les cours d'arts plastiques. Mes professeurs tentaient l'impossible pour me remonter le moral : jeter des pierres sur les damnés, faire des croche-pieds aux âmes impies, verser de l'essence sur le Grand Bûcher, mais rien à faire, je restais inconsolable. Un jour, lors d'une sortie scolaire, je me suis carrément évanouie pendant l'activité de groupe, qui consistait simplement à tremper des pécheurs dans un bain d'acide pour évaluer les décibels de leurs cris. C'est vous dire à quel point je suis bizarre. La suite de ma scolarité a été ponctuée de ce genre d'incidents, et inutile de préciser que ça ne m'a pas rendue très populaire. Aucun démon ne voulait avoir affaire à moi. L'unique contribution dans mon album de fin d'année, c'est un crucifix anonyme dessiné sur la première page. Je ne peux même plus l'ouvrir sans me brûler les yeux.

Après la remise des diplômes, tandis que tous les étudiants attendaient avec impatience leurs affectations, je m'étais déjà préparée à la seule carrière qui me semblait être à la hauteur de mon talent : agent au SELC (Service d'Entretien de la Litière de Cerbère). J'avais même acheté l'uniforme et le casque de protection. Alors quand j'ai reçu mon ordre de mission terrestre, avec les lettres « Félicitations ! » écrites en rouge sanglant sur l'en-tête, j'ai d'abord cru à une mauvaise blague de mes congénères, qui raffolaient de se payer ma tronche à la moindre occasion. Puis j'ai vu une coquille, sur mon numéro d'étudiant. Un simple échange de chiffres. Et j'ai compris.

Je suis une erreur.

Je n'aurais jamais dû être envoyée ici.

Je me demande combien de temps il faudra à Nox et Karma pour s'en rendre compte (Moe ne compte pas, il ne peut pas cafter). Faire partie de leur groupe est une opportunité inespérée et heureusement, ma forme humaine m'offre une couverture parfaite. Parfois, je culpabilise en pensant à l'étudiant dont j'ai volé la place. À l'heure qu'il est, il doit sûrement nettoyer des crottes de la taille d'un immeuble en ruminant sur un quelconque examen qu'il aurait dû mieux réviser. Puis je me rappelle que je ne suis pas du tout censée avoir des remords. Vous saisissez le problème ? Déjà, ce matin, j'ai senti ma gorge se serrer en voyant la tête de la petite vieille s'envoler dans les airs. Il y a vraiment un truc qui cloche chez moi.

Quoi qu'il en soit, j'ai décidé de considérer ma présence ici comme une seconde chance. C'est enfin l'occasion de faire mes preuves. Peut-être que je suis une personne de terrain, après tout. Pour l'instant, je ne fais pas plus de conneries que Moe, Nox et Karma, et ils sont censés représenter l'élite de ma génération. En me débrouillant bien, si je réussis à impressionner mon seigneur Marbas, peut-être parviendrai-je à m'assurer une place au chaud lors de l'Apocalypse. Mais je dois faire vite, car l'administration ne tardera pas à réaliser son erreur. Honnêtement, je ne pensais pas tenir six mois.

Karma se positionne à cheval au-dessus de Nox, et je détourne les yeux tandis qu'elle l'embrasse à pleine bouche. Il proteste mollement, mais se laisse rapidement aller à son étreinte.

— Tu nous rejoins, Amy ? propose Karma.

Je décline poliment son offre. Les orgies sont une chose parfaitement normale chez les démons, mais vous vous en doutez, on ne m'a pas souvent invitée aux soirées étudiantes.

Soudain, la sonnette d'entrée retentit. Nox repousse Karma et se lève avec mauvaise humeur.

— Si c'est Michel, il peut aller se faire foutre ! maugrée-t-il.

Mais ce n'est pas Michel. La porte s'ouvre sur un homme en imperméable gris, aux yeux fatigués, accompagné d'une petite fille d'une dizaine d'années, qui crie d'une voix fluette :

— Maman !!

Karma sursaute et se fige.

— Alors, c'est ici que tu te caches, Stéphanie ? dit l'homme.

Il désigne Nox d'un doigt tremblant.

— Chez... ce type ?

Je devine qu'il s'agit de la famille de Karma. Lors de l'incarnation, nous devons également nous coltiner les proches de nos humains. Le ministère des Corps d'Emprunt s'applique toujours à choisir des hôtes dont personne n'a encore découvert le cadavre. C'est pour ça que nous privilégions les suicides solitaires et les accidents domestiques. Stéphanie, le corps d'emprunt de Karma, a simplement glissé dans la baignoire. Mais pour ce que sa famille en sait, maman est partie prendre un bain puis est redescendue comme d'habitude, une heure plus tard, pour préparer le dîner.

Karma s'est débarrassée d'eux quelques jours après son arrivée. Elle a laissé une longue lettre sur la table de la cuisine, d'après un modèle que l'administration nous fournit dans ce genre de situation. Quelque chose comme « Je ne peux plus faire semblant », « C'est pas toi, c'est moi », et « Prends soin de [insérer le nom de l'enfant] ». Sauf que parfois, ce n'est pas suffisant.

— Hubert, tu dois partir, souffle Karma. Je suis très occupée.

— J'ai mis presque six mois pour te retrouver, Stéphanie ! J'ai dû payer un détective privé avec l'argent de nos vacances à Central Park !

— Je suis désolée, mais je...

— Tu ne peux pas laisser tomber ta famille avec une simple lettre ! La petite est traumatisée !

— Mamaaaaan, pleure la gamine. Reviens à la maisoooon !

Karma s'approche d'elle et lui prend les mains.

— Ça va aller, mon chaton. Calme-toi. Papa ne t'a pas dit toute la vérité. Tu vois le petit garçon, devant la télé ?

Moe se retourne et la salue avec un grand sourire, les dents couvertes de chocolat.

— C'est mon nouvel enfant. Je l'aime beaucoup plus que toi. Et lui, derrière, c'est mon mari. Ce sont eux, ma vraie famille. Tu comprends ?

J'entends Nox exploser de rire à quelques mètres de nous. Hubert manque de s'étouffer et plaque ses mains sur les oreilles de sa fille avant de hurler :

— Mais qu'est-ce qui te prend, t'es complètement MALADE ?!

Il semble déployer un effort surhumain pour retrouver son calme, et fixe Karma droit dans les yeux.

— C'est... c'est une secte ? C'est ça ? Ma mère s'est renseignée, et elle dit que tu présentes tous les signes de... enfin merde, ta lettre n'avait aucun sens ! Parle-moi Stéphanie ! Rentre à la maison, on trouvera de l'aide, je te le promets !

— Désolée mon bichon, glousse Karma en lui claquant la porte au nez.

Elle se tourne vers nous et esquisse une révérence. Nox essuie des larmes de joie.

— Putain, dit-il, alors ça, c'était trop bon ! La tête de la mioche, bordel, mais vous avez vu sa tronche ? Karma, t'es vraiment géniale. Amy, t'as vu ça ?

Et voilà. Ça recommence. C'est le sentiment dont je vous parlais. La pointe d'angoisse qui me prend au cœur de l'estomac.

— Bah, Amy, tu ne rigoles pas ? demande Karma.

La petite fille. Elle est triste.

— Laisse tomber, dit Nox. Elle ne se marre jamais. Allez, Amy, lâche-toi un peu !

Si elle est triste, JE suis triste.

Ils me regardent tous les deux avec étonnement. J'essaie de reprendre contenance :

— Mais si, c'était à chialer de rire. C'est juste que... je trouve pas ça génial, que des mortels sachent où tu habites, Nox. Si le mari de Karma se renseigne auprès des associations d'aide aux victimes de secte, on est dans la merde. Les anges y trainent tout le temps. Si quelqu'un leur rapporte le cas d'une mère de famille qui a décidé de les plaquer du jour au lendemain, ils vont rapidement faire le rapprochement.

Visiblement, j'ai fait mouche. Nox se fige.

— Merde, Amy a raison, dit-il à Karma.

— Pas d'inquiétude, répond-elle. Je vais prévenir l'administration. Au pire, on les fera disparaître pour de bon. C'est pas idéal, mais ça vaut mieux que de perdre cette planque merveilleuse !

En disant ça, elle se rallonge sur le canapé et se rapproche de Nox avec un sourire envoûtant.

— Alors, on en était où, tous les deux ?

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