2 - L'évangile selon Amy


Je sais, je vous dois des explications. Il y a un tas de choses dont vous n'avez pas la moindre idée. Il faut déjà que je vous parle de la Grande Guerre, celle que nous menons depuis des millénaires à votre insu. Rien à voir avec vos petits conflits internationaux, je vous entends venir, avec vos yeux écarquillés et vos livres d'histoire. Vous êtes vraiment trop mignons, les humains. Moi, je vous parle de la lutte évangélique qui oppose les anges et les démons dans un perpétuel bain de sang, sans que nous n'ayons jamais pris le moindre jour de congé. Oui, je suis un démon, tout comme Nox, Moe et Karma, au cas où vous ne l'auriez pas encore compris.

Cette querelle dure depuis très longtemps, même si les débuts sont régulièrement contestés. Mais tout le monde s'accorde sur l'essentiel : au départ, votre terre servait simplement d'aquarium personnel à Dieu, qui menait ses expériences privées lors des dimanches pluvieux (je sais bien qu'il ne pleut pas au paradis, c'est juste pour l'image, détendez-vous). Le Créateur a toujours aimé inventer des choses bizarres auxquelles personne ne fait attention, comme les dinosaures et les ornithorynques. Et encore, vous n'imaginez pas les trucs qui traînent dans le fond de vos océans. Mais un jour, après quelques millions d'années à faire le mariole sur des singes, il vous a créés, vous, les Hommes. Alors ça, c'était une nouveauté ! Tout le monde était impressionné. Le Grand Barbu était fier comme un coq, ce gros frimeur omnipotent. Il en parlait sans arrêt :

« Et là, regardez Adam, il va essayer de pécho Eve ! Mais regardez, je vous dis ! Attendez, je vais faire un truc marrant genre... lui interdire de manger cette grosse pomme. Oui Raphaël, la belle rouge, là, dans l'arbre. Ça va le rendre fou. Vous voyez ? Il panique sévère. C'est adorable. »

Ce qui est fascinant avec les Hommes, c'est qu'ils nous ressemblent comme deux gouttes d'eau. À la différence qu'ils n'ont pas d'ailes, ne possèdent pas d'aura, sont sexués et surtout... libres. En tout cas, ils pensent l'être, ce qui est déjà un premier pas vers l'émancipation. Ou peut-être une chaîne supplémentaire dans l'asservissement, je n'en sais rien, je ne suis pas là pour faire de la philosophie.

Quand Eve a finalement croqué dans cette putain de pomme, tout le monde pleurait de rire en voyant la tête d'Adam, ce pauvre garçon, au bord de l'apoplexie. Mais personne n'a remarqué celle de Samaël, qui n'en revenait pas qu'une création du Grand Manitou puisse désobéir à un ordre direct. Car s'il y a bien une chose intangible au Paradis, c'est que nous ne désobéissons jamais. Ce n'est même pas par choix, par peur ou par respect : c'est une loi de la nature, notre nature à nous, celle qui régit les rapports angéliques depuis nos origines. Et personne n'aurait jamais pensé à la remettre en question.

Sauf Samaël. Sans lui, nous serions probablement toujours en train de batifoler entre chérubins au Paradis, en nous congratulant mutuellement sur nos grosses vertus.

Ce qui a suivi ressemble un peu à une crise d'adolescence. Samaël a commencé par s'habiller en noir et se maquiller les yeux, en maugréant sur le sens de l'univers et en écrivant des poèmes dans sa chambre. Ça ne dérangeait pas grand monde, on le voyait juste arriver de loin. Puis un jour, il a décrété que désormais, nous devions tous l'appeler « Lucifer ». Ça, ça a moins plu au Créateur.

— Samaël, passe-moi le pain, s'il te plaît.

— ...

— Samaël, passe-moi le pain, nom d'un chien !

— Pardonne-moi Père, je ne connais pas ce Samaël dont tu fais mention. Peut-être souhaites-tu t'adresser à Lucifer, étoile du matin, Prince des Enfers, maître de la débauche, porteur de lumière et de vérité ?

— Mais qu'est-ce qu'il a encore fumé, ce gosse ?

Bref, les choses ont vite dégénéré. Lucifer était fasciné par les humains. Il n'en dormait plus. Un peu comme vous, quand vous avez découvert les Sims. Alors il a pris l'habitude d'entrer en douce dans le bureau du Grand Manitou pour foutre un beau bordel dans son monde utopique : un peu de sexe par-ci, un petit larcin par-là, rien de bien méchant, juste ce qu'il fallait pour pervertir les Hommes et leur laisser faire le reste du travail tous seuls. Car Lucifer a eu sa confirmation : les mortels n'attendent qu'une chose, c'est de s'adonner librement à tous les vices propres à leur espèce, des vices auxquels les anges n'auraient jamais pensé, pas même le Créateur. Il leur suffisait d'un petit coup de pouce.

Lorsque Dieu s'en est rendu compte, il est entré dans une colère noire : « Puisque c'est comme ça, j'annule tout ! », et il a provoqué le Grand Déluge en tapant très fort du poing sur la table. Très mature, je sais. On ne raconte pas ça dans vos bibles, hein ? En tout cas, tout le monde trouvait ça dommage. Les anges avaient pris l'habitude de suivre les aventures de leurs humains préférés, tout comme vous bavez chaque soir devant vos émissions de télé-réalité (une délicate invention de mon seigneur Marbas, mais nous y reviendrons plus tard). Heureusement, Dieu a décidé d'en sauver quelques-uns. Ça aurait été dommage de gâcher tout ce beau travail. Il a filé un gros bateau à Noé, son chouchou de l'époque. Mais Lucifer s'est débrouillé pour cacher quelques passagers clandestins dans le pont inférieur.

Entre-temps, il s'est aussi mis à organiser des réunions privées avec ses meilleurs copains, les anges Bélial et Paymon. Juste après, Nabam et Belzébuth les ont rejoints. À la fin, ils étaient douze (enfin, treize, en comptant Lucifer). Ce sont eux, bien sûr, qui allaient devenir par la suite les douze Seigneurs que nous servons aujourd'hui. La rébellion était née, sans même qu'ils le sachent. Rapidement, le premier Grand Conseil a eu lieu, celui où ils ont décidé de braver l'interdiction ultime : descendre sur terre et se mêler parmi les hommes. Un peu comme un road trip entre potes, les parties génitales en moins. Il ne sont pas restés longtemps, quelques siècles seulement, juste assez pour goûter à la panoplie des plaisirs mortels : la luxure, la gourmandise, la paresse et l'argent. Il se sont bien marrés, et en remontant, Lucifer a fait part de sa décision au Créateur :

Je suis le roi des Hommes. Offre-moi ce monde, que je le gouverne à ma guise. Je suis un être libre et je ne souhaite plus appartenir aux affaires divines.

Cette fois, Dieu a vraiment vu rouge. Certains ont carrément pu entendre des bribes de hurlements à l'autre bout du cosmos, des trucs comme « petit con » et « gamin pourri gâté ». Lucifer s'est fait chasser à coups de pied au cul du Paradis et a fondé notre célèbre bastion : l'Enfer. Mais ce que le Grand Crétin à Claquettes n'avait pas prévu, c'est qu'un nombre croissant d'anges commençaient eux aussi à se poser des questions sur la hiérarchie divine. Plus d'un tiers d'entre eux ont finalement décidé de descendre à l'étage inférieur pour rejoindre Lucifer. Ce sont eux, que nous appelons aujourd'hui les démons. Donc oui, techniquement, je suis un ange déchu.

Vous suivez toujours ? Désolée pour le cours d'histoire. Moi aussi, je trouve ça barbant, mais c'est important pour comprendre le reste. Il fallait que je pose les bases. De toute façon, ça vous concerne. J'y viens tout de suite.

L'autre chose que vous devez savoir, c'est que l'Apocalypse est proche. Très proche. C'est prévu pour ce millénaire, peut-être même ce siècle. Là aussi, il y a plusieurs écoles. Vous voyez ces types, habillés en noir, qui viennent frapper à votre porte en barbouillant des inepties sur la fin du monde, et que vous chassez de votre palier à coups de balai ? Désolée de vous l'apprendre, mais ils ont raison. C'est pour bientôt, et vous feriez mieux de vous préparer. Si vous avez un bunker secret dans votre sous-sol, ou même un grenier encombré de vieux cartons, c'est le moment de le remplir avec des boîtes de conserve. Car quand les choses sérieuses commenceront, croyez-moi, vous n'aurez pas envie de traîner dehors.

Le but de l'Apocalypse est simple : décider, une bonne fois pour toutes, de ce que nous allons faire de vous, les Hommes. Les anges croient en votre rédemption et veulent créer une utopie semblable au jardin d'Eden, avec la fibre cette fois. Un paradis pour les vegan et les hipsters, en gros. Quant à nous, nous voulons simplement vous rendre votre liberté, et en profiter pour nous amuser un peu chez vous. L'Enfer c'est chouette, mais il fait chaud, alors quand nous aurons pris possession de votre monde j'ai prévu de m'acheter un petit chalet dans les Alpes. C'est quand même plus sympa qu'une vue sur le Styx et le Champ des Pleurs.

L'Apocalypse doit se dérouler en trois étapes. La première, c'est celle du Grand Curseur. C'est la phase dans laquelle nous nous trouvons. Anges et démons s'affrontent sur terre, sous vos yeux, dans la plus grande discrétion. Nous nous incarnons simplement dans des corps au moment de leur décès. Les anges demandent généralement l'autorisation pour le faire. Quant à nous... disons que nos hôtes ont souvent deux-trois trucs à se reprocher, alors on ne va pas se gêner. Nous avons même un ministère entier dédié à la sélection des corps d'emprunt. Karma a une cousine qui y travaille, il paraît que c'est un vrai bourbier administratif.

Dans tous les cas, l'important est de ne jamais se faire repérer. Car c'est le but de ce jeu : faire bouger le Grand Curseur de la Morale dans notre direction (il ressemble un peu à la jauge du liquide de refroidissement d'une Peugeot 208), jusqu'à ce qu'un camp ait rallié suffisamment de troupes pour déclarer la phase deux. J'y arrive tout de suite. C'est pour ça que nous nous infiltrons parmi vous, pour répandre le mal et la désolation. Et pour l'instant, nous sommes en tête. De très loin.

Vous commencez à piger ? Nous sommes partout. Votre petite voisine et ses trois chats, ou bien le boulanger qui vous refile toujours des croissants trop cuits. Ils sont des nôtres. Votre manager aussi, oui, celui qui s'appelle Fabien et qui vous demande dix présentations PowerPoint par jour (sûrement un démon d'Abalam, comme Moe). Hitler ? Le Titanic ? C'était nous. Tryo, la Tecktonik, l'élection de Trump ? Nous aussi. Le capitalisme, l'art contemporain, la pizza hawaïenne et les crédits à la consommation ? Je sais, je sais. Vous avez compris.

Chaque démon sert un des douze Seigneurs, les premiers qui ont accompagné Lucifer dans sa chute. Tous ont leur propre vision du mal, alors ça nous laisse pas mal de choix. Par exemple, Karma est un démon d'Asmodée, le Seigneur de la luxure et des perversions. Moe sert Abalam, le roi de la folie et des psychoses. Quant à Nox, il est un fidèle de Caym, le maître du mensonge et de la manipulation (comme 80 % de vos hommes politiques, mais vous deviez vous en douter. Non, les yeux rouges de votre président, ce n'était pas à cause du flash, ce jour-là). Michel représente Belzébuth, pour la paresse et la gourmandise. Et enfin, moi, je suis un démon de Marbas, le Seigneur de l'envie. De nos jours, les apôtres de Marbas travaillent principalement dans les médias et la publicité, ou dans les recoins sombres d'internet. Notre dernière création, ce sont les influenceuses lifestyle sur Instagram. J'en suis très fière.

Donc, la phase deux. Elle correspond à l'arrivée de l'Antéchrist, le fils de Lucifer. Quelques démons haut placés ont reçu un faire-part de naissance dans les années 50, alors on sait que le bébé doit déjà avoir grandi à l'heure qu'il est. Il est caché dans le plus grand secret en attendant la fin de sa formation. Les démons de bas rang, et j'en fais partie, n'ont pas davantage d'informations. Je sais juste que c'est pour bientôt, peut-être demain, peut-être dans deux siècles. Dans tous les cas, il n'y a plus de temps à perdre, et nous n'avons jamais travaillé aussi dur pour garder notre avance sur le Grand Curseur. C'est aussi pour ça que nous sévissons avec les déserteurs. Les démons s'amusent tellement ici que certains décident de disparaître des radars pour se contenter de mener la belle vie parmi les Hommes, et ça, c'est inacceptable.

Et enfin, la phase trois. Une fois l'Antéchrist descendu sur terre, la vraie guerre commencera. C'est lui qui mènera nos troupes au combat et ralliera les mortels à notre cause. C'est une bataille qui durera probablement trois ou quatre siècles, et je ne vais pas vous mentir, il risque d'y avoir un peu de sang sur les trottoirs. Comme je le disais, c'est le moment de vous barricader chez vous. Ou de venir vous battre à nous côté, je vous assure qu'on va bien se marrer. Ensuite, nous pourrons enfin débouter ces résidus de séraphins de nos terres, et permettre à Lucifer de nous rejoindre sous sa vraie forme.

C'est bon, j'ai fini pour aujourd'hui. Ça fait beaucoup à digérer, pas vrai ? Mais ne faites pas cette tête, je vous assure que c'est pour le mieux ! Nous ne sommes pas si méchants, nous ferons le nécessaire pour vous faire une petite place au chaud parmi nous. On trouvera bien un coin dans les ruines d'une cathédrale. Mais si, je vous jure ! Croix de bras, croix de fer, si je mens je vais en enfer. 

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