1 - Tout ça pour des bonbecs
« Cette fois, soyez discret », a répété Michel avant que nous partions. Alors je ne sais pas pour les autres, mais à mon avis, le coup de la tête balancée par la fenêtre du troisième étage manque un peu de subtilité. Pauvre vieille.
S'il y a une règle à retenir, c'est celle-ci : ne gardez jamais une hache à portée de Moe. Non, même dans cet endroit que vous pensiez à l'abri, bien caché dans votre grenier, sous votre lit, dans le coffre de votre grand-père, où sais-je encore. Faites-moi confiance. Il la trouvera en moins de deux minutes, et là... vous voyez le tableau. Ou bien, si vous avez du mal à l'imaginer, laissez-moi prendre une photo. Mais si, ça me fait plaisir ! Après tout, c'est mon job.
— Amy, tu fous quoi ? crie Nox de l'autre côté du salon. Aide-moi à nettoyer, bordel !
Il tient une jambe tranchée dans chaque main et les agite avec fureur au-dessus de sa tête. Il faut toujours qu'il en fasse des tonnes, celui-là.
En tout cas, Moe ne s'est pas loupé, même moi je trouve ça dégueulasse. Mais ça reste impressionnant, surtout pour un gosse de cinq ans. Quand il est en colère, il devient difficile de contrôler ses pulsions. Nous n'aurions jamais dû le priver de bonbons, mais le sucre l'empêche à chaque fois de dormir. Cette nuit, au moins, il pioncera correctement. Et nous aussi.
Je réponds à Nox tout en finissant d'enregistrer la scène :
— J'arrive !
Et... merde. J'ai appuyé sur le mauvais bouton. La vidéo vient seulement de se lancer, j'ai tout loupé. Tant pis pour le film. C'est vraiment dommage, car j'avais trouvé un angle parfait, juste au moment où Moe donnait son premier coup de hache dans la jugulaire extérieure, avant que la tête de la vieille ne se décroche complètement. Heureusement, j'ai une vingtaine d'images et elles sont pour la plupart très réussies, à foutre la gerbe à un démon de Bélial (oui, bon... peut-être pas). Je les mettrai en ligne ce soir sur 4chan, ça suffira pour qu'internet les fasse circuler et dans deux jours, elles auront fait le tour des forums. C'est comme ça qu'on crée des vocations et croyez-moi, je prends ma tâche très au sérieux. Marbas sera content, je l'espère. Peut-être qu'à force, il retiendra mon prénom.
Ouais, je sais. Je peux toujours rêver.
Je range mon portable et m'approche de Nox, qui essuie frénétiquement le sang sur le parquet avec des chiffons trouvés dans la cuisine.
— Laisse tomber, lui dis-je. On ne parviendra jamais à faire disparaître les traces nous-mêmes. Il faut demander à Michel d'intervenir.
— Oui, et je suis sûr qu'il sera ravi d'apprendre que nous avons décapité la cible, sans avoir obtenu la moindre information. Tu ne pouvais pas surveiller Moe, pour une fois ? Et Karma, elle est où ?
— Je ne sais pas. Mais on ferait mieux de dégager d'ici avant que...
— AAAAAAAHHHHH !
Trop tard. Quelqu'un vient visiblement de découvrir la tête, dehors, au pied de l'immeuble. J'espérais qu'elle ait atterri dans un buisson ou un autre endroit à l'abri des regards, histoire de nous laisser un peu de temps pour nettoyer ce merdier. Maintenant, il va falloir faire vite. Très vite.
Nox se rince au-dessus de l'évier et j'essuie le visage de Moe, barbouillé de rouge jusqu'aux oreilles (il est trop mignon), puis lui enfile son manteau pour cacher les taches sur ses vêtements. Ça ira, tant que personne ne baisse les yeux sur ses chaussures. Je l'attrape par la main et le traîne derrière moi, et nous nous dirigeons tous les trois d'un pas vif vers les escaliers. Se trimballer un enfant de cinq ans assoiffé de sang n'a pas beaucoup d'avantages, mais ça nous permet souvent d'avoir l'air moins suspects. En quittant le hall d'entrée, nous adressons un sourire poli à la concierge, qui nous dépasse en courant. Elle s'apprête à sortir dans la rue, elle aussi, alertée par les cris.
Une femme de forte corpulence est allongée sur le trottoir, entourée d'un groupe de passants curieux. Elle respire avec difficulté et n'arrive pas à parler. Les seuls mots qu'elle parvient à articuler sont « tête », « parking » et « police ». Pas besoin d'être un génie pour comprendre. Ça ne sent pas bon.
— Qu'est-ce qu'elle raconte ? demande un homme en costume gris.
— Laissez-moi passer, dit Nox d'une voix calme. Je suis médecin. C'est sûrement une crise d'angoisse. Allez, dégagez, faites de la place ! »
Les passants s'éloignent de quelques mètres. Nox se penche au-dessus de la femme et se met au travail. Je sais qu'il fait quelque chose, car son aura clignote l'espace d'une seconde. Celle de Nox est un peu plus rouge que la mienne, ce qui la rend également plus visible. Ce n'est pas prudent. Il y a une église à moins de cinq cents mètres. Des anges traînent forcément dans le coin et s'ils nous repèrent, on est cuits ! Bordel, où est Karma ?
Heureusement, pour l'instant, il ne se passe rien. La femme semble se calmer. Elle tente de se relever.
— Chuuut, ne bougez pas, vous avez fait un malaise, lui dit Nox. Restez allongée. Je vais appeler les pompiers.
Puis il se tourne vers la foule :
— Tout va bien, ce n'est rien, vous pouvez circuler !
— Où... où suis-je ? demande la femme.
— À l'angle de la 5e rue. Ne vous en faites pas, vous êtes en sécurité. Quel est votre prénom ?
— Marie.
Je sens Nox tressaillir et je suis également prise d'une légère nausée. J'ai l'habitude, c'est un simple réflexe physique. Je ressens le même dégoût pour les gens qui s'appellent Joseph ou Moïse. Nox lui touche la main et se penche un peu plus vers elle, comme un serpent qui fond sur sa proie.
— Marie, je veux que vous rentriez chez vous, maintenant. Vous allez prendre un bon bain chaud, puis vous affaler sur le canapé, devant votre film préféré. Vous vous endormirez avant la fin, comme chaque soir depuis la mort de votre mari. Demain, vous vous souviendrez à peine de cette journée. C'est compris ?
— Mais comment...
— Détendez-vous Marie. J'ai confiance en vous. Vous allez vous lever et partir, tout de suite.
— Oui. D'accord.
Nox semble pris d'une hésitation, puis sort une petite carte en papier brillant de la poche de son manteau.
— Je suis psychiatre, vous savez. Pensez à m'appeler. Je serai heureux de vous accompagner dans cette épreuve.
Je lui donne un coup de coude discret dans les côtes. Ce n'est pas le moment de se faire plaisir. Il faut partir, tout de suite. Mais avant, je dois récupérer la tête. Le temps que la police (ou pire, les anges) découvre l'appartement, Michel pourra réfléchir à une solution.
La femme a parlé d'un parking, alors je me dirige en toute logique vers celui de l'immeuble. Bingo. La tête est là, au beau milieu d'une place handicapée, la tronche partiellement écrasée sur le bitume. Impossible de la manquer, on a vraiment eu du bol que personne d'autre ne la trouve. Enfin... si on peut appeler ça de la chance. Elle a toujours cette expression d'horreur sur le visage et la bouche grande ouverte, sûrement parce qu'elle criait encore avant de se faire trancher le cou : « Je ne l'ai pas vu, je vous jure, je ne sais pas où il est ! ». Le pire dans tout ça, c'est que je pense qu'elle était sincère. Peu de personnes sont capables de mentir face à Moe, surtout quand il tient une hache.
J'entends du bruit derrière moi. Je m'apprête à bondir pour me cacher derrière une voiture, mais je reconnais immédiatement cette coupe de mère au foyer des années 50 et cette démarche chaloupée. C'est Karma, qui émerge du local à poubelles. Elle est suivie d'un pauvre type aux cheveux ébouriffés, qui remonte son pantalon à la hâte, l'air ahuri. J'en étais sûre. Quand Karma disparaît, ce n'est généralement pas pour aller cueillir des pâquerettes. Sauf si les pâquerettes sont des hommes. Et celui-ci, je pense qu'il ne s'en remettra pas de sitôt. Je me demande souvent l'effet que ça fait, de coucher avec un démon d'Asmodée. Karma me l'a proposé plusieurs fois, mais j'ai toujours refusé, question de principe. Trop de gens deviennent accros, et j'ai déjà suffisamment de problèmes à gérer.
En parlant de problèmes, je sens mon téléphone vibrer. C'est un message de Michel :
— Vous quatre. Au rapport. Tout de suite.
Nous arrivons au QG dans l'heure qui suit. C'est un fast-food miteux sur le périphérique central, un vieux bâtiment aux murs délavés et décoré avec des néons roses et bleus. Ils ont essayé de lui donner un air de dinner américain, mais ça ressemble davantage à un club de strip-tease pour routiers. C'est ici que travaille Michel, en tant que gérant et manager. Quand nous entrons, il est occupé avec une cliente ravissante, bien trop distinguée pour un endroit comme celui-ci. Elle parle d'une voix hésitante :
— ... et je prendrai aussi un cheeseburger, avec une salade verte et une bouteille d'eau, s'il vous plaît.
Michel essuie ses mains pleines de friture sur son uniforme et lui demande :
— C'est tout ? Vous n'avez pas faim ?
— Pardon ? Non je...
— Nous offrons une réduction sur les menus extra larges, Madame. Pour le même prix, vous avez le double. Allons, ne me faites pas croire qu'avec une ligne pareille, vous voulez faire un régime ?
La cliente rougit, visiblement flattée.
— Justement, j'aimerais la conserver !
— Faites-moi confiance, ce n'est pas un petit écart qui vous fera du mal. Il faut savoir s'écouter, de temps en temps. Je sens que vous avez eu une dure matinée. Allez, vous savez quoi ? Vous prenez le King Size, et je vous offre un donut avec. C'est votre jour de chance, dit-il avec un clin d'œil crapuleux, en lui tendant un sac en papier trempé de graisse.
— Eh bien je... d'accord.
Elle part les bras chargés de sa commande et s'installe derrière nous, sur une table poisseuse, à proximité du comptoir. Ce n'est pas la première fois que j'assiste à cette scène, c'est la spécialité de Michel. Regardez, ce n'est pas tous les jours qu'on voit un fidèle de Belzébuth en pleine action ! Vous la voyez, cette pauvre fille, se jeter sur la nourriture, comme si elle n'avait rien bouffé depuis une semaine ? Dans quelques minutes elle commandera un deuxième burger. Puis un troisième, peut-être même un quatrième. Ce qui est sûr, c'est qu'elle en mangera jusqu'à se faire vomir. Dans une heure, elle reprendra la route en se disant : « Mais qu'est-ce qu'il m'a pris ? », et elle rentrera chez elle, en essayant d'oublier cet incident. Elle ne dira rien à personne, elle aura trop honte. Sauf que cette nuit, elle se réveillera avec une faim terrible, irrépressible, animale. Elle ouvrira son frigo et engloutira tout ce qu'elle peut trouver, jusqu'au dernier pot de moutarde au fond de l'étagère. Dans quelques mois, sa jolie silhouette ne sera plus qu'un lointain souvenir.
Michel nous fait signe de le suivre dans son bureau, en frappant au passage la main de Moe qui tente d'attraper un cheeseburger derrière la caisse :
— Ne mange pas cette merde, gamin. C'est bourré de pesticides et d'hormones génétiquement modifiées. C'est pas bon pour ta croissance.
Moe a l'air contrarié mais ne répond rien, comme d'habitude. Michel se tourne vers nous :
— Vous pensez qu'il parlera un jour, ce mioche ?
Je hausse les épaules. Moe n'a jamais formulé la moindre phrase, à part son propre prénom (et encore, je ne suis même pas sûre que ce soit ça. C'est la seule syllabe qu'il sait prononcer). Les incarnations connaissent parfois quelques ratés, c'est comme ça, on fait avec. Peut-être que dans une autre vie, c'était un grand homme politique ou un brillant orateur. Je doute que nous en sachions plus un jour. Tout ce que je peux dire, c'est que Moe s'est réveillé il y a quelques mois dans une ferme isolée en pleine campagne, au beau milieu d'un salon rempli de figurines en porcelaine et de rideaux en dentelle. Quand nous l'avons récupéré, il était entouré d'un couple mort depuis plusieurs jours, en état de décomposition avancée par la chaleur estivale, couverts de mouches en pleine période de reproduction. L'homme tenait encore un fusil dirigé vers son propre crâne, dont la cervelle avait maculé le joli tapis en velours beige de la salle à manger. Sale histoire, hein ? Ça aussi, ça avait été un sacré merdier. Si nous étions arrivés quelques heures plus tard, il aurait fini en famille d'accueil et croyez-moi, vous ne voulez pas vous retrouver en charge d'un gosse comme Moe.
— Alors, dit Michel en s'allumant une cigarette. Vous savez où il est ?
— Eh bien... commence Karma.
— Non, l'interrompt Nox. La vieille ne savait rien. Elle nous a confirmé l'avoir hébergé au printemps, mais elle ne l'a pas vu depuis le mois de mai. C'était notre dernière piste. Franchement, on ne peut pas laisser tomber ? Un déserteur de plus ou de moins, qu'est-ce que ça change ?
— Ça change que si le moindre crétin qui choisit de déserter s'en sort sans problème, autant arrêter la guerre tout de suite, tu ne penses pas ? C'est ce que tu veux, Nox ? répond Michel d'une voix dangereusement mielleuse. On laisse tomber ? On part à la plage, tous ensemble, on boit des cocktails en attendant l'apocalypse, le cul sur nos transats, et on laisse les anges convertir le reste de l'humanité en réservoir à pisse divine ?
— C'est bon, j'ai rien dit. C'est juste que ça fait six mois, Michel, j'aimerais qu'on passe à autre chose. File les déserteurs aux nouveaux, et laisse-nous faire nos preuves sur des missions dignes de ce nom !
— C'était ça, l'occasion de faire vos preuves, pauvres larves. Et la vieille, elle ne vous a pas trouvés trop louches au moins ? Vous avez été discrets cette fois ? Manquerait plus qu'elle prévienne quelqu'un. On va finir par reconnaître vos têtes dans la région.
Nox ne répond pas et je regarde mes pieds, tandis que Moe se cure le nez avec délectation.
— Bah... en parlant de tête, dit Karma.
Michel soupire et sort son téléphone :
— Et merde. Vous faites chier.
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