𝟒. 𝐋𝐚 𝐝𝐚𝐧𝐬𝐞𝐮𝐬𝐞 𝐞𝐱𝐨𝐭𝐢𝐪𝐮𝐞


Gwenaëlle

Cela fait trois plombes que je suis clouée au bar, dans un silence de mort, attendant patiemment le retour de Catalina. Happée par mes pensées, je lève le visage lorsque les battants d'une des sorties de secours, située sous l'étrange petit balcon soutenu par une énorme poutre, s'ouvrent sur une silhouette que j'ai du mal à percevoir à cause du manque de lumière. C'est un homme, à en juger par sa carrure imposante et ses larges épaules. Mais je n'en suis pas certaine. Je plisse les yeux pour tenter d'y relever d'autres détails, comme la couleur de ses cheveux ou celle de ses vêtements... En vain. Une brise glaciale me parcourt les jambes, remonte le long de ma colonne vertébrale et recouvre ma peau d'une salve de frissons ; je ne saurais dire si c'est un courant d'air provoqué par l'ouverture de la porte ou si c'est juste l'effet de sa simple présence. J'ai l'étrange sensation qu'il me fixe alors que je ne suis pas en mesure de distinguer ses yeux, et encore moins la direction qu'ils suivent en ce moment même. Durant de longues secondes, il reste là, figé dans l'encadrement, et je suis incapable de détourner le regard. Pire, je n'arrive pas à savoir si c'est moi qui suis responsable de ce que j'interprète comme une hésitation silencieuse ou s'il est simplement en train de réfléchir à quelque chose. A-t-il seulement remarqué ma présence ? Je ne suis pas censée être ici, j'en suis bien consciente... Mais lui ? Qui est-il ? Pourquoi utiliser la porte arrière ? Se cache-t-il de quelque chose ? De quelqu'un ?

Catalina refait surface, accompagnée de deux autres personnes qu'elle me présente comme ses collègues de ce soir : Diégo, le latino au sourire charmeur et Vanessa, la belle brune aux cheveux courts et grands yeux verts. Les échanges de politesse ne durent qu'une poignée de secondes puisqu'il est déjà vingt-trois heures quinze et que les portes du Versus ne vont pas tarder à s'ouvrir. Je croise la mine inquiète de Cat, visiblement pas dans son élément derrière ce bar. Je tente de la rassurer en lui rappelant que je n'hésiterai pas à lui venir en aide si le besoin s'en fait sentir.

Je profite de ce qu'elle me tourne le dos pour jeter un rapide coup d'œil aux étagères à boissons, puis par-dessus mon épaule. Je ressens une déception inexplicable lorsque je constate que l'homme a disparu, tout en laissant planer le doute de l'avoir imaginé.

***

La soirée commence plutôt bien. Catalina prend ses aises et moi, je sirote mon virgin sex on the beach en observant les clients et en pariant sur qui finira la nuit avec qui. C'est bon de changer d'air, parfois. La musique électro est tellement forte qu'elle me rend sourde à toutes ces questions du quotidien qui m'oppressent. Tandis que les basses puissantes font palpiter mon cœur à un rythme beaucoup plus lent, je réalise que la foule, contrairement à l'idée que je m'étais faite, m'apporte un sentiment de sécurité. Je me sens à l'abri, inaccessible... comme si, grâce à tous ces gens, j'étais devenue invisible. Et ça me rassure.

Cat se sert du shaker pour la première fois de la soirée. Elle rassemble les ingrédients d'une piña colada avant de refermer le récipient et commence à l'agiter en tous sens. Elle tente d'amuser la galerie en accompagnant ses gestes d'un petit mouvement de hanches, comme le feraient les danseuses exotiques avec des maracas. Sauf qu'elle n'est pas danseuse exotique, et que l'ustensile n'est pas une maraca... Sans doute a-t-elle fait une mauvaise manipulation puisque la moitié du contenu se retrouve dans ses cheveux qu'elle avait tressés pour l'occasion, et sur son haut blanc, devenu pratiquement transparent au contact du liquide !

À partir de là, les catastrophes s'enchaînent. En voulant se retourner pour prendre des serviettes, elle fait tomber une dizaine de verres qui éclatent au sol dans un fracas abominable. Elle jure et fonce dans la salle adjacente pour y récupérer un balai, puis s'active à nettoyer aussi rapidement qu'elle le peut. Je lui propose mon aide, à plusieurs reprises, parce que je déteste rester là, à la regarder sans rien faire, mais elle refuse. Une fois, deux fois. Les clients s'impatientent ; je sens mes nerfs à vif lorsque j'entends des commentaires déplacés qui fusent de l'autre côté du bar. Ils ne se doutent pas qu'elle est la fille du patron et pour ça, je ne peux pas les blâmer. Difficile d'imaginer un blond aux yeux bleus être le père d'une jeune métisse aux iris noirs. Je sais que cela changerait leur façon de s'adresser à elle, mais ça ne plairait pas du tout à Cat. Alors, je me retiens. Je garde les mots au fond de ma gorge et ravale cette envie irrépressible de tous les envoyer se faire foutre.

— Aïe ! Putain, mais c'est pas vrai ! hurle Catalina en fixant la paume de sa main droite.

Je réagis aussitôt et me précipite vers elle pour vérifier l'ampleur de sa blessure. C'est profond. Trop pour ne pas s'en inquiéter. En un quart de seconde, j'ai conscience qu'elle aura besoin de plusieurs points de suture. J'ai malheureusement trop l'habitude de ce genre de coupure et elle le sait.

Merci, maman.

— Tu n'as pas le choix. Il faut aller à l'hôpital, lui dis-je d'un air désolé, en fermant son poing sur une serviette pour tenter de calmer l'hémorragie.

— Non, ça va. Je vais...

— Quoi ? la coupé-je. Que comptes-tu faire dans cet état ?

Elle souffle, hésitante.

— Je ne peux pas laisser mon père dans la merde, tranche-t-elle sévèrement en espérant me convaincre.

C'est très mal me connaître.

Je souris, secoue la tête et m'empare de la fiche des recettes de cocktails ainsi que de la carte des consommations.

— Très bien. Toi, tu vas à l'hôpital et moi, je reste ici pour aider Garett. Est-ce que Jordan peut t'y conduire ?

Catalina se mordille la lèvre en me sondant de son regard intense. Je devine qu'un tas de choses lui passent par la tête. Elle sait que je n'ai pas le permis de voiture et que je ne peux pas l'emmener voir un médecin à moto puisque je n'ai qu'un seul casque. Et, de toute façon, ce serait bien trop dangereux dans son état. Elle se demande également ce que je m'apprête à faire avec les documents que je rassemble devant moi – j'y ai déposé la carte des consos ouverte à la page des vins – et enfin, elle assimile les informations. Son regard s'illumine tout à coup ; je lui adresse un sourire espiègle pour confirmer ses déductions. Je la connais trop bien et je sais la seule chose qui l'intéresse. C'est un sujet que nous n'abordons pas souvent même si elle aimerait, au contraire, que je me décide à l'assumer. Cat jette un coup d'œil rapide autour de nous et s'approche de moi en baissant le ton :

— Tu vas utiliser ton superpouvoir, c'est ça ?

Je ris en secouant la tête.

À 17 ans, j'ai découvert que j'étais pourvue, tout comme Sherlock Holmes, Mozart et Docteur Strange, d'une mémoire dite eidétique. Je n'avais jamais réalisé posséder quelque chose en plus que les autres avant de faire des recherches sur le Net. J'ai enfin compris comment j'étais capable d'apprendre mes partitions de piano en l'espace de quelques secondes ou de réciter mes poèmes par cœur en ne les ayant lus qu'une seule fois. Mais, puisqu'il y avait de grandes chances de voir disparaître ce don à l'âge adulte, j'ai préféré n'en parler à personne, exception faite de ma meilleure amie.

— Ma malédiction, tu veux dire ! Alors ? Jordan est dispo ?

— Normalement oui, grogne-t-elle en récupérant son téléphone. Je vais l'appeler.

Pendant les quelques minutes que dure son coup de fil, j'observe rapidement les quatre pages qui composent la carte des boissons. Celle des vins et champagnes, celle des alcools forts, celle des cocktails et enfin, celle des softs. Je mentirais si je disais n'avoir pas manqué m'étouffer de stupeur en voyant le prix exorbitant de certaines bouteilles. C'est de la folie !

Je doute, entortille nerveusement mes doigts les uns aux autres. Tous les employés ont tellement d'allure et de classe... Et moi, j'ai des tatouages et un crop top. Je tire légèrement sur le tissu pour essayer de couvrir davantage mon ventre tout en observant Diégo réaliser ses cocktails. Malheureusement pour moi, la mémoire absolue n'est pas un superpouvoir, malgré ce que pourrait en penser Cat. Elle a ses bons côtés, mais il y a toujours un revers de médaille. Je suis prisonnière de mes souvenirs. Même ceux que je préférerais oublier, ceux que je voudrais embellir avec le temps, me dire « finalement, ce n'était pas si grave... ». Tous. Absolument tous sont inscrits comme au premier jour.

— Jordan ne va pas tarder. Alors, comment ça se présente ? m'interpelle Catalina qui range son portable dans sa poche.

— Tout est OK, lui affirmé-je en attrapant délicatement son poignet.

Je me saisis d'un chiffon propre et fais un bandage de fortune autour de sa main blessée. C'est le dix-huitième pansement de ce style que je réalise. Neuf pour ma mère, quatre pour moi, trois pour Fabio et deux pour Catalina. Son premier, c'était parce qu'elle avait marché sur un clou dans un magasin de bricolage.

— Je peux te tester ? s'enquiert ma meilleure amie, des étoiles plein les yeux.

Après tout, si ça l'amuse... Ça me permettra peut-être de me détendre un peu.

— OK. Prends la carte et demande-moi n'importe quoi.

— Si je te dis : une margarita ?

— Cointreau, tequila, citron vert, champagne et bitter.

Tout en récitant la formule, je désigne les bouteilles sur les étagères et dans les frigos. Je peux, à tout moment, revoir la liste et la disposition de chaque ingrédient en convoquant ma mémoire. Elle essaie de me déstabiliser avec deux autres cocktails – mai tai et sex on the beach, plus difficile – mais encore une fois, je n'ai aucun mal à citer les recettes par cœur.

— Tu es vraiment incroyable ! s'exclame-t-elle en souriant. Mais pour les quantités, tu vas t'en sortir ? Tiens, garde ça près de toi, ça t'aidera.

Elle me tend un petit objet en forme de sablier que je m'empresse de détailler avec intérêt.

— C'est un doseur à alcool, poursuit-elle. Tu peux le remplir de cinq à cinquante centilitres. Pour le reste, il va falloir te débrouiller.

— Ça ira, la rassuré-je d'un ton confiant en tapotant mon index sur ma tempe. Tout est là !

Elle me saute au cou, manquant de nous faire basculer en arrière. J'éclate de rire, enroule mes bras autour d'elle en inspirant une grande bouffée d'air chargée de tout l'amour, la force et le courage qu'elle me transmet à son contact.

— T'es la meilleure, murmure-t-elle en me serrant plus fort.

Si j'avais encore quelques hésitations, elle vient de tout effacer en un instant. Je sais pourquoi je veux le faire : pour elle. Parce que Catalina a toujours été là et que je me sens redevable depuis tout ce temps. J'ai l'impression que j'ai enfin l'occasion de lui apporter mon aide et j'ai bien l'intention de lui prouver qu'elle peut compter sur moi.

Garett nous rejoint rapidement. Visiblement, il est déjà au courant de ce qui vient de se passer.

— Caty, tu vas bien ?

— J'ai pas assuré, s'excuse-t-elle. Mais tout est sous contrôle, Gwen va prendre le relais, tu n'as aucun souci à te faire !

Bien sûr, il ne connaît pas mon petit secret. Et j'ai l'impression, au vu de la tête dépitée qu'il tire, que l'idée ne l'enchante pas plus que ça. Il me dévisage de longues secondes. Je me pince les lèvres et détourne le regard, mal à l'aise.

— Tu me fais confiance ? reprend Catalina qui n'a rien raté de la scène, en s'adressant à son père.

— Ne vous inquiétez pas, monsieur Moreau, ajoute Diégo en retroussant les manches de sa chemise blanche qui contraste avec sa peau mate, je serai là pour l'aider, et Vanessa aussi.

Garett finit par capituler, bien que très nerveux. Il n'a pas vraiment le choix, de toute façon. Je souris au serveur qui m'adresse un clin d'œil et retourne préparer ses commandes. Encore dos à la foule, je m'accorde une minute pour tenter de faire redescendre la pression. Mais à l'instant même où je m'apprête à me lancer, quelque chose m'interpelle. Un frisson intense qui longe mon épine dorsale et se meurt entre mes reins. Déstabilisée, j'y pose une main hésitante pour vérifier que personne ne me touche. C'est insensé ! Évidemment que personne ne me touche ! Pourtant, l'espace d'une fraction de seconde, j'ai eu la sensation d'une caresse, d'un souffle... d'un baiser ?

Alors seulement, je comprends.

Avant même de me retourner, je sais que l'inconnu de tout à l'heure est ici, quelque part dans la salle. C'est absurde, mais tellement fort. Je m'oblige à ne pas y faire attention et me plonge dans les commandes qui affluent de toutes parts. Mais le poids de sa présence se fait de plus en plus lourd, saturant l'air au point qu'il en devient bientôt irrespirable.

Je relève finalement les yeux et l'aperçois, vêtu d'un simple tee-shirt gris, appuyé nonchalamment contre cette balustrade. Sa silhouette sculpturale se dessine plus nettement que tout à l'heure, dévoilant ses cheveux bruns, courts et rebelles. Il domine la salle, incontestablement. Non seulement par sa position surélevée, mais aussi par son attitude froide, imposante, presque hostile. Son regard sombre est braqué sur moi, j'en ai le souffle coupé. Une nouvelle brise glaciale effleure ma peau tandis qu'une vague de chaleur fait bouillonner mon sang de l'intérieur. C'est comme si mon corps voulait me prévenir de quelque chose que ma tête n'avait pas encore perçu. Un danger, une menace. Les lumières qui vacillent derrière lui font danser les ombres sur son visage dur et accentuent la largeur de sa mâchoire, l'épaisseur de ses lèvres et la courbe régulière de ses sourcils droits qui lui donnent cet air si sévère. Il est d'une beauté obscure, mystérieuse.

Les haut-parleurs crachent une chanson de David Guetta, les stroboscopes s'alignent au tempo des basses, les cris fusent d'un bout à l'autre de la pièce, mais je reste immobile, incapable de détacher mon regard de cet inconnu. Je ne comprends pas ce qui m'arrive. J'ai conscience qu'il faut que je me bouge, que je dois répondre aux clients impatients dont les voix me parviennent à peine, semblables à de lointains échos. Mais la force irrésistible qui émane de cet homme me paralyse. Un rictus étire ses lèvres, je n'arrive pas à dire si c'est volontaire ou s'il s'agit d'une émotion qu'il n'a pas su retenir. Des mains se posent soudainement sur mes épaules ; je sursaute en reprenant conscience.

— Tout va bien ? s'inquiète Diégo, en me fixant de ses grands yeux en amande, bordés de longs cils noirs.

— Oui... oui, bégayé-je en secouant la tête.

Il me sourit tendrement pour me rassurer, et ça fonctionne. Mon cœur se calme, la tension qui comprimait mes muscles s'apaise et je reprends finalement le travail sans plus me retourner vers le balcon de l'Enfer.

Inutile, je sais que le diable a déjà disparu.

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