𝟏. 𝐓𝐨𝐮𝐭 𝐜𝐨𝐦𝐦𝐞𝐧𝐜𝐞 𝐢𝐜𝐢
Gwenaëlle.
Il est presque une heure du matin, les lumières vont bientôt céder leur place à la profondeur infinie de la nuit, puisque les nuages sont trop épais pour laisser filtrer la douce lueur du clair de lune. Les pieds dans le vide, mes vieux écouteurs vissés dans les oreilles diffusant la cinquième Symphonie de Beethoven, je m'autorise à m'évader quelques instants de ce quotidien devenu trop lourd à porter. C'est grâce aux vibrations harmonieuses de cette musique que j'arrive à calmer mes angoisses et mes déceptions. À balayer ces images qui reviennent me hanter chaque fois que j'entends la pluie s'abattre sur les vitres, me rappelant le soir où j'ai cru expirer mon dernier souffle. Ma mère ne va pas tarder à se lever et traverser les quelques mètres qui séparent le canapé-lit de la cuisine pour récupérer sa bouteille planquée sous l'évier, derrière les produits ménagers – elle pense toujours que je n'ai pas remarqué son petit manège. En réalité, je lui laisse ce plaisir ; je préfère qu'elle boive pour mieux dormir plutôt que de la supporter soûle, tout au long de la journée. Cela fait remonter beaucoup trop de mauvais souvenirs... Même si, clairement, je n'ai pas besoin de ça pour me les rappeler.
Un jour, alors que je réalisais un travail d'orfèvre sur un tatouage qui m'a demandé plus de six heures de concentration, elle a débarqué au salon, ivre morte, et s'est mise à vomir dans les bacs de décontamination. Il a fallu désinfecter de nouveau la salle de stérilisation de A à Z. Heureusement que le jeune homme s'est montré conciliant, bien que je ne l'aie jamais revu après ça – ce qui, entre nous, ne fut pas vraiment une surprise. Durant de longs mois, j'ai essayé d'interdire à ma mère une consommation excessive d'alcool, m'obligeant à entrer dans une relation extrêmement conflictuelle avec elle ; j'ai laissé tomber, à présent. Je me contente de faire en sorte qu'elle garde un semblant de conscience afin d'éviter d'autres situations de ce genre.
Un bruit sourd provient de la cuisine ; mes espoirs de la voir s'en sortir s'amenuisent à mesure des jours qui passent. Je m'allonge sur le lit de la minuscule chambre séparée par un simple rideau, ferme les yeux et rabats la couverture jusqu'à mon front. Le grenier réaménagé au-dessus du salon de tatouage n'est pas grand, mais fonctionnel. Disons qu'au moins, nous avons un toit sur la tête.
Les nuits sont plutôt courtes. La sonnerie tonitruante du réveil m'extirpe d'un profond sommeil à sept heures tapantes. J'exagère toujours le volume de la petite machine pour être certaine de l'entendre au travers de mes écouteurs. Mon éternelle routine commence alors : douche, café, brossage de dents et préparation du salon pour l'arrivée des potentiels clients. Faute à la mauvaise fréquentation du quartier, qui a fortement augmenté ces dernières semaines, ils se font de plus en plus rares. Cela ne facilite pas les affaires.
Lexi, une jeune femme à la tignasse de feu, a rendez-vous pour l'ultime phase de son projet. Après avoir écouté ses demandes, proposé plusieurs esquisses et validé ensemble le dessin final, il est temps de faire couler un peu d'encre !
Hésitante, elle s'avance dans la grande pièce sombre en jetant un œil curieux aux deux présentoirs à piercings, écarteurs et modèles de tatouage. Ses mains se posent sur le comptoir de verre, tandis qu'elle se perd un instant à contempler les rares bijoux en or 18 carats que j'ai intégrés à ma collection, il y a plusieurs mois. Lexi vient tout juste d'atteindre la majorité. J'ai l'impression de me voir à travers elle, quelques années auparavant. Elle vit avec son père, mais leurs relations ne sont pas très bonnes. Nous avons eu l'occasion de discuter à de nombreuses reprises et, bien que nous ne soyons pas encore au stade des confidences, elle m'a vaguement parlé de sa situation. Les similitudes avec ma propre histoire, mes relations plus que tendues avec mon géniteur qui brille par son absence depuis tant d'années, sont si évidentes que j'ai immédiatement été bouleversée par ce petit bout de femme, aussi pétillante que ravagée par la colère et la solitude.
— Bonjour, Lexi. Alors, prête pour le grand saut ?
— Absolument, je suis impatiente !
Elle me sourit timidement en glissant ses mains dans ses poches. Ce cap est sans doute le plus difficile à franchir. Les clients sont, pour la plupart, partagés entre l'excitation de voir leur projet aboutir et la peur d'une douleur trop intense. C'est mon rôle de les rassurer et de tout mettre en œuvre pour qu'ils ne renoncent pas au dernier moment. Ce serait catastrophique, surtout en ce moment, avec mes deux mois de factures d'électricité en retard. J'ai de la chance qu'ils ne m'aient pas encore coupé le courant ! Sans parler de mon loyer, que Celina, la propriétaire du salon – et accessoirement, la mère de mon ex-petit ami – m'a gentiment autorisée à payer un peu plus tard...
Je me désinfecte les mains et les avant-bras, puis invite Lexi à s'installer sur le fauteuil tout en enfilant mon masque et mes gants. Je commence par retracer le contour du dessin sur un calque que je place ensuite sur son épaule. Je pourrais facilement le reproduire à main levée, mais je préfère assurer mes arrières – et rassurer ma cliente. D'autant qu'il en garantit l'emplacement exact. Un poignard entouré de roses, dont la pointe brise le cadran d'une horloge. Grâce aux informations que Lexi m'a communiquées lors de la création du croquis, j'ai rapidement compris qu'il s'agissait d'une histoire douloureuse entre elle et son père.
Comme toujours, lorsque j'ai la possibilité d'établir un lien plus intime avec quelqu'un, les mots restent au fond de ma gorge. Je pourrais lui dire que j'ai aussi vécu ce qu'elle traverse, qu'elle n'est pas seule à devoir affronter l'absence d'une figure paternelle. Au lieu de ça, j'appuie sur la pédale ; la machine à bobines émet ses vibrations familières et les aiguilles s'activent, prêtes à faire pénétrer l'encre sous la peau...
Le vrai travail de précision peut enfin commencer !
Les heures suivantes, je m'attelle à la tâche tout en guettant les réactions de ma cliente. Il est normal que sa résistance à la douleur s'amoindrisse – je suis même étonnée qu'elle ait tenu aussi longtemps sans demander de pause. Je relève les mains, puis la tête ; elle souffle de soulagement.
— Je ne t'ai pas entendue te plaindre une seule fois, tu es vachement courageuse ! déclaré-je en essuyant les pigments qui coulent encore sur sa peau. Tout va bien ?
— Est-ce que c'est fini ? Dis-moi que ça l'est, parce que je ne supporterai pas la douleur une minute de plus ! rit-elle, malgré l'inquiétude flagrante que je perçois dans sa voix.
— Il est terminé, Lexi. Il y aura sans doute quelques retouches à faire, mais je vais te laisser tranquille un petit moment.
— Je peux le voir ?
J'acquiesce et l'invite à me suivre, face au miroir. Mon travail est accompli, j'en suis fière, mais j'ai toujours cette appréhension terrible que le client ne soit pas satisfait. J'ai exécuté une marque permanente sur le corps de Lexi, c'est une énorme responsabilité.
Silencieuse, elle observe son nouveau tatouage avec attention. Ses traits se teintent soudainement d'une profonde mélancolie, tout comme l'esquisse de ce pâle sourire qu'elle me laisse entrevoir.
— Il est magnifique... Merci, Gwenaëlle.
— Les choses finissent toujours par s'arranger, tu sais... Il faut y croire, sinon à quoi bon ?
Je me pince les lèvres et me maudis intérieurement. Les mots sont sortis tout seuls ; je regrette aussitôt de les avoir prononcés. C'est vraiment drôle de donner des conseils alors que ma vie est une succession de drames et de mauvais choix. Mais je crois que j'aurais aimé les entendre, à son âge, lorsque j'étais tiraillée entre les disputes de mes parents et mes rêves un peu – beaucoup – trop grands.
Lexi relève ses jolis yeux noisette tandis qu'une larme roule sur sa joue. Elle s'avance si près de moi que je pourrais compter ses taches de rousseur, puis se blottit dans mes bras pour évacuer l'émotion qu'elle tentait de contenir jusqu'alors. D'abord surprise par son geste, je finis par resserrer mon étreinte autour de son petit corps tremblant ; ses sanglots redoublent d'intensité avant de s'apaiser, au bout de longues minutes.
***
Lexi a quitté le salon il y a plus d'une heure. Depuis lors, je griffonne dans mon cahier de croquis et entame ma quatrième Chupa Chups.
C'est une véritable addiction, ces machins-là !
Mon portable vibre, c'est Catalina, ma meilleure amie.
[Un petit verre au Versus, ce soir ?]
Ah, le Versus. Une boîte de nuit du dixième arrondissement, l'endroit huppé du moment. Clientèle triée sur le volet, DJ de renom, cocktails servis avec petits parasols, olives et glaçons multicolores... le tout puant le fric à plein nez et fourmillant de tout un tas d'ego surdimensionnés. Tout ce que je déteste ! Mais ça, je ne peux pas le lui dire : c'est son père qui en tient les rênes.
[Une autre fois, je suis crevée.]
Sa réponse ne tarde pas :
[Dommage... Ça te ferait du bien de te
changer les idées.]
[J'ai beaucoup de choses à faire.Ne t'inquiète pas et bois-en un pour moi !]
D'accord, c'est un mensonge. Clairement, ça ne se bouscule pas au portillon. Ni client, ni appel, ni projet en cours. Je commence à sérieusement penser à trouver un deuxième boulot pour subvenir à nos besoins. Inutile de compter sur ma mère pour ça, mais si elle pouvait au moins faire l'effort de ne pas dépenser le peu d'argent que nous avons dans l'alcool.
J'entends un vacarme à l'étage. Un bruit de verre brisé. Je rejoins ma mère en grimpant les marches deux par deux et m'écrie à travers la porte :
— Maman ? Qu'est-ce qui se passe ?
Ces dernières semaines, j'ai vu son état se dégrader à vitesse grand V. Je me suis préparée à tout un tas de scénarios possibles. J'en suis même venue à imaginer le pire, chaque fois que je la retrouvais inerte sur le canapé, et puis je m'en suis voulu. J'ai peur de confondre optimisme et naïveté. Comment espérer qu'elle puisse s'en sortir si je n'ai rien de mieux à lui proposer que cette vie merdique, après tout ce que mon père a été capable de lui offrir ?
Avec prudence, j'ouvre la porte de la cuisine. Un mauvais pressentiment me noue l'estomac. J'en saisis rapidement l'origine en découvrant ma mère assise sur le sol, en face d'une bouteille cassée. J'aperçois le sang dégouliner sur sa main, puis le long de son bras.
— C'est pas grave, Chupa, me sourit-elle comme si de rien n'était. Juste un petit accident.
— Tu appelles ça « un petit accident » ? m'agacé-je en me précipitant pour l'aider à se relever. Viens, il faut nettoyer ta blessure.
— Arrête de me traiter comme une enfant, ce n'est pas ton rôle !
— Comporte-toi en adulte, dans ce cas !
— Je fais de mon mieux... Ce n'est pas facile, tu sais.
— Sans blague, grincé-je en sortant la trousse de secours. Donne-moi ta main.
Elle s'exécute en détournant les yeux. Au début, je pensais que c'était à cause de la honte qu'elle ressentait, de la culpabilité qui la rongeait ou de la crainte de me décevoir... Mais il n'en est rien. Si ma mère refuse, à chaque fois, de soutenir mon regard, c'est qu'elle est encore ivre et qu'elle redoute ma réaction. Elle me sous-estime beaucoup trop en imaginant que je ne vais pas m'en rendre compte.
Je serre les dents tout en nettoyant sa main. La rancune est toujours là, douloureuse, tenace, prête à bondir ; j'ai de plus en plus de difficulté à la contenir. Mais je me force à rester calme. Péter les plombs ne servirait à rien, à part peut-être envenimer les choses.
— La plaie n'est pas profonde. Je l'ai désinfectée, un bandage suffira.
— J'ai beaucoup de chance d'avoir ma petite infirmière personnelle à la maison, rit-elle en essayant de détendre l'atmosphère et de dédramatiser la situation.
C'en est trop. Je vais exploser. J'inspire profondément pour ne pas laisser s'échapper le venin qui coule dans mes veines. Je ne veux pas que ça arrive. Pas maintenant, pas de cette façon.
Je me dirige vers sa réserve secrète numéro deux – le réservoir des W.-C. – d'où je retire une bouteille dégoulinante. Je la vide dans le vieux bidet avant de lui adresser un regard lourd de reproche, mes bras croisés sous ma poitrine. Là, c'est bien la honte que je vois passer sur son visage. Maintenant, elle sait que je sais. Mais comme toujours, elle donne l'impression que tout est normal, qu'il n'y a aucun problème.
On parle quand même d'une bouteille d'alcool planquée dans le réservoir des toilettes !
Mais non, toujours rien. Pas de remise en question, pas d'explication, pas d'excuses... J'abandonne.
— N'ouvre à personne et repose-toi, m'étranglé-je avant d'attraper mon casque et de m'avancer jusqu'à la porte.
Elle m'interpelle d'une voix nasillarde :
— Où vas-tu ?
— Je sors. J'ai besoin de prendre l'air.
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