𝟐. 𝐏𝐚𝐩𝐚 𝐝𝐞 𝐥'𝐚𝐧𝐧é𝐞
Morgan
Une demi-heure de retard.
Ce n'est pas grand-chose, une demi-heure. À peine le temps de laver ma voiture, de cuisiner quelque chose ou de courir sur cinq petits kilomètres. Vraiment pas de quoi en faire une maladie. Mais ces trente minutes-là sont les pires de toutes. Elles me rongent les intestins comme une armée de rats d'égout affamés. Elles s'écoulent au ralenti, me narguent, me rappellent constamment que je n'ai pas vu mourir uniquement ma femme, il y a cinq ans, mais aussi mon courage et ma dignité. Elles ont le goût amer des regrets et l'odeur infecte de la solitude. Elles m'accablent d'une vérité à laquelle j'essaie, tant bien que mal, de me soustraire depuis tout ce temps. Mais j'en suis incapable pour une seule et même raison : Alexandra. Ma fille avait 11 ans lorsqu'elle a perdu sa maman ; moi, l'amour de ma vie. Depuis, je tente de ramener sur le droit chemin l'unique trésor qui me maintient la tête hors de l'eau, mais force est de constater que je ne m'y prends pas du tout de la bonne façon.
Cela fait trente-six minutes qu'elle aurait dû franchir le seuil de la porte, balancer son sac crasseux sur le divan en cuir blanc, me toiser de ses grands yeux caramel tout en mâchant négligemment son chewing-gum avant de monter au premier pour s'enfermer dans sa chambre, sans un mot. Et moi, à chaque fois, je me contente d'être soulagé de la voir rentrer à la maison au lieu de lui passer un savon. Un bon père la punirait parce qu'elle ne respecte pas les règles. Mais je prouve encore une fois que je ne mérite pas le titre de « papa de l'année ».
En attendant qu'elle rentre, je reste assis à cette énorme table en cèdre hors de prix dont je n'ai jamais vraiment voulu, mais que j'ai achetée pour apporter un peu de chaleur à cet endroit sans âme. Aucune photo ne couvre ni les murs immaculés, ni le grand buffet en bois sombre à côté de l'entrée. Aucun rideau pour adoucir la morsure brûlante des rayons du soleil qui s'engouffrent par-delà les baies vitrées. Aucune corbeille de fruits, aucune décoration. Aucun livre dans la bibliothèque... Le néant. Un vide immense et Moka, le chat de gouttière aux allures de Garfield que j'ai accueilli après l'avoir trouvé le museau coincé dans une boîte de conserve, qui dort sur la chaise juste à côté de moi. Lui, il se fout des considérations temporelles et des règles de la maison. Je l'envie, parfois. Souvent.
Je soupire, m'appuie sur le dossier et bascule ma tête en arrière, trouvant un intérêt particulier au plafonnier en rotin et sa grosse ampoule jaune qui dessine de jolies formes d'ombre et de lumière tout autour de lui. Moka s'installe sur mes genoux, je croise son regard curieux, tellement expressif. Il cherche sa place, tournoie plusieurs fois sur lui-même avant de reprendre sa position initiale et de me fixer de ses billes émeraude.
— Je sais, soufflé-je en caressant son pelage roux, je suis lamentable. Mais que veux-tu que je fasse ?
Au bout de quelques secondes, alors qu'il semblait réfléchir, il se lève pour aller laper un peu d'eau dans sa gamelle. Je le suis en souriant et récupère une bouteille de cognac dans la cuisine.
— Tu as raison, un petit verre, ça ne peut pas faire de mal.
***
Finalement, il y en a eu trois. Trois verres que je n'ai même pas savourés en attendant que ma progéniture daigne faire son apparition. La consigne était pourtant très précise : « Tu rentres immédiatement après les cours. » Clair comme de l'eau de roche. À croire que, comme d'habitude, ces mots sont tombés dans l'oreille d'une sourde. Alors, pendant chaque longue minute qu'ont duré ces trois verres, j'ai ressassé toute la colère qui bouillonne en moi et cherché des raisons à ce bordel sans nom qu'est devenue ma vie (la sienne aussi, par la même occasion). Puis, les raisons se sont transformées en excuses, pour ne pas avoir à faire face à la triste réalité : tout est de ma faute.
Absolument tout...
J'ai été un mari pitoyable et absent. Je suis aussi un piètre père. Sans nul doute que tout aurait été beaucoup plus simple si j'étais mort à la place de Claire. Je me demande souvent ce qu'elle aurait fait dans cette situation. Et je crois qu'au lieu de chercher des excuses à tous nos maux, elle tenterait plutôt de trouver des solutions à nos problèmes.
Le bruit de la serrure me sort de mes pensées. J'observe la poignée s'abaisser lentement, d'un mouvement insignifiant, faisant complètement vriller mes nerfs déjà à vif. Mais je perçois son rire avant même qu'elle n'ouvre la porte. Ce son mélodieux que je n'entends pratiquement plus depuis cinq longues années, sauf peut-être quand elle est au téléphone avec ses amis. Non. Je ne peux pas la laisser gâcher sa vie. Je ne veux plus.
— Raccroche ce téléphone, lui ordonné-je en m'approchant de l'entrée.
Elle s'immobilise en relevant les sourcils, jette un coup d'œil en arrière puis me toise d'un air dédaigneux.
— C'est à moi que tu t'adresses ?
Je serre les poings, les dents, chaque muscle de mon être. Bien sûr, je savais que ce ne serait pas simple. Rien n'est jamais simple, de toute façon. Surtout depuis qu'Alexandra nourrit cette terrible rancune contre moi, cette rage d'avoir été abandonnée au moment où elle avait le plus besoin de soutien.
— Qui d'autre ? Raccroche ce téléphone, il faut qu'on parle.
Une lueur de défi scintille dans ses prunelles, le sarcasme inonde ses lèvres recouvertes d'un rouge très (trop) sombre.
Depuis quand se maquille-t-elle autant ?
— Excuse-moi, je dois te laisser, lance-t-elle à son interlocuteur sans me quitter des yeux. Non, rien de grave ; c'est juste mon père qui vient de se rappeler que j'existe.
La pique se veut blessante, carrément douloureuse. Il n'y a pas à dire, ma fille sait frapper là où ça fait mal. Elle en est même fière. Cela se lit sur son visage encadré de ses longs cheveux auburn et de son énorme frange qui lui mange la moitié du front. Le portrait craché de sa mère enseveli sous un amas de colère et de rancœur. Mais je n'ai pas dit mon dernier mot... Pas encore.
— Qu'y a-t-il de si difficile à comprendre quand je te demande de rentrer tout de suite après les cours ?
— Rien. Mais puisque j'ai pas mis les pieds au lycée...
— Tu te fous de moi ? Et je peux savoir où tu as passé ta journée ?
Ma fille s'octroie un court instant de réflexion, comme pour me rappeler que c'est elle qui mène la danse. Un demi-sourire aux lèvres, elle m'épie des pieds à la tête avant de me répondre effrontément, le menton haut :
— Non.
Elle me tourne le dos, s'apprête à monter dans sa chambre lorsque j'attrape mon téléphone encore posé sur la table. Nos liens sont rompus, c'est évident. J'utilise ma dernière cartouche. Après cette ultime tentative, je serai définitivement à court de munitions.
— Très bien. Puisque tu ne me laisses pas d'autre choix...
Je compose le numéro, prêt à aller jusqu'au bout. Pourtant, j'espère sincèrement ne pas en arriver là, que cela déclenchera un déclic et qu'elle acceptera enfin de renouer le dialogue.
— Notre-Dame de Sion, bonjour, me salue une voix féminine à l'autre bout du fil.
— Oui, bonjour, Morgan Delcroix. J'aurais aimé avoir quelques précisions pour inscrire ma fille dans votre établissement.
— Qu'est-ce que tu fous ?
Bingo.
Alexandra, toujours dans l'escalier, s'est retournée plus vite que son ombre. Je m'écarte quelques instants du combiné que j'ai recouvert de ma paume, avant de lui répondre d'une voix neutre :
— Je t'envoie dans une école privée, catholique et exclusivement féminine. Comme ça, tu n'auras plus ton loser de père sur le dos. C'est bien ce que tu voulais, non ?
Elle fronce les sourcils en se précipitant vers moi et m'arrache le téléphone des mains. Je la laisse faire uniquement parce que c'est un peu la réaction que je cherchais à déclencher chez elle. Je soupire, glisse mes doigts sur mes lèvres.
— Tu veux quoi ? me lance-t-elle, résignée.
— Que tu respectes les règles et que tu ailles en cours. C'est l'année du bac de français, Alex. Tu ne sais même pas ce que tu veux faire de ta vie. Comment pourrais-je t'aider si tu ne me parles jamais de rien ?
— OK pour les règles et les cours, mais je ne veux pas te parler. Je n'ai rien à te dire.
Déjà sur le départ, je sens mon armure d'homme intouchable se fendre brutalement. Si elle a abdiqué si rapidement, c'est parce qu'elle me connaît. Elle sait que, si c'est là ma seule option, je l'enverrai dans cet internat où elle n'aura plus l'occasion de voir ses amis. Ce serait certainement la meilleure solution, mais j'ai encore envie d'y croire. J'espère si fort qu'elle puisse un jour me pardonner...
— Maman ne t'aurait jamais laissé faire ça, m'adresse-t-elle tristement sans même se retourner.
Les fêlures sont trop profondes. Il ne reste plus grand-chose des protections derrière lesquelles je me cache depuis toujours. Les mensonges ont pris beaucoup de place, j'ai moi-même fini par y croire. Je me ressers un cognac pour ne pas m'effondrer, pour qu'il me donne l'impression d'être plus fort, moins brisé.
— Ta mère est morte, Alexandra.
— Ouais, j'suis au courant.
La porte claque, la totalité du liquide ambré se déverse au fond de ma gorge. La rage qui brûle en moi veut m'inciter à balancer mon verre contre le mur, à hurler, à m'arracher les cheveux, le cœur.
Surtout le cœur.
Mais je n'en fais rien. Au lieu de ça, je dépose délicatement l'objet sur la table et m'allonge sur le canapé. Un peu de repos avant d'aller travailler, voilà ce qu'il me faut. J'ai conscience qu'un jour, tout ce que je garde au fond de moi finira par exploser. Mais ce jour-là n'est pas encore arrivé.
Allongé, les mains croisées derrière mon crâne et les yeux rivés au plafond, je réfléchis. Un truc me chiffonne. Pourquoi n'ai-je pas été prévenu de ses absences ? Ne suis-je pas censé être averti par son école ? Visiblement, Alexandra me cache pas mal de choses... Et je compte bien éclaircir chaque zone d'ombre que j'ai laissée s'étendre, depuis trop longtemps, sur sa vie d'ado. Je dois me reprendre en main si je veux la remettre sur le droit chemin.
Le mystère est très vite résolu. Un simple coup de fil à son lycée et je réalise qu'Alex avait inscrit son propre numéro de téléphone à contacter en cas d'absence. Tellement préoccupé par mes propres soucis, je n'avais pas pris conscience qu'elle avait rempli seule son dossier scolaire. Voilà qui est à présent réglé, sans faire de vague et, surtout, en toute discrétion. Mais la culpabilité m'assaille, de plus en plus virulente. Comment ai-je pu laisser tout cela arriver ?
***
La nuit est déjà tombée lorsque j'ouvre les yeux. La fatigue a eu raison de moi. Je ne me suis même pas senti partir. La grande pendule accrochée au mur de la cuisine affiche vingt-deux heures quarante-six.
Eh merde !
Je bondis du canapé, me précipite dans la salle de bains pour me rafraîchir et saute dans des fringues plus adéquates. Je n'imagine pas la tête de Garett si je me pointe au Versus en survêtement ! L'heure tourne, je me dépêche de rassembler mes affaires et m'arrête devant la chambre d'Alexandra.
— J'y vais. Tu m'appelles s'il y a un souci, d'accord ?
Pas de réponse.
Je pose ma main à plat sur la porte fermée. J'ai envie de la pousser, d'entrer dans son monde. J'aimerais qu'elle m'y laisse une place, mais je sais que ça prendra du temps ; notre relation ne s'arrangera peut-être même jamais.
Se pourrait-il qu'il soit trop tard ?
— Je n'y arriverai pas tout seul... murmuré-je avant de m'éloigner et de rejoindre mon meilleur ami au club, ainsi que mes « distractions » du week-end.
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