Le captain

 La passerelle du Hau Maiangi est minuscule, son aspect déstabilisant. Je peine à dégager une organisation cohérente des postes de quart, qui se répartissent en cercle autour d'un espace central occupé par des diagrammes tridi abscons.

Alors là c'est la nav', là ça doit être une radariste... Il y a six fauteuils identiques, dont quatre vides, avec certainement une console pour la mise en œuvre des armes et une autre pour les commandes machine dans le tas, mais à quoi servent les sièges restants ? Le fait de ne pas lire le sylvidre m'oblige à m'appuyer uniquement sur l'image globale des scopes pour me faire mon idée, et autant dire que les représentations visuelles des écrans tactiques de ces foutues plantes ambulantes n'ont rien à voir avec les conventions humaines.
Et puis où ces sorcières rangent-elles leur commandant, là-dedans ?

— Affichez les vaisseaux suspects sur le dôme, ordonne Sérhà.

Elle m'oriente avec doigté pendant que je me demande où se trouve « le dôme » et... Ah. C'est l'enveloppe externe de la passerelle. Du coup, les images s'affichent dans le dos des opératrices. Ce n'est pas du tout ergonomique.

— Alors ?

Je cligne des yeux, un instant perdu. Qu'attend Sérhà de moi ?

Bleu. La passerelle est voilée. À travers les strates vaporeuses, je constate machinalement que la gradée du hangar – Loönya – est revenue. Elle est accompagnée d'une consœur vêtue d'une blouse et chaussée de lunettes de réalité augmentée. Médecin, je devine. Tous les médecins possèdent la même allure, la même attitude suffisante que j'abhorre sans distinction.
Je me crispe.

— Harlock...

Je saigne du nez.
Je vais bien.

Kei.

Kei compte sur moi. Je m'ébroue. Sur le panneau tactique incurvé du dôme s'alignent neuf encarts avec les données d'identification récupérées par les Sylvidres – que, je note, mesdames les fougères ont eu la courtoisie de me traduire en standard. Numéros d'immatriculation, masse au décollage, plans de vol... Tout n'est pas complet et certaines informations sont des falsifications grossières, mais je n'ai pas non plus besoin de connaître l'âge exact du capitaine pour trouver ma cible.

— Celui-ci, je dis.

Sérhà ne discute pas.

— Calculez une route d'interception, ordonne-t-elle.

Une opératrice se penche sur sa console, les graphes affichés se modifient, une route se dessine. Je fronce les sourcils : si cette carte n'était pas légendée avec des hiéroglyphes incompréhensibles, peut-être pourrai-je en dégager une meilleure vue d'ensemble...

— On passe en warp ! reprend Sérhà.

Quoi, déjà ? Bon sang, elles sont plus efficaces que moi avec l'Arcadia !... C'est vrai que leur vaisseau est plus petit, aussi. Et puis leurs moteurs étaient sûrement pré-paramétrés.
Je me concentre pour rester impassible. Inutile de leur monter mon intérêt pour leurs systèmes.

Sérhà échange des ordres brefs avec l'équipe de quart pendant que Loönya et la psyméd me jettent des regards suspicieux. J'essaie de prendre l'air innocent – avec un succès mitigé, si j'en juge la mimique blasée de la psyméd.
Sérhà revient finalement vers moi.

— Assieds-toi, m'intime-t-elle.

Je croise les bras. Elle lève les yeux.

— Idiot.

Mais elle n'insiste pas.

J'adresse un sourire narquois à la psyméd. Je vais bien ! La Sylvidre en blouse me répond d'un reniflement dédaigneux.
Ma tête tourne un peu.

La passerelle bruisse de comptes-rendus chuchotés auxquels je ne comprends goutte. Je cesse rapidement de vouloir en saisir le sens, laisse mon esprit divaguer, et perds la notion du temps.

Accélération... Le warp se mêle au bleu. La passerelle est une île, l'espace est l'océan, le warp est un vortex et ses bras avalent les galaxies. Je surfe sur les vagues de ma conscience, elles m'entraînent et me bousculent, je vois éclore des étoiles, s'effondrer des supernovas, je suis un fétu ballotté dans les vents stellaires. L'astral est merveilleux. Il y a un vaisseau. Il y a deux vaisseaux.

Je suis assis.

La main de la psyméd est plaquée sur ma tempe. Ses doigts pressent sur mon crâne comme des serres. Je cherche à me dégager. Mon corps n'obéit pas.

— Alors vous quand vous partez en hyper-perception, vous générez des illusions astrales englobantes comme ça, pouf ? me lance-t-elle d'un ton faussement badin.

Elle braque sur mes yeux une torche qui ne s'allume pas. Je perçois un léger bourdonnement. Ma rétine picote.

— Il ne devrait pas être capable de faire ça tout seul, mais je pense qu'il s'appuie sur moi, intervient Sérhà. Je ne parviens pas à l'en empêcher.
— Puissance combinée ? Mais il est humain !
— Oui. Ça n'a pas l'air de le gêner.

Non mais je m'accommode très bien de mon humanité, merci. Je fronce le nez tout en louchant sur la pseudo-torche de la psyméd. Qu'est-ce qu'elle fiche avec ce truc, exactement ?

Mon corps ne réagit toujours pas. J'ai l'impression qu'il ne m'appartient plus. J'insiste malgré tout, et je finis par lever un bras avec un soubresaut saccadé.

— Je, euh... c'est passé, j'articule péniblement. Ça va mieux, c'est bon.
— Et il est très têtu, poursuit Sérhà avec un sourire sarcastique.

Elle me toise. Il y a des reflets mouvants dans ses yeux verts, de l'admiration peut-être, de la moquerie sûrement. Elle tient un serre-tête argenté dont les branches sont marbrées de fines nervures, et l'agite pour ponctuer ses propos.

— On va te poser un inhibiteur primaire. Ne le retire pas, je préférerais que tu ne découpes pas mon équipage au flux astral.

Je me renfrogne. Je ne peux pas la laisser insinuer que je tue à l'aveugle sans me défendre un minimum.

— Il n'y a pas d'ennemi ici, je rétorque. Vous n'avez rien à craindre, je contrôle.
— Non, tranche-t-elle. Tu déclenches par saturation, par hasard, mais certainement pas sur demande. Et je ne suis pas certaine que ton subconscient ait bien saisi que nous n'étions pas ennemis.

Eh bien déjà si je n'étais pas immobilisé contre mon gré cela mettrait probablement mon subconscient de meilleure humeur, mais bon... Sérhà n'a pas tout à fait tort.

Elle positionne le serre-tête sur l'arrière de mon crâne. Les embouts hémisphériques viennent appuyer juste au-dessus de mes oreilles ; ils diffusent une curieuse sensation de fraîcheur, comme si de minuscules filaments glacés se frayaient un chemin jusqu'à mon cerveau.

— Ne le retire pas, répète Sérhà.

D'accord. Je suis peut-être psy-imperméable mais je suis capable d'estimer à quel point je patauge dans les machinchoses psychiques ou non, et en l'occurrence ça vient de stopper.

Bleu ? Non, plus de bleu. Il y a comme une barrière. Il faut bien admettre que c'est appréciable.
Bien sûr, j'ai toujours la bouche pâteuse, la langue engourdie, une migraine rampante et l'impression que mes sinus sont remplis d'eau, mais je suppose que je l'ai mérité – c'est le contrecoup du dax. La redescente va être terrible.

Kapene, nous avons une confirmation visuelle de l'identité du cargo. Le numéro d'immatriculation sur la coque correspond bien à un vaisseau nommé « Villambre ».

Sérhà se penche au-dessus de mon épaule pour consulter la console attenante au siège sur lequel j'ai été assis. Oh, c'est sa console ? Elles m'ont installé dans le fauteuil du commandant ?

— Bien, collationne-t-elle. Vous avez un contact radio ?
— Négatif.
— Réessayez. Toutes fréquences.
— Il a accéléré, Kapene. Trajectoire d'évasion. Détection de pré-charge warp, estimation de saut dans quinze minutes.

Le coin de ma bouche se relève en un rictus ironique. Ah ben si ce cargo fait de la traite de Sylvidres, il ne va pas répondre gentiment à un patrouilleur militaire sylvidre, hein... Mais bon, quinze minutes c'est largement suffisant pour l'immobiliser.

Je fais jouer les articulations de mes genoux. Mes muscles ont l'air à nouveau opérationnels.

— Vise ses moteurs, je dis.

Sérhà me jette un regard dépité.

— J'ai le regret de t'annoncer que je ne possède pas la puissance de feu de ton Arcadia. Il va ricaner, si je lui tire dessus avec mes canons d'autodéfense.
— Tu n'as rien d'autre en soute ?
— Quatre torpilles lourdes. Mais je te rappelle qu'on cherche à sauver les prisonnières à l'intérieur, pas à couper leur vaisseau en deux.
— Hmm.

Dans ce cas... Où est la radio, sur ce rafiot ?

Les interfaces exotiques ne ressemblent à rien qui se rapproche d'une console com, mais ma voisine de siège porte une oreillette reliée à un micro. Je l'observe à la dérobée qui tente de convaincre le Villambre de stopper, qui appuie à un endroit bien précis de son pupitre lorsqu'elle émet sur la fréquence... En deux pas, je suis sur elle, je lui emprunte son matériel, je l'imite au geste près.
L'audio du casque fait « bip ». Canal ouvert.

— Villambre, ici le capitaine Harlock. Préparez-vous à être abordés.
— Hey ! proteste Sérhà.

Je ne me démonte pas.

— Ça va les faire paniquer. S'ils paniquent, ils seront plus enclins à commettre des erreurs. Et s'ils pensent que je bluffe, ils se trompent.
— C'est un patrouilleur, pas un foutu croiseur surarmé, hangareka !

Sérhà s'énerve. Je concède que je suis un peu en train de marcher sur ses plates-bandes, mais c'est plus fort que moi.

— Pas besoin d'être surarmé pour un abordage, je rétorque. Tu peux me prêter combien de tes soldates pour former un commando ?

La chape de silence qui tombe sur la passerelle est tellement dense qu'elle étouffe un instant le ronron continu des appareils électroniques. Mes mots me valent un concert d'yeux écarquillés, avec des nuances d'expressions qui s'étalent de la « surprise choquée » (pour Sérhà) à la « panique viscérale » (pour la psyméd). Oui, je parle sérieusement d'aborder un cargo avec un patrouilleur deux fois plus petit, où est le problème ? Elles s'attendaient à quoi, qu'on le piste en espérant qu'il s'essouffle ?

Les lèvres de Sérhà remuent dans le vide.

— Sept, déclare-t-elle finalement. Loönya, tu peux t'en charger ?

La gradée hoche la tête d'un mouvement sec. Ses prunelles sous ses mèches noires brûlent d'un éclat assassin et sa mâchoire est crispée. Elle ne desserre pas les dents.

— Prenez Bob au passage ! je lui lance avant qu'elle ne quitte la passerelle.

Je me retiens in extremis de demander à Sérhà « tu es sûre que tu peux lui faire confiance ? ». C'est son équipage, après tout.

Kapene, alerte détection ! Conduite de tir verrouillée sur nous !
— Éloignez-vous à distance de sécurité !

Ah. Ça bouge du côté du Villambre. Pour autant que j'interprète correctement les graphiques tridi au centre de la passerelle, le cargo a viré de bord et ses sabords sont ouverts. Il panique. Parfait.

Kapene, il tire !

Sérhà garde la tête froide. Et ses réflexes de commandement sont excellents.

— Nous sommes hors de portée, annonce-t-elle aussitôt. Maintenez le cap.

Puis elle me fusille du regard.

— Son autodéfense a davantage d'allonge que la mienne, tu as une autre brillante idée pour que je me rapproche de lui sans qu'il grille mes boucliers ?

Je souris. Elle ne me prendra pas de court.

— Il a des angles morts, je réponds. Je peux avoir une visu panoramique avant et les commandes de barre en manuel ?
— Attends... Tu sous-entends quoi, exactement ?

Je hausse les épaules.

— Je ne sous-entends rien, je te demande la barre. Contre ce genre de cargo, l'atout de ton patrouilleur c'est sa vitesse et sa maniabilité... et j'ai bien l'intention de m'en servir.

Je sens qu'elle se débat entre les modes d'action sylvidres et ma réputation en combat spatial. Je souris encore. Je n'ai rien à prouver dans ce domaine. À elle d'en tirer les bonnes conclusions.

Silence.

Ses yeux sont verts.

— Vas-y, cède-t-elle. Essaie juste de ne pas oublier que tu n'as pas autant de blindage que sur l'Arcadia.

Évidemment.

Brève discussion en sylvidre. Une opératrice se lève, Sérhà me désigne la place. Un double écran affiche une vidéo de l'extérieur, un troisième déroule une visualisation tactique. Les images se brouillent fugitivement lorsque leur habillage se traduit en langue standard.
Je m'installe. Commandes numériques, mais je m'en accommoderai.

— Si c'est possible, basculez le maximum de puissance des boucliers sur l'avant.

C'est possible.

Je vérifie les paramètres de navigation, les compare à ceux du Villambre, évalue les gabarits de tir. L'ordinateur principal du Hau Maiangi confirme ce que j'avais estimé d'instinct : il y a des angles morts. Il m'affirme en revanche qu'ils ne sont pas exploitables, et je n'en crois pas un mot.

Infléchissement de cap, augmentation du régime moteur. Je sais que Sérhà surveille chacun de mes gestes, qu'elle n'hésitera pas à me reprendre la barre si elle considère que je mets son vaisseau en danger, je sais aussi – pour en avoir détruit un certain nombre – que les patrouilleurs sylvidres sont fragiles. Approcher le Villambre sans trop rayer la peinture du Hau Maiangi nécessitera toute ma dextérité et les meilleurs réflexes, mais je ne m'inquiète pas.

— Accrochez-vous à vos sièges ! j'avertis. On risque d'être un peu bousculés !

Accélération. Virage. Esquive. Je me déporte en latéral pour parer une salve, amorce un demi-tonneau pour me faufiler dans le cône minuscule non couvert par l'autodéfense du Villambre. Il y a des filaments glacés qui tambourinent à l'arrière de mon crâne, mais le bleu est loin et le monstre psychique n'a plus prise sur moi.

— Des leurres ! Vous avez des leurres ? Lancez-les !

Freinage, reprise, glissade. L'excitation de la poursuite brûle mes veines. Je me colle à la trajectoire de ma cible, zigzague à sa suite, anticipe ses décrochés et ses variations de vitesse. Je fais corps avec le patrouilleur, avec ses moteurs, avec ses gouvernes, je suis le prédateur et le Villambre est ma proie.

Le Hau Maiangi tremble sur toute sa longueur lorsqu'une salve du Villambre l'érafle.

— Rapport des dégâts ! ordonne Sérhà.

Les dommages sont mineurs. Je m'en désintéresse. Accélération, accélération, accélération. Le dernier sprint est le plus ardu. J'en déguste chaque seconde.
Sur la visu avant, le Villambre envahit tout l'écran. Il ne peut plus m'échapper, à présent.
Virage. Correction de lacet.

— Attention pour impact ! crie une opératrice.

Sérhà broie mon épaule de ses doigts.

— Harlock, siffle-t-elle. Si tu vas jusqu'à l'éperonnage, tu nous condamnes tous !

Je me dégage sèchement. Je sais ce que j'ai à faire. L'éperonnage j'adore ça, je ne le conteste pas, mais je suis capable d'appréhender les limites d'une telle manœuvre. En l'occurrence, je ne m'y risquerai pas avec cette coquille de noix.
Arrondi, correction, alignement. Et...

— Impact ! Impact !

Je renifle avec mépris. Non madame, ça ce n'est pas un impact mais une délicate caresse, parce que moi quand j'impacte, j'éventre la coque adverse. Là le Villambre s'en tire seulement avec de la tôle enfoncée. C'est à peine si quelques plaques du revêtement de coque externe ont sauté. Du pilotage parfait, et je m'y connais.

— Arrimage magnétique ! Maintenant !

Je fais confiance à Sérhà pour sécuriser son vaisseau avec des grappins (ou tout autre dispositif sylvidre équivalent, peu m'importe). Et je n'attends pas qu'elle ait terminé.

Je me lève. Personne ne me retient.

Il me suffit de descendre d'un pont pour trouver un sas de sortie... ainsi que Loönya, flanquée d'une équipe armée de pied en cap. Sept soldates. Plus Bob.
J'adresse un hochement de tête appréciateur à la Sylvidre. Pas bavarde et revêche, mais efficace.
Elle répond « peuh ».

— Harlock ! Ne t'avise pas de monter sur ce cargo sans moi !

Je jette un coup d'œil en arrière : Sérhà vient de débouler de l'ascenseur, hors d'haleine, en train de batailler avec la fermeture d'une combinaison de combat enfilée à la va-vite. À sa vue, Loönya réussit à paraître encore plus renfrognée qu'elle ne l'est déjà. Avoir son commandant dans les pattes lors d'une action de vive force ne l'enchante de toute évidence pas, mais je déduis de son absence de protestation que Sérhà est coutumière du fait – un peu comme moi, à vrai dire.

Au niveau du sas, la paroi fait « clonk », puis un panneau émet un trille de blips. Paré pour déverrouillage.

Je me tourne vers le groupe.

— Okay, j'énonce. Dès que le sas sera ouvert, on fera face à leur première ligne de défense et on sera probablement à un contre deux. L'objectif est de dégager les abords au plus vite, puis de prendre le contrôle des points névralgiques du cargo. Bob, tu en emmènes trois avec toi, vous vous chargez de la salle des machines. Les autres, avec moi. On monte en passerelle.

Aucune Sylvidre ne conteste mon briefing. Bob, lui, lève un sourcil amusé.

— Alors donc, si je récapitule, tu prends la tête d'un commando sylvidre, à partir d'un patrouilleur sylvidre, pour secourir des prisonnières majoritairement sylvidres sur un cargo humain ? Tu ne crois pas que tu pourrais rester en dehors de ça, gamin ?

Absolument pas.
Je me fends de mon meilleur sourire carnassier.

— C'est un abordage, Bob. Les abordages, ce sont des affaires de pirates.

Et je suis un pirate. Capitaine et pirate. Nul ne pourra jamais nier ça.

Je dégaine.

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