Le bouge
Verschlimmbesserung. L'art d'obtenir pire en voulant faire mieux.
Le mot convient bien à ma situation, il faut l'avouer. Voilà des jours que j'ai quitté l'Arcadia, que je remonte méticuleusement la moindre trace, que je questionne quiconque est susceptible de me fournir le plus petit renseignement, avec pour seul résultat que d'aggraver encore davantage les choses à chacune de mes étapes.
Mes espoirs de discrétion se sont évanouis depuis que j'ai décollé du dock orbital de Wild Rock Shelter, juste après avoir raccourci d'une trentaine de centimètres un indic un peu trop gourmand. Les fédéraux ne m'ont pas suivi dans la Bordure Extérieure ; les cartels qui contrôlent ces planètes excentrées incarnent toutefois à merveille l'expression « tomber de Charybde en Scylla ».
J'avais cru pouvoir me fondre dans le décor. Après tout, entre hors-la-loi, ça aurait dû être plus facile, non ?
Mais la rumeur court plus vite que moi.
Je suis seul.
Personne n'est en mesure de localiser l'Arcadia.
Et je m'intéresse aux ferrailleurs, receleurs et autres trafiquants de pièces de vaisseaux.
Les langues s'agitent. La plupart des ragots font preuve de logique (« une avarie »), certains sont farfelus (j'ai entendu un « il l'a démonté et il cherche à le revendre en pièces détachées »), les plus vicieux tapent là où ça fait mal... « Une mutinerie », osent-ils dire. Je ne réponds pas parce que je sais qu'il est inutile de discuter avec ce genre d'imbéciles, mais le poison des médisances gratuites étouffe la peur que j'ai pu leur inspirer.
Je suis seul, je suis donc vulnérable.
— Alors pirate, t'as perdu ton vaisseau ?
Mes doigts se crispent sur mon verre.
Je ne relève pas les yeux. Je ne suis pas encore relégué au rang d'épave, mais si j'en juge les railleries cela ne tardera plus.
Les réputations se font et se défont dans les tripots glauques accolés aux astroports.
N'y réponds pas.
— Ha ! Y'a pas que son vaisseau qu'il a perdu, on dirait !
Les reflets de l'alcool au fond du verre miroitent comme du carburant pour glisseur.
Je n'aurais pas dû revenir ici ce soir.
— En tout cas t'es à la bonne adresse pour te consoler, pirate ! Profite bien de ta nuit !
Je n'aurais pas dû.
Les rires gras se fondent dans le brouhaha ambiant.
Mon verre miroite.
Les silhouettes se brouillent.
Autour des tables réparties sur trois demi-étages, des serveurs beaucoup trop jeunes se faufilent avec des plateaux chargés de consommations chamarrées. Plus loin, enfermée à l'intérieur d'une boîte transparente, une danseuse se déhanche au son d'une musique lascive qu'elle est seule à entendre.
Je connais ces endroits. Je connais leurs méthodes, leurs brumisateurs euphorisants et leurs cocktails « spéciaux ». Ce qui circule dans l'air et dans les verres rend les clients captifs sans même qu'ils s'en aperçoivent. Je le sais et je ne me laisserai pas prendre.
Mais je suis revenu. Parce que j'ai besoin d'infos. Parce que la journée a été infructueuse. Parce qu'il me fallait un verre.
Parce qu'il n'y avait rien d'autre.
Les établissements honnêtes de la ville haute ne sont pas pour moi. Les gargotes minuscules qui pullulent d'ordinaire dans les bas-fonds sont introuvables. Ne restent que trois ou quatre bars, tous contrôlés par la même mafia. Tous rabattent vers ici, vers les spectacles de strip-tease, les « hôtes et hôtesses », les prestations tarifées et les drogues en vente libre.
Je suis venu hier. Je suis revenu aujourd'hui.
Je n'aurais pas dû.
Les remontrances de ma conscience se noient dans la torpeur de l'alcool. Ma bouteille est déjà à moitié vide. Je ne me souviens plus m'être resservi. Sûrement.
Je perçois d'autres rires. Ils me sont peut-être destinés.
Mon verre est vide, mon verre est plein, le niveau de la bouteille baisse. Ce n'est pas ainsi que je progresserai dans mes recherches.
— À la santé de la flibuste et des pirates ! crie quelqu'un.
Des rires, encore. Sensation d'être à la fois invisible et au centre de l'attention. Les tables voisines sont à portée d'oreilles et en même temps inaccessibles, et leurs occupants prennent grand soin de se positionner de façon à ne pas croiser mon regard.
Il m'est impossible de me fondre dans la masse des buveurs anonymes, impossible d'aborder quiconque et de surmonter la chape d'ostracisme qui m'enserre. Qu'ils aient peur de moi ou du parrain local, qu'ils me méprisent ou qu'ils aient reçu des consignes, les lèvres sont scellées et les expressions fuyantes. Où donc trouverai-je des réponses ?
— Hé, toi. Amène-moi sa p'tite sœur.
Je pointe du doigt la bouteille devant moi tout en saisissant le poignet de la serveuse qui frôle ma table. Puis je lève les yeux. Et je rencontre les siens.
Ce n'est pas une serveuse. Le tatouage en triangle allongé qui épouse sa mâchoire inférieure empêche toute confusion avec une employée lambda. Les organisations mafieuses de la Bordure marquent ainsi ceux qui ont une dette envers elles – de l'argent en général, une somme impossible à rembourser en toute une vie le plus souvent.
Ce n'est pas une serveuse, parce que le job n'est pas assez rentable pour les créanciers des cartels. Le terme officiel est « hôtesse ». Les plus lettrés parlent d'hétaïres. Les clients viennent simplement aux putes.
Plus jeune j'avais mené quelques raids dans le coin pour libérer une poignée de malheureux de ce qui n'est rien de plus que de l'esclavage déguisé. Une estocade insignifiante dans un business florissant. Il aurait fallu que je m'y consacre à plein temps, mais les guerres spatiales incessantes m'ont conduit vers d'autres priorités.
Les guerres.
Les Sylvidres.
Ce n'est pas une serveuse. Ce n'est pas une humaine non plus.
C'est une Sylvidre, et je la connais.
— Sérhà ?
Ses yeux sont verts et ses cheveux sont courts, sa robe aussi est courte et ses courbes me rappellent une aventure commune. Il y avait eu un arbre. Le lac et l'arbre.
Elle a un mouvement de recul qui m'entraîne et je me retrouve debout face à elle. Mes doigts se sont crispés sur son bras.
— Lâche-moi, pirate ! crache-t-elle.
L'échange est bref, sec et teinté d'animosité. Il étouffe les conversations quelques secondes, avant que les habitués ne retournent à leur verre et leurs affaires. La musique en toile de fond ne s'est même pas arrêtée. Des incartades comme celles-ci sont fréquentes, à n'en pas douter – ce bouge doit voir à la pelle ivrognes trop entreprenants ou cow-boys prétentieux.
Je desserre ma prise et esquisse un geste embarrassé. Je ne sais trop dans quelle catégorie me classer.
— Oh, pirate ! Si tu veux toucher, faut payer !
Le service de sécurité est efficace. Peut-être me surveillaient-ils avec plus d'attention qu'un client ordinaire. Peut-être prennent-ils simplement soin de leur cheptel.
Ils sont trois, des caricatures de sbires tout droit sortis d'un mauvais polar, deux gros bras au faciès de brute et leur chef, un gringalet à la bouche tordue d'une grimace de sadisme. Les clients s'écartent à leur passage, s'effacent sur leur chaise, les plus peureux s'éclipsent. Je me raidis sur mes appuis tandis que ma main se place par réflexe au-dessus de la crosse de mon cosmodragon. Si je dégaine je ne serai pas à mon avantage, mais s'ils m'y obligent je n'hésiterai pas.
— Faut payer, répète le petit maigre. T'es pas en libre service, ici.
Le ton arrogant, les postures agressives réveillent en moi des atavismes primitifs. Nous sommes deux coqs qui nous disputons une femelle, je suis le solitaire qui s'attaque au chef de harde. Je suis plus grand que lui et ses reîtres ne m'impressionnent pas.
— Cette salope m'a provoqué ! je siffle.
Les yeux de Sérhà s'étrécissent. Qu'importe ce qu'elle pense, qu'importe que mes réactions soient exacerbées par l'alcool et le reste, je toise le chefaillon avec hargne. Je passais déjà une mauvaise journée, qui est-il pour venir la gâcher davantage ?
— Faut payer, se contente-t-il de répondre.
Son rictus suffisant est insupportable. Il cristallise à lui seul mes frustrations et mes échecs, il nourrit ma colère et il emplit l'espace. Je ne peux laisser passer l'affront.
Je serre le poing et il fait un signe à ses gorilles, ils me ceinturent, je me dégage. Bas les pattes, je ne suis pas n'importe qui. Et je ne me ferai pas jeter à la rue comme un malpropre.
Mouvements. Des ombres se déplacent, d'autres sont moins subtils. Des holsters sont dévoilés, l'éclat d'un néon se réverbère sur le canon d'une arme. Je serai mitraillé si je choisis la violence.
Je redresse le menton. Maudits charognards, je ne vous crains pas. Faut payer ? Très bien !
— Deux cents crédits pour lui apprendre le respect !
Le silence s'abat dans la salle et j'ai droit à présent à toute l'attention qui m'est due. Tandis que ma colère retombe et que je prends conscience que je viens de dire une connerie, je surprends çà et là des haussements de sourcils sceptiques. Oh, ils croient que je bluffe ? Bande d'imbéciles.
Je pince les lèvres. Je me suis avancé trop loin pour reculer.
Le claquement de l'étui métallique sur la table résonne comme une déflagration.
J'ouvre la boîte d'une pichenette. Elle contient des cristaux de navigation. Cinq. Au cours actuel du trinium, le compte est bon. Je le sais, le petit chef le sait. Et refuser une telle somme serait idiot.
Il ne tergiverse pas longtemps.
L'étui disparaît dans une poche, puis Sérhà est agrippée par l'épaule et poussée dans mes bras.
— Elle est à toi, pirate. Amuse-toi bien !
Les ricanements me poursuivent alors que je suis escorté vers l'étage, ils tintent toujours dans mes oreilles tandis que je suis invité d'une révérence moqueuse à entrer dans une chambre. L'ameublement est spartiate, fonctionnel, il trahit un usage régulier : un lit double, une couverture élimée, des draps imprimés délavés, des oreillers qui ont depuis longtemps perdu tout moelleux. Le lavabo dans le coin est piqueté de traces jaunâtres suspectes. La fenêtre est obstruée par des planches de contreplaqué clouées de guingois.
La porte se referme dans mon dos. Immédiatement après, un frottement suivi d'un « cloc » ténu m'avertit de la présence d'une trappe de surveillance. Ouverte. Je me retourne : la partie supérieure du battant est ornée d'un miroir solidement fixé. Et sans tain, j'en suis persuadé. Quelqu'un est en train de se rincer l'œil.
Je songe à utiliser mon majeur dressé pour signaler au voyeur indélicat tout ce que je pense de ses méthodes, mais des bribes de bon sens me retiennent. La surveillance est incluse dans le package. J'ai payé. Il faut maintenant que je fasse ce qu'ils attendent de moi, il faut les convaincre que je suis là pour prendre du bon temps et non pas pour... Je fixe Sérhà. Elle reste muette, le visage fermé, les yeux noirs de reproches. Instant fugace d'immobilité. Pourquoi suis-je là ?
Je cille. « Deux cents crédits pour lui apprendre le respect ! » Un frisson me hérisse le poil. Je la plaque contre le mur et approche mon visage du sien, elle résiste mais je possède davantage de force brute qu'elle.
Je me suis avancé trop loin. Il faut que je fasse ce qu'ils attendent, il faut être assez crédible pour qu'ils cessent de nous épier à travers ce foutu miroir sans tain. Il faut qu'ils partent satisfaits, qu'ils rendent compte à leur patron que je ne manigance rien, que je réponds juste à une pulsion charnelle et que je n'ai pas l'intention de jouer les chevaliers blancs. Il le faut.
— T'es bourré, grogne Sérhà.
— Tais-toi !
Elle est allongée sur le lit, mon ventre se presse contre elle, ma main se glisse entre ses cuisses et l'autre saisit un de ses seins. Le gémissement qui s'échappe de ses lèvres est-il simulé ? Incontrôlé ?
Elle se cambre et mon bassin accompagne le mouvement de ses hanches, elle halète et nos respirations se calent à l'unisson. J'ai l'impression horrible que ma volonté m'échappe, que mon corps prend le pas sur mon esprit, je me sens au bord d'un abîme avec l'envie d'y sauter avec plaisir.
Sérhà me fixe. Ses iris sombres ont des reflets d'émeraude.
Puis elle me griffe la joue jusqu'au sang.
— Il est parti, dit-elle. Arrête.
La douleur est insignifiante, mais mes émotions sont faussées. Et mon corps tient à terminer ce qu'il a commencé.
— Arrête !
Le cri m'électrise. Parce qu'il a des accents de détresse. Parce qu'il appelle au secours. Parce qu'il transpire la terreur et parce que c'est moi qui l'inspire.
Parce que je... Nom de dieu.
Je me rejette en arrière, le souffle court, la conscience soudain dégrisée. Du elender Schweinehund, qu'est-ce que j'étais en train de faire ?
Elle se recroqueville sur le lit, replie ses genoux sur sa poitrine. Ses yeux luisent de larmes, de peur, de désespoir. Depuis combien de temps est-elle retenue dans ce cloaque ?
— Dis-moi que ce n'était pas ton intention première, souffle-t-elle. Dis-moi que tu n'es pas comme tous les autres.
Depuis combien de temps...? Je n'ose pas poser la question. Elle porte un collier de contention pour brider ses capacités psy, un bracelet électronique qui dissimule certainement un traceur de position. Je remarque seulement maintenant les hématomes qui constellent ses bras, mal camouflés par du fond de teint bon marché.
— Dis-le-moi, insiste-t-elle.
Sa voix se brise. J'ignore comment elle s'est échouée ici, j'ignore pourquoi, et je refuse de savoir combien de salopards ont déjà payé pour l'avoir... comme je viens de le faire.
Le dégoût me submerge. J'ai failli... J'ai failli... Tu as failli la violer, espèce de criminel ! Admets-le en face ! Pourrai-je me le pardonner ?
Pourra-t-elle me pardonner ?
Bien sûr je peux toujours incriminer l'alcool, rejeter la faute sur les drogues inhalées, ou alors je peux prétendre que tout était maîtrisé de bout en bout. Il y a une part de vérité dans ces assertions, évidemment. Mais une part seulement.
Je me force à soutenir son regard. Ses yeux sont verts. Verts et éteints.
— Je suis désolé.
Ça ne change pas grand-chose. Au moins mérite-t-elle que je ne me cherche pas d'excuses.
Elle paraît se satisfaire de la réponse, s'étire, affecte la désinvolture.
Ses yeux sont verts et ils reflètent l'angoisse.
— Et maintenant ? demande-t-elle.
Je n'étais pas là pour elle, elle l'a sûrement compris. Je suis venu pour l'Arcadia, pour des pièces mécaniques de haute technologie, je suis venu pour négocier des rechanges introuvables et des compétences en réparation hors de prix. Je suis venu parce que Kei a disparu.
Si j'inclus Sérhà dans l'équation, je risque d'emmêler encore davantage cet imbroglio de fausses pistes et de déconvenues. Sans compter que je vais me mettre le cartel qui l'emploie à dos, ce qui n'est pas forcément une bonne idée vu ma situation précaire.
Le plus simple serait de revenir la chercher avec l'Arcadia. Une puissance de feu conséquente, la menace d'un bombardement orbital, voilà des arguments que les mafieux comprennent !
Sérhà me dévisage. Elle réajuste d'un geste machinal la bretelle de sa robe. L'attache qui maintient la bande de tissu au bustier est arrachée. Ses yeux sont verts.
Ses traits sont tirés.
Cet endroit la consume.
Je me suis avancé trop loin pour reculer.
Et maintenant ?
Je me suis avancé trop loin.
— Je vais te sortir de là.
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